Conclusion. Évenement et commencement. Le présent de la littérature

L’unique joie au monde c’est de commencer. Il est beau de vivre parce que vivre c’est commencer, toujours, à chaque instant. Quand ce sentiment fait défaut – prison, maladie, habitude, stupidité – on voudrait mourir
Cesare PAVESE

Le poète, grand Commenceur, le poète intransitif
René CHAR

…penser l’événement non plus comme une détermination spatio-temporelle, mais comme l’ouverture de la dimension originaire en quoi se fonde toute dimension spatio-temporelle
Giorgio AGAMBEN

L’homme essaie d’échapper au rythme, le rythme le reprend toujours
Elie FAURE 2120

Les camps sont l’événement majeur du XXe siècle. Il demeure inintégrable, et c’est pourquoi il pose une telle question à la littérature. : comment, dans un roman, être en phase avec le langage inarticulé des camps ?

Si l’on considère la littérature comme autre chose qu’un superflu, luxe ou simple loisir, il est difficile d’échapper à cette interrogation. Les romanciers des camps, et Simon, proposent une réponse, qui l’est aussi, par une sorte de nécessité interne, à la question plus générale de la place de l’événement dans le roman.

Au départ, l’événement était un moyen de confirmer le monde : la bonne marche de celui-ci, d’abord détournée par son surgissement inattendu, retrouvait ensuite sa voie, et pouvait reprendre, souvent plus royale encore. L’apparente rupture provoquée par l’imprévisible événement finissait par disparaître dans la continuité du monde, sa cohérence. Ce paradigme, dont les conséquences narratives ont été détaillées dans la première partie, a été ébranlé sous les coups conjugués, d’une part de l’affirmation darwinienne d’une continuité beaucoup plus profonde entre tous les êtres qui peuplent le monde, continuité dont la radicalité inaugurait une blessure narcissique qui n’est peut-être pas encore refermée, d’autre part de ces écrivains comme Flaubert et Melville qui ont notamment traduit dans le thème de la copie leur contestation de la fiction antérieure. La littérature romanesque, et singulièrement à partir du naturalisme, s’est alors progressivement sentie orpheline. Quelles « solutions » ont alors été trouvées ?

Certains ont espéré trouver dans l’aventure le remède à l’ennui généré par l’amoindrissement, dans le roman, de la place occupée par l’événement. Identifiant celui-ci à l’aventure, faisant de lui plus qu’un simple moyen narratif, qu’un pivot autour duquel se construirait la fiction, ces écrivains l’ont démultiplié. Leurs romans ne sont plus guère constitués que d’événements, au pluriel. Ils ont tiré le texte romanesque du côté de la distraction, aussi bien pour les lecteurs que pour les personnages : l’objectif est bien de se distraire de la perte de sens du monde, perte qui ne peut que conduire à un ennui irrépressible.

Gardant pour une part cet objectif, nombre d’écrivains américains y ajoutent une furieuse  « diétrologie », qui cherche à tout prix à redonner un sens à cette multiplicité d’événements. Répétant inlassablement la marche vers l’Ouest des pionniers, ils n’ont pas abandonné l’espoir d’inventer un Nouveau Monde où tout pourrait enfin être compris.

D’autres romanciers, plutôt européens ceux-ci, tournant résolument le dos à une telle écriture, spatiale, ont orienté leurs récits vers la quête de l’instant, ce "point" temporel. Virginia Woolf, Broch, Musil, Proust, aux manières et aux traits si différents, ont cependant tous cherché à dire, et surtout à créer, de tels instants mystiques, d’une densité extrême, épiphaniques. Loin de diminuer la place de l’événement dans la fiction romanesque, ils en trouvent le cœur dans ces fractures du tissu temporel, ressenties comme autant d’ouvertures sur une forme d’éternité.

Puis on a observé que ces écrivains qui ont inauguré non seulement l’ère du soupçon, mais carrément celle de la mort annoncée du récit, les Joyce, Kafka, Sarraute, Beckett, ont dans le même mouvement su redonner à l’événement toute sa force irruptive. Avec leurs moyens propres (travail sur la métaphore de Joyce, logique paradoxale de Kafka, phrase-événement de Sarraute, à-peine événements de Beckett), et tout en refusant son intégration dans une causalité narrative, ils ont montré que l’écriture romanesque est capable d’approcher au plus près l’événement dans une manière de pur apparaître. Chez eux, il n’est plus seulement ce qui advient, et qu’il convient par la suite de comprendre si l’on est philosophe, ou de décrire dans ses tenants et aboutissants si l’on est historien, il est ce qui se crée dans et par l’écriture – romanesque en particulier.

Que se passe-t-il dans les romans de Joyce ou de Nathalie Sarraute, de Kafka ou de Beckett ? Y a-t-il encore de l’événement dans leurs récits ? Ma réponse aura été : bien sûr que oui, mais pas celui qu’on attend.

