Chapitre IV. De la déshumanisation au témoignage. Quelle place pour la fiction ?

Les faits ne parlent pas d’eux-mêmes ; c’est une erreur de le croire.[…] La littérature concentrationnaire a, la plupart du temps, commis cette erreur. Cédant à la tentation naturaliste caractéristique du roman historico-social, elle a entassé les faits, elle a multiplié les descriptions exhaustives d’épisodes dont elle pensait qu’ils étaient intrinsèquement significatifs
Georges PEREC 2079

Il y a là une position sans doute inédite de l’individu, qui s’appelle déshumanisation 2080 . Elle a deux caractéristiques centrales : d’une part, il s’agit, dans le droit fil d’un darwinisme perverti, d’une animalisation de l’homme, dont l’extrême va être le « devenir-animal » auquel on a contraint le concentrationnaire. D’autre part l’homme est réduit à ce qui lui arrive à l’instant où cela lui arrive, sans qu’aucune histoire, aucune narration lui permettent de se construire un avenir, sans non plus qu’une solidarité soit guère possible.

J’éclairerai le premier point (l’animalisation) en opposant, avec Brossat, Madame Bovary et La métamorphose. Dans le roman de Flaubert, l’héroïne fait l’apprentissage progressif du malheur. Emma rêve d’un « devenir-autre », puis s’essaie à celui-ci, et l’événement tragique naît de son échec. Il y a là la courbe d’un destin individuel, lent et évolutif.

Rien de tel dans la nouvelle de Kafka. Cette fois le saut événementiel vers un « devenir-autre » radical se fait d’emblée, sans médiation et sans histoire : « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Gregor Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine ». Ainsi, le malheur moderne n’est plus la conséquence d’une construction progressive. La forme qu’il prend ici, le « devenir-animal », a-historique et a-dialectique, ôte toute historicité aux événements.

Le darwinisme a démontré que l’homme n’est qu’un animal comme les autres ? Certains romanciers, s’emparant de l’idée, ont voulu montrer que cette animalité de l’homme, simplement étouffée par le vernis civilisé, n’attendait que la première occasion pour ressortir, et ont entrepris de décrire l’événement de ce surgissement. La bête humaine de Zola, Le horla de Maupassant, Mister Hyde ou Quand le monde était jeune de Stevenson, Amok de Stefan Zweig : autant d’exemples de ce « devenir-animal », qui pervertit et brouille la frontière entre l’homme et la bête, entre le criminel et la victime 2081 .

Mais ne s’agit-il pas d’un détournement du darwinisme, qui ne voyait pas de solution de continuité entre l’homme et l’animal ? L’évolution est un processus, une marche en avant de la Nature. Dans cette littérature dont nous parlons, le « devenir-animal » se caractérise par la brutalité de son apparaître, « résolument antidialectique ». Brossat, qui commente plusieurs des œuvres citées, insiste sur ce caractère irréconciliable de l’apocalypse moderne : « Dans la littérature de la catastrophe, le devenir-autre est le point de passage inéluctable vers l’extrême de la folie, du crime, de la mort cataclysmique. On retrouve là cet élément terminal, cette extermination de l’avenir qui caractérise les phénomènes extrêmes, les désastres totalitaires 2082  ». Comme n’a cessé de le montrer Benjamin, la marche en avant du Progrès, dialectique, dont on peut reconstituer sans peine la chronologie, s’accompagne du mouvement inverse, a-dialectique, a-chronologique 2083 , de la catastrophe.

Telle serait donc la première caractéristique de la catastrophe moderne : l’animalité humaine, monstrueuse et perverse, dont l’événement (la manifestation) est immédiat et instantané 2084 .

La seconde est la réduction de l’homme à l’instant présent – au "choc", dans le vocabulaire de Benjamin. L’identité, telle qu’elle pouvait être construite par la transmission intergénérationnelle, telle qu’en pouvait rendre compte le roman du XIX e siècle (roman de formation, parcours d’une vie, cohérence psychologique… tout ce que Ricœur appelle identité narrative), s’en trouve bouleversée.

