Chapitre III. Le dire de l’instant catastrophique

C’est seulement quand se produit cet instant qu’une autre mémoire[…] s’éveille et découvre un temps que les horloges et les calendriers ne comptent pas ;[…]un temps sans heures ni années, sans passé ni futur, sans nom parce que la mémoire s’est forcée à ne pas le légitimer ; il ne dispose que d’un hier cicatrisé dont l’insensibilité même permet de mesurer la profondeur de la blessure
Juan BENET 2056

En définitive, lorsque Simon nous dit que « l’Histoire se manifeste (s’accomplit) par l’accumulation de faits insignifiants, sinon dérisoires 2057  », il touche donc à un point essentiel de la littérature des camps, et plus généralement de la littérature de la catastrophe moderne, contrainte à ne plus pouvoir dire que l’instant. Comme dans les carnets de la Tante Marie de L’Herbe, qui collationnent « les menus événements (et même pas événements : faits, incidents, – et même pas incidents : le quotidien, le tout-venant – et même pas menus : minuscules, insignifiants) », les seuls qui peuvent faire l’objet d’un récit sont ceux du présent le plus immédiat. Ce sont eux, les véritables événements de ce monde dévasté, ces «immémoriales contraintes » de la vie que sont « faim, maladie, vêture 2058  ».

Tel est bien ce que "raconte" le roman du monde "lazaréen", où « tout est dispersé, pulvérisé, [où] les journées ont un aspect provisoire, inachevé 2059  ». Comment donc dire l’expérience concentrationnaire ? Cette question est de la même veine que celle qui s’est posée à certains peintres (Munch, Bacon) : comment, avec des moyens picturaux représenter le cri 2060 ? De la même façon, les écrivains s’interrogent : comment dire le cri, qui est, lui aussi, de l’instant 2061  ? Les écrits concentrationnaires cherchent à communiquer un tel immédiat, où chaque instant est un événement du simple fait qu’on lui survit jusqu’à l’instant suivant 2062 .

Alors ils vont dire cette immédiateté en opérant une réduction de l’événement historique singulier et incommensurable des camps à l’instant présent. L’être s’y trouve diminué, littéralement, ramené à cet instant toujours renouvelé où se joue sa survie. Et c’est pourquoi cet instant est aussi concentration, d’une densité extrême et en même temps vécu avec le détachement que fait naître le sentiment de la radicale "impossibilité" d’un tel quotidien 2063 . L’événement historique des camps est ainsi éclaté en une poussière d’événements tels que chacun contient l’expérience de la catastrophe tout entière. Le monde et le temps sont rétrécis (y compris au sens physique) aux dimensions de l’instant, qui à son tour s’en trouve dilaté d’autant : « Le récit s’interrompt à chaque instant, la conscience s’infiltre dans l’anecdote, l’épaissit, et cet instant du camp devient terriblement lourd, se charge de sens », écrit Perec 2064 .

Benjamin s’est attaché à comprendre cet éclatement du temps dans la catastrophe moderne. Partant de la nécessité de repenser « l’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire », l’auteur des Thèses sur la philosophie de l’histoire affirme que la catastrophe est inhérente à ce "progrès", qu’elle « fait éclater le continu de l’histoire ». En arrachant l’humanité à sa « marche à travers un temps homogène et vide », elle brise le temps « ligne droite » ou « spirale » : « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent à "aller ainsi", voilà la catastrophe. Ce n’est pas ce qui va advenir, mais l’état de choses donné à chaque instant 2065  ». La catastrophe n’est donc pas un simple moment de l’histoire, une période où les chose n’iraient pas, momentanément, dans l’ordre du progrès, « elle est, littéralement, cet abîme sans fond dans lequel sombrent la vie civilisée, l’existence bourgeoise, le temps normalisé, etc. Elle ne fait pas parenthèse, n’est pas une embardée mais un moment où surgit l’éclat intense d’une vérité imprononçable 2066  ». La catastrophe n’est pas un accident, les camps ne sont pas un de ces moments où la marche du Progrès se trompe, passagèrement, de voie, c’est la part maudite de la civilisation. C’est définitivement que le chêne de Goethe est planté au cœur du camp de Buchenwald.

L’événement catastrophique désintègre les catégories temporelles. La catastrophe s’éprouve bel et bien dans le présent, non comme simple conséquence du Progrès, mais comme constituant son essence même, « elle est là, ce "déjà-là" du présent sinistré et non point la promesse inversée de ce qui nous menace si… 2067  ».

