Chapitre V. La mort, non-événement quotidien

La mort était toujours là, était toujours la toute proche, c’était elle, qui simplement ne frappait pas à cet instant. Et était pourtant créatrice du maintenant. Celle-qui-ne-frappe-pas à cet instant
Botho STRAUSS 2105

La catastrophe moderne inaugure donc une nouvelle forme de relation à la mort. Rappelons en effet ce point central de l’analyse de Benjamin : « au XIXe siècle, la société bourgeoise, avec ses institutions hygiéniques et sociales, privées et publiques, a obtenu un résultat accessoire, qui était peut-être inconsciemment son but principal : permettre aux hommes de ne plus assister à la mort de leurs congénères 2106  ». Et cet éloignement de l’expérience de la mort va de pair avec le déclin du récit, puisque ce dernier tirait sa force de l’autorité de l’agonisant (« La narration repose sur cette autorité »).

Or ni l’une ni l’autre de ces deux expériences successives de la mort (la mort tragédie familiale, et comme telle garantie du récit, puis la mort cachée) n’a cours dans les camps, où s’en vit pourtant l’expérience la plus quotidienne qui puisse être. C’est que, bien qu’omniprésente, elle n’a plus valeur d’événement. Dans ce monde « dont les frontières ne sont pas marquées puisque ce sont celles de la mort 2107  », elle fait partie de la banalité de tous les instants. D’où là aussi une difficulté à en faire récit, mais pour de tout autres raisons que celles envisagées par Benjamin. Car la mort ici n’est plus du tout dissimulée, bien au contraire. Et pourtant y est définitivement perdu ce sens de la différence temps-éternité qui constituait, toujours selon l’auteur de Poésie et révolution, le cœur de l’expérience vécue de la mort, avant les bouleversements de la société du XIXe siècle. Dans les camps, loin d’être dissimulée, elle est omniprésente, ce qui lui fait perdre toute son individualité et son caractère tragique 2108 .

Il est d’autant plus difficile d’en faire le centre d’un récit, de lui redonner sa dimension de confrontation avec l’éternité. Jean Améry parle de « l’effondrement total de la représentation esthétique de la mort esthétique » : il n’y a « pas de pont qui reliât la mort à Auschwitz à la Mort à Venise ». Et Romain Gary ironise : « Peut-être est-ce ma rancune juive qui donne à ce qu’on appelle si pompeusement "la grandeur tragique de la Mort" ce caractère eichmannien de la banalité quotidienne ». Les camps suppriment la mort comme événement central de tout récit. Devenant parfaitement anonyme, elle « perd sa teneur spécifique sur le plan individuel 2109  », dit encore Améry. Ce n’est qu’après qu’elle peut redevenir individuelle – donc tragique : « Une mort naturelle et individuelle l’attendait lui aussi puisqu’il avait échappé à ces morts violentes, atroces[…]. Perte de l’avenir, sans doute, mais quel soulagement aussi que ce fût une conséquence de sa propre faiblesse, de sa propre volonté pour ainsi dire 2110  ».

Ni mort ni survie ne sont donc plus une surprise. Le plus difficile à rendre sans doute pour les écrivains des camps est alors cette sorte de détachement par rapport à tout ce qui peut advenir. Et pourtant, c’est à partir de ce constat qu’une fiction redevient possible. Elle ne s’occupera plus de raconter ce qui est réellement arrivé, mais ce qui a, ou aurait, pu arriver – puisque la distance entre les deux est pratiquement nulle. Survivre à l’instant présent est si proche de mourir, l’écart entre les deux "destins" est si ténu 2111 .

La proximité immédiate de la mort donne ainsi à chaque instant une indifférence, une indétermination – mais aussi une intensité extrêmes. L’instant concentre la vie – au plus près de la mort. Voilà pourquoi le romancier peut condenser en lui plusieurs anecdotes, plusieurs "événements". Il peut le "surcharger" 2112 , en faire une « monade », selon le mouvement décrit par Benjamin : « Lorsque la pensée se fixe tout à coup dans une constellation saturée de tensions, elle lui communique un choc qui la cristallise en monade 2113  ». A l’idée de relation causale déterministe inhérente à ce que Rabaté appelle « la narration romanesque classique » s’oppose l’intensité d’une rencontre entre plusieurs événements saisis dans la simultanéité, « qui se cristallisent en une signification inédite : processus de signification basé sur la ressemblance soudainement perçue entre deux épisodes, qui peuvent être distants dans la chronologie ». A la continuité du déroulement épique du récit classique, pensée comme une « totalité historique universelle », le romancier qui ainsi opère par condensation substitue le récit juxtaposé d’instants où est préservé « le surgissement du sens dans l’intensité du présent 2114  ».

Et c’est ainsi que des écrivains comme Chalamov ou Borowski nous donnent des instantanés, « des caillots événementiels », où « l’événement est toujours porté au point culminant de sa réalisation 2115  ». Mais Kertesz tout autant, dont Être sans destin est aussi fait d’instants intenses, dont l’ordre de présentation n’est que chronologique – pas du tout causal : ce serait contredire le titre même que l’écrivain hongrois a donné à son roman. Et c’est encore la même chose pour Soljenitsyne : « Ses romans ne comportent pratiquement pas d’intrigue[…] : les événements n’y sont pas hiérarchisés selon un enchaînement significatif, mais seulement juxtaposés dans leur succession chronologique 2116  ».