Cette fois, à Madame Bovary on pourrait opposer Le horla, « procès-verbal d’une catastrophe.[…] Le malheur dont Emma fait l’interminable et répétitive expérience demeure compatible avec la structure narrative du roman de formation. La catastrophe relatée sur un ton d’objectivité clinique par Maupassant ne se définit pas comme expérience du monde, mais comme épreuve catastrophique de dissociation d’avec soi-même, de la pulvérisation du moi et des principes qui s’y rattachent 2085  ». Devenu sans mémoire, l’homme moderne est confronté à un présent définitivement irréconciliable, puisqu’il n’a plus aucun repère dans le passé qui puisse permettre une réintégration dans un parcours. C’est ce que Benjamin appelait, on s’en souvient, « l’effondrement de l’aura dans l’expérience vécue du choc », expérience qui connaît son paroxysme dans les camps : « L’identité concentrationnaire est une identité "événementielle", et non "mémoriale" », écrit Luba Jurgenson 2086 . L’homme n’est plus que dans le présent de ce qui lui advient, sans passé, sans question non plus sur l’avenir. Dans l’expérience catastrophique moderne, l’homme n’advient que par ce qui lui arrive 2087 .

Le romancier qui s’attache à une telle expérience ne doit pas amortir le choc qui est son mode d’apparaître en la diluant dans une construction narrative où se perdrait cette soudaineté. Cette expérience étant toujours du présent, il faut se garder de « l’incorporer dans la série des souvenirs conscients », ce qui la « stériliserait pour l’expérience poétique 2088  ».

Dans ces instants auxquels le romancier de la catastrophe moderne se consacre, on assiste en outre à la dilution de l’individuel dans le collectif, sans pour autant que se crée par là une solidarité 2089 . Comme toujours, le camp de concentration conduit cette logique jusqu’à l’extrême : au camp, écrit Luba Jurgenson, la « relation du "je" au "tu" est altérée[…]. La perte irrécupérable d’une partie de ce que le "je" désigne est une expérience collective 2090  ». Dans une telle expérience de l’anonymat, il est devenu impossible d’être présent à soi 2091 .

Suffit-il donc d’aligner les anecdotes terribles, les témoignages "authentiques", pour dire cette identité devenue hautement problématique ? On aura compris que non. C’est pourquoi il nous faut revenir une dernière fois sur la question du témoignage, cruciale. Car si, dans l’instant catastrophique, il faut dire cette déshumanisation, cette perte d’identité de l’être auquel on a volé son passé et son futur, il ne faudrait pas pour autant omettre de dire aussi la survie, par-delà la catastrophe, de celui qui témoigne de sa survie à l’intérieur même de la catastrophe. Ce qui ne va pas sans une élaboration littéraire – et en particulier romanesque. Dans cette volonté d’écriture il y a aussi une forme de résistance de "l’espèce humaine" à la destruction 2092 ...

Car c’est bien par sa place que le témoin est exemplaire. Georges Didi-Huberman fait plusieurs remarques à propos des quatre photos prises de l’intérieur d’une chambre à gaz par un membre des Sonderkommandos d’Auschwitz. Il n’insiste pas seulement sur ce qui rend intéressantes ces photos d’un strict point de vue historique 2093 , mais aussi sur leur charge émotionnelle. Montrant exemplairement la présence du photographe voué à la mort, qui prend d’énormes risques à l’instant où il prend ces clichés, elles sont à proprement parler des « instants de vérité », au sens d’Hanna Arendt 2094

A son paroxysme dans les camps, la catastrophe abolit le temps linéaire. Elle ne peut que rester toujours d’actualité – ce qui fait que le survivant ne peut lui échapper. S’il veut la dire, c’est à travers de tels « instants de vérité » qu’il le fera. Et, peut-être, qu’il sera sauvé : car contre la catastrophe de la destruction de l’humanité en l’homme, il se réindividualise en témoin. Il est non seulement celui qui fut là à cet instant précis, mais celui capable de rendre présent à la fois ce qu’il voit et sa propre présence. Unique et singulier qui a vu et participé à l’événement, il rend présent ce passé qui fut invivable. Comme l’écrit Jacques Derrida : « je suis seul à avoir vu cette chose unique, à avoir entendu, ou à avoir été mis en présence de ceci ou de cela, à un instant déterminé, indivisible.[…] Là où je témoigne, je suis unique et irremplaçable. Et à la pointe de cette irremplaçabilité, de cette unicité, encore une fois, il y a l’instant 2095  ».

Toutefois, il convient d’ajouter que si dans cette optique un témoin est toujours un "survivant" (puisqu’il ne nous est possible de témoigner que lorsque notre existence s’est prolongée au-delà de l’événement 2096 ), la réciproque n’est pas vraie. C’est qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être capable d’élaborer son témoignage 2097 .

Et c’est ici que cette caractéristique structurelle du témoignage qu’est "l’unicité", "l’irremplaçabilité" de celui qui fut là à cet instant rejoint la fiction. Car dans les deux cas un acte de foi est sollicité de la part du récepteur : « quand on témoigne, fût-ce au sujet de l’événement le plus ordinaire et le plus "normal", on demande à l’autre de nous croire sur parole comme s’il s’agissait d’un miracle 2098  ». Comme s’il s’agissait donc de quelque chose qui pourrait tout aussi bien n’être pas de l’ordre de la réalité. Cela requiert des qualités de persuasion, des qualités littéraires de construction d’un récit, fût-il de forme fragmentaire 2099 .