Les romans d’anticipation (Nous autres de Zamiatine, Le meilleur des mondes d’Huxley, 1984 d’Orwell) ont-ils été capables de l’annoncer comme un terrible futur ? Aucunement, car ce serait contredire cette propriété de la catastrophe « d’introduire le chaos dans les codes du temps déplié ». Nul ne saurait en avoir ni intuition ni prémonition. Elle est bien davantage appréhendée et saisie par ces romans où elle surgit au présent, comme La métamorphose de Kafka. Car ils en sont et s’en font les contemporains. Ils sont, écrit encore Brossat, les « grands témoins et narrateurs de la condition catastrophée de l’homme moderne » : « La littérature est là pour nous rappeler, contre les lourdeurs de l’historicisme, que la catastrophe est actuelle bien avant d’être "consommée" et exposée à son stade "terminal"[…] ; qu’elle est là, en somme, dès qu’elle trouve son premier texte 2068  ».

Il n’est donc possible de parler de la catastrophe moderne qu’en en étant contemporain. Ecrire après Auschwitz, après les camps ? Ce sera bien plus justement écrire avec les camps. Et il n’y a plus alors à opposer la forme chronologique, continue, d’Être sans destin et celle, éclatée, discontinue, du Monde de pierre ou des Récits de Kolyma, dès lors que toutes deux parviennent, avec leurs moyens propres, à dire ces instants-événements d’une extrême densité et à l’exceptionnelle présence.

Kertesz, Chalamov, Borowski, Pahor, Semprun…, tous disent en effet la perte du temps cumulatif dans le monde concentrationnaire, où sont volés passé et avenir. Où il n’y a plus que du présent, avec sa radicale incertitude, où ne subsistent que ces instants sans cohérence entre eux, ces instants comme des frémissements de survie. Dire ces frémissements, c’est accepter que cette "histoire" qui est racontée, que cette écriture soient une "non-maîtrise du réel", tout en étant au plus près de lui. C’est le moyen de "recréer" l’événement historique, qui fut « invivable », dans le présent de l’écriture. L’événement y garde toute son actualité brûlante, le texte y est une sorte de pliage où passé "indicible" et présent du dire se rencontrent.

Quelle structure est ici mise en place ? Simon commente ainsi un passage de Henri Brulard où Stendhal décrit le passage du Saint-Bernard par les troupes napoléoniennes :

‘« Soudain, tandis qu’il écrit, il se rend compte qu’il est en train de décrire non pas ce qu’il a vécu mais, dit-il, une gravure représentant cet événement, gravure qu’il a vue 5 ou 6 ans après et qui (ce sont les termes qu’il emploie) a, depuis, pris la place de la réalité. Mais si Stendhal avait été au bout de sa réflexion, il se serait aperçu qu’il ne produisait ni la gravure ni l’événement lui-même, mais produisait un événement encore plus différent de la "réalité" qu’en était elle-même la gravure et qui, dans le moment où il écrivait, c’est-à-dire au présent de son écriture, "prenait la place" et de la gravure, et de l’événement 2069  ». ’

Ce n’est plus le temps de la représentation narrative, impossible, mais celui de la présentation : « non plus démontrer donc, mais montrer, non plus reproduire mais produire, non plus exprimer mais découvrir ». Le présent qui fut vécu se plisse et se glisse dans le présent de l’écriture :« Il n’y a pas quelque chose qui s’est passé et qu’on écrit ensuite : il n’y a jamais que l’écriture de ce qui se passe au présent de l’écriture 2070  ».

Ce va-et-vient entre présent et passé 2071 est particulièrement mis en valeur, dans le cas des camps, par l’écrivain serbe Alexandre Tisma. Lamian, le personnage central du Kapo, roman qui se passe dans les années 1970-1980, est fréquemment saisi d’un froid mortel, qui fait irrésistiblement revenir le camp d’Auschwitz où il fut kapo : « exactement comme le jour où il avait retiré son chandail à un mort pour se vêtir plus chaudement et que le caporal Sommer l’avait arrosé d’un seau d’eau en lui ordonnant de rester au garde-à-vous sur l’Appelplatz jusqu’au soir. Comme alors, il avait l’impression que le froid allait le déchiqueter s’il demeurait planté là, qu’il allait se désagréger dans le vide 2072  ».

C’est pourquoi le témoignage brut ne suffit pas à traduire cet éclatement de l’Histoire où passé et futur se dissolvent dans le présent. Le passé ? Il est supprimé à plus d’un titre : d’abord parce que tous ses vestiges en furent retirés aux concentrationnaires, ensuite parce qu’il leur a fallu l’oublier pour éviter de rajouter la souffrance supplémentaire du souvenir à un présent invivable. Enfin, dans le cas des juifs, parce que les nazis ont voulu supprimer jusqu’à leur ascendance, les « assassiner sans reste et sans mémoire 2073  ». L’avenir ? Dans le camp lui-même il n’existe pas, ou se limite à la tentative de parvenir vivant à l’instant suivant. Et pour après ? L’avenir est tout aussi barré : le camp revient sans cesse, comme une obsession, dans les rêves, dans le moindre menu événement, dans le moindre flocon de neige 2074 . Le survivant ne quitte pas le camp 2075 .