C’est enfin à partir de ces écrivains qu’on a pu réfléchir sur la possibilité d’une écriture de l’événement, "indicible", des camps. Car cela fut, et cela demeure la seule manière vraiment digne et convaincante d’approcher leur invivable réalité : pour appréhender cet événement-là dans son instantanéité (il n’en existe pas de plus originaire), la manière la plus vraie, la plus authentique, consiste à le saisir dans son origine, c’est-à-dire aussi dans son présent le plus actuel.

*****

Au terme de la recherche, subsiste une dernière question, à propos des modalités d’une telle présentation, que je formulerais ainsi : si l’écrivain moderne revendique de se tenir dans un tel "présent permanent" de l’écriture, dont l’un des effets est de minimiser, jusqu’à la supprimer, l’idée de fin, qu’est-ce donc qui maintient l’intérêt du lecteur ? Semble bel et bien disparaître, en effet, ce qui a toujours constitué, jusque dans l’analyse de Ricœur, le moyen de l’avancée narrative : l’intégration dans une action, dont le mot lui-même définit le "mouvement" du texte 2121 .

Chez nos différents auteurs, il se passerait de moins en moins de choses… Pourquoi alors continue-t-on à les lire ? Voici comment Dominique Rabaté pose le problème : « La pente du roman moderne est de fondre la temporalité diégétique dans celle de l’écriture, au risque de sortir du romanesque en renonçant à créer un univers fictif 2122  ». C’est sans doute alors à une nouvelle forme de lecture (et de suspens) que ces écrivains nous convient. Leur écriture de l’instant et de l’immédiat, constamment confrontée au fait, incontournable, que l’écriture (et la lecture) se déploie dans la successivité (c’est son aspect syntagmatique), ne les conduit pourtant pas à l’impasse de l’informe.

C’est qu’ils parviennent à « maintenir la littérature à l’état naissant », nous dit par exemple Lucien Dällenbach 2123 . Elle devient le lieu d’une attente, d’une "différance", qui pousse en avant la lecture, prolongeant le désir. Une nouvelle définition de l’événement, tel qu’il est mis en jeu dans l’écriture fictionnelle du XXe siècle, va alors devenir possible, en lien avec le concept de commencement. Comme nous l’a montré l’auteur d’Ici, le fait, déplacé dans la fiction, se met à bouger, trouve une mobilité qui lui permet de vibrer, de retrouver la fragilité de sa naissance. Désormais, l’œuvre peut se définir comme recherche et quête d’un événement fondateur, et de l’écriture, et de l’écrivain, et du lecteur, et plus largement du temps lui-même.

Nous avons déjà rencontré cette problématique à propos en particulier de Beckett, et surtout de Nathalie Sarraute. Reste à tenter de comprendre ce que signifie plus précisément un tel "commencement". Pour cela, nous allons parcourir les principales figures de l’origine, du "hors-temps" mythologique au présent, pour trouver celle, qui les contiendra toutes, en laquelle nous verrons se déployer certaines des grandes fictions du XXe siècle.

Notes
2120.

Le métier de vivre, Op. Cit., p. 76. Sur la Poésie, GLM, 1974, p. 17. Enfance et histoire, dépérissement de l’expérience et origine de l’histoire, trad. de l’italien par Y. Hersant, Payot-Rivages, 1989, p. 129. Histoire de l’art(1909-1927) : l’art antique, Folio Gallimard, 1999, p. 296.

2121.

Je rappelle ceci, de F. Revaz : pour faire un récit, il faut nouer une intrigue, « introduire un événement singulier qui déclenche l’action et permet de sortir de la situation initiale, que celle-ci soit problématique ou non ». La «logique narrative » est alors « caractérisée par le surgissement, dans l’enchaînement linéaire des actions, d’un événement particulier et inattendu » (Les textes d’action, Op. Cit., pp. 195 et 205).

2122.

Voici comment Rabaté développe son argumentation : « Un roman, se lit, normalement, du début à la fin, selon la tyrannie (aurait dit Valéry) de cet ordre imposé. Il y a là un trait, je crois, définitoire.[…] Ce déroulement fléché de la lecture est la base du roman[…]. De plus, cette vectorisation transforme le temps en espace. Le roman, presque nécessairement, spatialise le temps.[…]Le temps du lire projette même sur ce temps configuré un ce ces caractères principaux : celui d’avoir une fin. Le principe de clôture romanesque a ainsi imposé une certaine représentation du déroulement temporel. Or, c’est justement ce principe d’achèvement qui se voit contester dans les grands romans de notre siècle » (« Figures de l’après-coup », Op. Cit., p. 231).

2123.

Claude Simon, Op. Cit., p. 99.