Dans le cas de la catastrophe moderne, cette structure commune au témoignage et à la fiction, mais aussi à la réalité vécue, est concentrée sur l’instant. Dès lors donc qu’on ordonne la succession des instants par une "mise en intrigue", dès lors qu’on intègre la péripétie au sein d’une progression narrative, on risque de rater cette spécificité. Il y a artifice, parce qu’il y a arrangement avec et de la réalité : « La réalité complexe ne se laisse pas élucider au moyen d’un récit chronologique des événements ni au moyen d’explications causales, ces artifices narratifs ne donnent lieu qu’à des simplifications 2100  ».

La littérature où le temps bien construit s’avance vers le Progrès, où l’avancée narrative est régulière vers la fin conclusive du récit, n’est ici plus de mise. Redisons-le : dans la littérature de la catastrophe moderne, le temps linéaire est pulvérisé, seul prime l’instant 2101 .

Et son événement n’a plus rien de surprenant. Il est pourtant nouveau, puisqu’il n’est plus relié ni à un passé ni à un futur. Mais « l’étonnement, la surprise, l’inédit n’existent pas dans un milieu lazaréen ; on vit assez facilement ce qui se présente sans se poser la moindre question.[…] Rien ne sera plus surprenant 2102  ». Ce qui est inattendu, c’est précisément cela : que cet instant qui est l’instant de la survie immédiate perde tout caractère de surprise 2103 . Dans cette équation entre instant et événement, la très hypothétique survie est l’inconnue, mais elle est devenue tout aussi banale que la mort. Toutes deux, à parts égales, font partie du quotidien.

Tisma a su rendre cette incertitude sans surprise du camp, où « un geste de soumission ou de refus décidait de l’instant suivant ». Au temps où se passe Le kapo (dans les années 70-80), la vie est « sans instant suivant décisif, sans appels où l’on était un pieu vivant, pouvant, une seconde plus tard, être abattu et jeté au feu ». A l’inverse, au camp, chaque instant

‘« est le dernier, toujours le dernier, avec une dernière cigarette volée ou troquée contre du pain ; la fumée que tu aspires est ta dernière inspiration et, même, elle ne t’appartient pas vraiment, car avant que tu ne finisses, un SS va faire irruption, un SS qui, tandis que tu volais ou acquérais la cigarette, s’avançait déjà vers toi sur le sentier entre les baraques avec, à la main, ton numéro inscrit à cause d’un délit commis ou inventé, ou avec, à l’esprit, ton aspect noté en même temps que le délit et gardé en mémoire, et dont il cherche maintenant le modèle vivant, ou, tout simplement, avec sa mauvaise humeur, son désir de tuer,[…] ; et ton inspiration sera brisée d’un coup de matraque qui te fendra la tête et répandra ta cervelle 2104  ».’

Chaque instant est à la fois parfaitement indéterminé, puisqu’on ne sait si l’on y survivra, et surdéterminé, puisqu’on n’y a aucun choix – aucun destin. Chaque instant peut être dit décisif, puisque gagné peut-être sur la mort, mais sans que la décision soit aucunement du ressort de l’individu. L’être sans destin des camps est, en permanence, à l’article de la mort.

Notes
2079.

« Robert Antelme… », Op. Cit., p. 177.

2080.

Rappelons cette formule d’Heinrich Himmler, dans un discours du 9 juin 1942 : « L’homme n’est absolument rien de particulier ». C’est cette dépersonnalisation que rate, me semble-t-il, Le choix de Sophie de Styron, dont les personnages sont ou sadiques (les bourreaux nazis, Höss, le docteur Von Niemand) ou, à l’image de Sophie, masochistes. Leurs sentiments et leurs relations, même exacerbés, restent humains, individuels. On est loin de la « banalisation du mal » théorisée par Arendt. A contrario, voici un court extrait de dialogue du Monde de pierre : « – Quoi de neuf ? – Rien d’intéressant. On a gazé les Tchèques. – Pas besoin de toi pour me l’apprendre. Et toi, personnellement ? – Personnellement ? Qu’est-ce qu’il peut y avoir de personnel ici ? » (Op. Cit., p. 214).

2081.