L’événement catastrophique est ainsi fragmenté à tout point de vue. Lorsqu’il est vécu : « et toi collé aplati contre ou plutôt incrusté dans ce mur et réduit à un état où tu n’étais plus un homme capable je ne dis pas de comprendre mais tout au moins de voir ce qui se passait : seulement quelque chose de fluide, translucide et sans consistance réelle, comme nous le sommes d’ailleurs tous plus ou moins dans le présent ». Lorsqu’il est raconté : « entre le lire dans les livres ou le voir artistiquement représenté dans les musées et le toucher et recevoir les éclaboussures c’est la même différence qui existe entre voir écrit le mot obus et se retrouver d’un instant à l’autre couché cramponné à la terre […], ce qui fait qu’il n’est pas plus possible de raconter ce genre de choses qu’il n’est possible de les éprouver après coup 2076  ». Comme pour le personnage de Tisma, la mémoire est plissement, tension d’un passé qui ressurgit dans le présent en train d’être vécu.

Alors parler d’un événement historique, parler des camps, après eux, ce ne peut être qu’en parler avec eux, pour une conscience actuelle, en parler au présent. Benjamin écrit qu’ « il faut conserver l’image du passé[…] comme une image qui fulgure dans l’instant actuel, dans le "maintenant" de la possibilité de la connaissance 2077  ». Tel serait le nouveau champ de l’événement dans la fiction : dans cette présentation telle que la définit Simon. Tout se passe dans le présent de l’écriture. Et cette nouvelle vie ouverte dans le présent de l’écriture parvient parfois à être d’autant plus riche d’être passée par tous les désastres : « Par un curieux renversement, ce monde usé par le désastre apparaît finalement plus riche que toutes les formes qu’il détruit. La mort y règne partout ; mais elle ne peut empêcher une autre puissance – qu’il faut bien appeler la vie – d’avoir le dernier mot 2078  ». Ce monde dans lequel nous vivons, qui est celui du désastre, de la catastrophe, est un monde profus, multiple, éclaté, dont il n’est plus possible de donner une vision globale et globalisante.

Notes
2056.

Tu reviendras à Région[1967], trad. de l’espagnol par C. Murcia, Minuit, 1989, pp. 127-128.

2057.

Les Géorgiques, p. 304.

2058.

L’herbe, p. 87.

2059.

Pour un romanesque lazaréen, Op. Cit., p. 83.

2060.

Munch a répondu en faisant vibrer l’espace du tableau, Bacon en cherchant à peindre, dit Deleuze, « les forces qui suscitent » le cri (Francis Bacon. Logique de la sensation, Op. Cit., p. 41).

2061.

Le verbe concentrationnaire est bien souvent réduit au seul cri : « Le cri inconscient qui s’élevait de la foule était un cri de faim en même temps que de bonheur [car on entend le bruit des canons, signe de la libération, qui se rapproche], de terreur concentrée, d’hosanna irréfléchi, c’était le cri de la bête qui n’a pas encore de mots et le hurlement de l’homme qui lutte encore pour dominer sa bestialité » (Pèlerin parmi les ombres, Op. Cit., p. 199). Voir aussi la description que fait Herling des nuits dans les chambrées du Goulag : « Quelqu’un se mettait à hurler de toutes ses forces(…). Les murmures confus et ensommeillés se transformaient en un lamento continu qui constituaient un fond sonore pour les cris s’enflant en un crescendo strident » (Un monde à part, Op. Cit., p. 188).

2062.

La vie du déporté « se confond avec l’effort qu’il fait pour ne pas mourir » (Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », Op. Cit., p. 183).

2063.

Blanchot écrit : « Camps de concentration, camps d’anéantissement, figures où l’invisible s’est à jamais rendu visible » (L’écriture du désastre, Op. Cit., p. 129). 

2064.

« Robert Antelme ou la vérité de la littérature », Op. Cit., p. 179. On peut parler de « moments à la fois pleins et vides », selon l’expression de Dominique Rabaté à propos de Flaubert : ils sont vides parce qu’il devient presque impossible de les intégrer dans une vision globalisante du monde – et pleins parce qu’en eux se concentre l’intensité d’une expérience qui autrement resterait à jamais indicible (voir « L’épiphanie romanesque : Flaubert, Joyce, Tabucchi », in L’instant romanesque, Op. Cit., pp. 53-68).

2065.

Thèses…, Op. Cit., p. 285 ; « Fragments sur Baudelaire », Op. Cit., p. 242.

2066.