La proximité de la mort n’a plus du tout ici un caractère épiphanique. On est loin, pensera-t-on, des espoirs du jeune Joyce, des moments extatiques de Virginia Woolf ou de Broch, voire de Proust et même de Musil. Certes. Reste que l’attention portée à l’instant par ces écrivains a sans doute contribué à ouvrir une voie privilégiée à la littérature concentrationnaire.

Et dans l’autre sens, on pourrait se demander si à son tour cette littérature des camps n’a pas fortement développé et enrichi la littérature de l’instant : « L’expérience des camps a redessiné, plus généralement, la place de l’événementiel dans l’art ». Confronté à la fois à la nécessité du témoignage, pour lutter contre l’oubli, et à l’impossibilité de dire toute l’horreur, le roman doit décrire cet impossible avec minutie et sobriété, « en vue du passé dans le présent, c’est-à-dire en vue d’un présent véritable qui accueille la souffrance irrésolue et la dise dans son irrésolution même au lieu de se crisper sur une illusoire résolution 2117  ».

La catastrophe moderne met à mal non seulement l’individu, non seulement l’idée de Progrès qui trouvait sa pleine mesure dans ces fictions dont toute l’organisation conduisait à un but logique, mais l’idée même de temps, linéaire et continu. Pour donner alors toute sa dimension à la condition catastrophique de l’homme contemporain, pour la rendre présente, la présentifier par « la miniaturisation, la fragmentation, l’échantillonnage », pour « découvrir dans l’analyse du petit moment singulier le cristal de l’événement total », selon les mots de Benjamin 2118 , la littérature reste sans doute le moyen le plus adéquat. Dire le fait brut, l’événement, dans toute son instantanéité, sans antécédent ni suite, écrire un roman entre infinitude et instantanéité, tel fut, tel demeure le défi 2119  ». Benjamin termine ainsi sa réflexion aphoristique liant Progrès et catastrophe : « La pensée de Strindberg : l’Enfer n’est nullement ce qui nous attend – mais cette vie-ci ». C’est bien maintenant qu’a lieu la catastrophe, et c’est chez Strindberg que Benjamin lit cette idée.

Strindberg : précisément un écrivain, pas un philosophe.

Notes
2105.

Les erreurs du copiste, Op. Cit., p. 37. 

2106.

« Le narrateur », Op. Cit., pp. 151-152.

2107.

Cayrol, Pour un romanesque lazaréen, Op. Cit., p. 102. C’est ce qui fait que « le héros lazaréen n’est jamais là où il se trouve » (Ibid.).

2108.

Il ne faut pas oublier que dans les camps d’extermination nazis, un grand nombre n’ont même pas eu le temps de faire l’expérience de la mort telle que j’entreprends de la décrire. Ce sont tous ceux, malades, enfants, vieillards,etc., sélectionnés pour la chambre à gaz dès l’arrivée au camp. Eux sont allés à la mort sans le savoir. Le « choix » de Sophie, l’héroïne de Styron, est précisément celui-là : lequel de ses deux enfants, qui ne comprennent pas ce qui se passe, doit-elle envoyer à la mort ?

2109.

Par delà le crime et le châtiment, Op. Cit., p. 50. La danse de Gengis Kohn, Op. Cit., p. 135.

2110.

Tisma, Le kapo, Op. Cit., p. 102.

2111.

« Existence à la limite entre la vie et la mort », écrit Jurgenson (Op. Cit., p. 236).

2112.

L. Jurgenson multiplie les formules pour dire cet « l’infini de l’instant », cette « surcharge de l’instant présent, où l’instant s’intensifie généralement, s’élargit synchroniquement[…] en englobant des événements qui se passent simultanément au même endroit. Cette simultanéité des événements perçus crée un présent dilaté ». « L’amplification de l’instant » dans le roman concentrationnaire fonctionne « comme métaphore de l’extrême densité du réel concentrationnaire ». « Au camp chaque instant comprend sa propre multiplication infinie » (Op. Cit., pp. 264, 49, 50). Toute la 3ème partie du livre de Jurgenson est une longue réflexion sur la possibilité d’un roman concentrationnaire.

2113.

« Thèses sur la philosophie de l’histoire », Op. Cit., p. 286.

2114.

J.M. Gagnebin, Histoire et Narration chez Walter Benjamin, Op. Cit., pp. 157-158.

2115.

Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, Op. Cit., p. 270.

2116.

Michel AUCOUTURIER, « L’art de Soljenitsyne », in Soljenitsyne, Cahier de l’Herne n° 16, sous la dir. de M. Aucouturier et G. Nivat, 1971, p. 348.

2117.

Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, Op. Cit., p. 370. Gagnebin, Histoire et narration chez Walter Benjamin, Op. Cit., pp. 159-160.

2118.

Paris, capitale du XIXe siècle, cité par Jean LACOSTE, qui conclut : « Telles sont les méthodes auxquelles il faut recourir, dans l’esprit de Benjamin, pour donner sa "visibilité" au phénomène monstrueux » ("Une fantasmagorie infernale" : Le XIXe siècle de Walter Benjamin », in L’invention du XIXe siècle, II, Le XIXe siècle au miroir du XXe siècle, Op. Cit., pp. 207-214. P. 209).

2119.

Comme l’écrit encore Alain Brossat, « que la dialectique de la Raison, le discours dialectique ininterrompu de la Raison soient sortis, précisément, rompus de l’épreuve (de vérité) totalitaire, c’est ce que dévoile cette présence davantage de la littérature et non pas de la science ou de la philosophie au cœur de toutes les tentatives de saisie discursive de l’expérience concentrationnaire dans le présent » (L’épreuve du désastre, Op. Cit., pp. 234-235).