Poussant jusqu’au bout cette logique, les pouvoirs totalitaires usent d’un langage où ce brouillage est non seulement rhétorique mais agissant : ce sont les juifs assimilés à des poux ou à des rats, ce sont les ennemis qualifiés de chiens enragés, de hyènes lubriques, de tigres de papier…

2082.

Brossat, L’épreuve du désastre, Op. Cit., pp. 244-245. « La littérature de la catastrophe exhibe l’entrelacement inextricable et lui-même catastrophique de ce qui, selon les partages organisateurs de la modernité, aurait dû à jamais demeurer séparé : la médecine philanthropique et le crime crapuleux, l’esprit de famille et l’insensibilité de glace au malheur du proche, la connaissance scientifique et le sadisme homicide, etc. » (p. 247).

2083.

En ce sens voir dans le nazisme un mouvement régressif vers la barbarie (Cassirer) ou, à l’inverse, une sorte de « stade ultime du capitalisme » (Lukacs) paraît réducteur, voire daté (à ce sujet, voir Traverso, L’histoire déchirée, Op. Cit., particulièrement pp. 37-43). Le penser, à la façon d’H. Arendt, comme inséparable de l’idée de Progrès permet peut-être d’être beaucoup plus vigilant sur son éventuel retour…

2084.

Brossat : « l’immédiateté est la modalité temporelle même de la catastrophe, ainsi consignée par Zweig, Stevenson, mais aussi bien par Wells ou Kafka. Ce qui s’y accomplit en un instant, dans l’éclat mortifère du désastre, ne pourrait être l’œuvre de siècles d’histoire "dialectique" : la métamorphose d’un individu normal en "bête sauvage"[…]. Immédiateté et violence sont inséparables de la radicalité des métamorphoses catastrophiques » (L’épreuve du désastre, Op. Cit., p. 243). Ajoutons que la réduction de l’homme à une monstruosité qualifiée d’animale en dit long encore sur les visions du monde totalitaires, surtout lorsque cette réduction se redouble du mouvement inverse d’humanisation de l’animal, en quelque sorte magnifié par les nazis par exemple…

2085.

Brossat, L’épreuve du désastre, Op. Cit., pp. 241-242.

2086.

Benjamin, Zentralpark, Op. Cit., p. 207. Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, Op. Cit., p. 71. « En camp, l’être est présent à soi par ce qui lui arrive[…]. Le détenu reçoit son identité du réel du camp[…] Le temps concentrationnaire demeure fondamentalement différent du temps romanesque. L’événement du camp ne saurait être réduit à l’intra-mondain, il représente une fracture dans notre tableau du monde » (p. 72).

2087.

Voir la traduction phénoménologique que fait Claude Romano de cette expérience moderne : « l’ipséité elle-même telle qu’elle s’advient [est] l’événement toujours en instance de ma propre advenue à moi-même depuis les événements qui m’adviennent »; « l’événement est ce qui, en bouleversant de part en part le monde, m’intime la nécessité de me comprendre autrement à travers son épreuve » ; « l’ipséité désigne originairement un pouvoir de se transformer au contact de ce qui nous arrive » ((L’événement et le monde, Op. Cit., p. 75, pp. 132-133).

2088.

Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, Op. Cit., p. 158. Voir Jurgenson : « La seule manière de rendre compte de l’événement concentrationnaire est de tenir ce passé à la manière d’un présent. Ce qui a été est toujours[…], c’est un présent qui ne veut pas, qui ne peut pas passer » (Op. Cit., p. 335).

2089.

Là encore, j’aurais pu m’appuyer sur la réflexion de Benjamin, qui voit une « corrélation interne entre l’image du choc et le contact avec les masses qui habitent les grandes villes » (Ibid., p. 163). Toute l’œuvre de Baudelaire s’élaborerait dans ce conflit entre la foule, forme moderne de l’être-ensemble tout en étant radicalement séparés, et l’expérience individuelle du choc.

2090.

L’expérience concentrationnaire est-elle indicible?, Op. Cit., p. 73. De ce point de vue, W ou le souvenir d’enfance[1975], le roman de Georges PEREC, traduit bien cette désindividualisation, notamment dans sa construction dédoublée : un récit autobiographique d’une part dit surtout les trous mémoriels et les manques qui traversent le peu des souvenirs de l’auteur, le récit (fictif celui-là) de la vie dans l’île de W. d’autre part décrit une sorte d’univers concentrationnaire où le sport est roi. Ce second texte, qui paraît d’abord tout droit issu d’un roman d’aventures classique, est brusquement interrompu par des points de suspension pour détailler ensuite la vie sur W. Le roman de Perec glisse ainsi d’un récit personnel, avec des personnages, vers la description totalement dépersonnalisée d’une société totalitaire où plus aucun individu n’existe en tant que tel.