Brossat, L’épreuve du désastre, Op. Cit., p. 247.

2067.

Ibid., p. 237.

2068.

Ibid., pp. 239-240. Et Brossat de citer « Wells (L’île du docteur Moreau), Mirbeau (Le jardin des supplices), Stevenson (Docteur Jekyll et Mister Hyde), Poe, Conrad (Au cœur des ténèbres), Kafka et bien d’autres, [qui] sont, à rigoureusement parler, les contemporains et les témoins littéraires d’Auschwitz, de la Kolyma et de tant d’autre scènes catastrophiques… ».

2069.

Entretiens avec J.P. Goux et A. Poirson, cité par Janssens, Claude Simon, Op. Cit., p. 143.

2070.

Claude SIMON, Discours de Stockholm, Minuit, 1986, p. 29. Entretiens avec J.P. Goux et A. Poirson, Op. Cit.. Janssens commente : «Le présent qui resurgit vient se plisser dans le présent que l’on est en train de vivre » (Op. Cit., pp. 140-141).

2071.

Que Gilles Deleuze exprime ainsi : « l’événement pour lui-même et dans son impassibilité, son impénétrabilité, n’a pas de présent mais recule et avance en deux sens à la fois, perpétuel objet d’une double question : qu’est-ce qui va se passer ? qu’est-ce qui vient de se passer ?[…] L’événement pur est conte et nouvelle, jamais actualité » (Logique du sens, Op. Cit., p. 79).

2072.

Alexandre TISMA, Le Kapo[1987], trad. du serbo-croate par M. Stevanov, éd. de Fallois/L’Âge d’Homme, 1989, pp. 96-98 (Lamian, juif baptisé par ses parents pour lui permettre d’éviter les persécutions oustachis, est néanmoins arrêté. Il passe par le camp de Jasenovac, en Yougoslavie, avant d’arriver à Auschwitz). Progressivement, ce froid qui l’envahit devient métaphorique de sa culpabilité de kapo qui rêve de se confier au vieux juif Nahmias : « s’il était vivant, je pourrais m’arracher à cet envoûtement glacé, je pourrais me traîner jusqu’à lui[…] ; je me jetterais à ses pieds et je ferais sourdre de ces lèvres qui s’entrechoquent le froid qui m’envahit et ma solitude, mes souffrances et mon avilissement ».

2073.

Hanna ARENDT, « On ne prononcera pas le kaddish »[1942], citée par Didi-Huberman, Images malgré tout, Op. Cit., p. 34. Le dernier des justes d’André Schwartz-Bart[1958] tourne notamment autour de ce thème, montrant comment le nazisme a voulu faire disparaître toute trace de présence juive en Europe Centrale. A cette volonté d’extermination complète Kertesz oppose une admirable réponse. Son Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas prononce la prière des morts pour un enfant juif sans existence. Kertesz donne ainsi à cet enfant une présence d’autant plus forte et indestructible qu’elle est fictive. Didi-Huberman écrit : « les nazis ont sans doute cru rendre les juifs invisibles, et rendre invisible leur destruction même » (Ibid.). Or Kertesz a su rendre visible cet enfant juif, emblématique, « qui ne naîtra pas ».

2074.

L’expression de cette difficulté d’une vie "normale", après, est sans doute la partie la plus réussie du Choix de Sophie de Styron. Le non de Klara, remarquable roman de Soazig AARON, traite du même thème. Klara, de retour d’Auschwitz, refuse de revoir son enfant et part finalement pour les Etats-Unis (Maurice Nadeau, 2002).

2075.

Le bourreau non plus parfois, nous disent La danse de Gengis Kohn de Gary et Le kapo de Tisma. Jean Améry écrit que le malfaiteur est « cloué à son méfait » : « l’homme moral exige que le temps soit aboli », que le forfait reste présent (Par-delà le crime et le châtiment, Op. Cit., p. 156). C’est aussi la position radicale de Jankélévitch (voir Le pardon[1971], in L’imprescriptible, Folio Essais, 1996).

2076.

Simon, Histoire, Op. Cit., pp. 173 et 152.

2077.

Zentralpark, Op. Cit., p. 240. Rainer ROCHLITZ commente ainsi la réflexion de Benjamin : L’histoire ne s’intéresse plus au passé en tant que « point fixe dont nous nous rapprochons par nos recherches », mais « l’objet historique est un événement actuel, tout comme le rêve que nous nous efforçons de reconstituer le matin.[…]Et le moment de l’écriture est le maintenant de la possibilité de la connaissance » (« Walter Benjamin : une dialectique de l’image », revue Critique, n° 431, avril 1983, p. 294).

2078.

C. SIMON, Entretien, Les Temps Modernes, n° 178, 1961, p. 1034 (cité par P. Janssens, op. cit., p. 32).