2091.

C’est déjà ce qu’exprimait de la manière la plus forte l’œuvre de Kafka, où la relation à autrui est sans cesse montrée comme hautement problématique : dans Le procès comme dans Le château, le sujet se heurte au mur d’un "tu" anonyme et indifférent qui lui fait perdre tous les repères de sa propre identité. Et dans La métamorphose, « l’épreuve néantisante de la catastrophe est ici celle de la dissolution de tout lien social. Ce dont meurt Gregor, ce n’est pas tant d’avoir adopté l’apparence d’un insecte que d’avoir vu sa chambre se transformer, en un instant, en un microcosme du ghetto de Varsovie, et d’y tomber dans la séparation absolue d’avec les autres » (Brossat, l’épreuve du désastre, Op. Cit., p. 255).

2092.

« Comme si, écrit Maurice Blanchot à propos du livre de Robert Antelme, plus terrible que le désastre, était en l’homme l’inexorable affirmation qui toujours le maintient debout » (L’entretien infini[1969], Gallimard, 1977, p. 192).

2093.

Elles « s’imposent comme la représentation par excellence, la représentation nécessaire de ce que fut un moment d’août 1944 au crématoire V d’Auschwitz » (Images malgré tout, Op. Cit., p. 55). « Représentation par excellence » : c’est ce genre de formules qui engendra une violente polémique, notamment avec Lanzmann.

2094.

« A défaut de la vérité, [on] trouvera cependant des instants de vérité, et ces instants sont en fait tout ce dont nous disposons pour mettre de l’ordre dans ce chaos d’horreur. Ces instants surgissent à l’improviste, tels des oasis dans le désert. Ce sont des anecdotes et elles révèlent dans leur brièveté ce dont il s’agit » (« Le procès d’Auschwitz »[1966], trad. S. Courtine-Denamy, in Auschwitz et Jérusalem, Deuxtemps Tierce, 1997, pp. 257-258, cité par Didi-Huberman, Ibid., pp. 46-47).

2095.

Jacques DERRIDA, Demeure. Maurice Blanchot, Galilée, 1998, p. 47.

2096.

« Le témoin n’est-il pas toujours un survivant ? Cela appartient à la structure testimoniale. On ne témoigne que là où on a vécu plus longtemps que ce qui vient de se passer. On peut en prendre des exemples aussi tragiques ou pathétiques que les survivants des camps de la mort » (Derrida, Ibid., p. 54).

2097.

Le narrateur/Semprun de Quel beau dimanche écoute son camarade Fernand Barizon raconter, mal, Buchenwald. D’où ses questions : « A-t-on vraiment vécu quelque chose dont on n’arrive pas à faire le récit, à reconstruire significativement la vérité même minime – en la rendant ainsi communicable ? » (Op. Cit., p. 71).

2098.

Derrida, Op. Cit., p. 98. « La testimonialité, et là où elle partage sa condition avec la fiction littéraire, appartient a priori à l’ordre du miraculeux.[…]Le miracle est le trait d’union essentiel entre témoignage et fiction ».

2099.

Voilà pourquoi Chalamov peut écrire que chacun des Récits de Kolyma « est quasiment le fruit d’une expérience particulière, d’une expérience littéraire » (Tout ou rien, Op. Cit., p. 68).

2100.

C. Reitsma-La Brujeree, Passé et présent…, Op. Cit., p. 94.

2101.

Jurgenson propose une lecture "scientifique" de ces changements du roman. On serait passé d’une période « euclidienne » à une période « einsteinienne » et même « fractale », où l’espace-temps (le "chronotope" de Bakhtine) perd ses coordonnées (« non seulement la question de la destinée y est pulvérisée, atteignant l’ipséité du héros à travers le temps mais l’espace aussi, dépourvu d’unicité, se soustrait à la lecture rationnelle »), notamment par « l’interférence des détails entre eux et avec l’ensemble » (L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, Op. Cit., p. 242-243, 259).

2102.

Cayrol, Pour un romanesque lazaréen, Op. Cit., p. 82.

2103.

Borowski raconte un match de foot à Auschwitz, et son récit se termine ainsi : « Je revins avec le ballon et l’envoyai en corner. Entre deux corners, dans mon dos, on avait gazé trois mille personnes » (Le monde de pierre, Op. Cit., p. 145). Il y a inversion des valeurs : ce n’est plus l’événement de la mort qui est inattendu, mais le fait qu’il a été possible de jouer au foot à Auschwitz, et le ton neutre et indifférent du narrateur.

2104.

Le kapo, Op. Cit., pp. 151-152 et 173-174.