L’approche mythologique

Commençons hors du temps – là où il n’est pas encore né. Parmi les multiples traits des mythes de la Création du Monde, j’en soulignerai deux : 1°) chaque "commencement" voit la divinité ordonner le Chaos ; 2°) ce principe organisateur est à caractère rythmique. C’est le souffle de Dieu, dont l’inspiration puis l’expiration donnent vie à la créature, façonnée à partir de substances liées au contexte local (terre, argile, glace, maïs même chez les Mayas). C’est le sperme divin, issu de la masturbation de l’Atoum égyptien. C’est encore le geste de Chronos qui, en émasculant Ouranos, instaure un ordre après les débordantes étreintes de celui-ci et de Gaïa. Les bourses, jetées à la mer, permettent l’engendrement d’Aphrodite, la Beauté.

De cette première manière de sortir du chaos primordial, de cette rythmicité, on retrouve nombre de traits chez certains écrivains étudiés. Il est intéressant à cet égard, par exemple, de rapprocher Claude Simon de la Genèse biblique et de la Théogonie d’Hésiode. Dällenbach, qui opère de telles connexions, ne manque pas de signaler le « rapport simonien au primordial (volonté de se tenir au plus près du chaos et de l’informe et, simultanément, de lui donner forme par le rythme) 2124  ». Le monde de l’auteur de La route des Flandres est aussi celui des débuts du Monde, là où le Temps n’a peut-être pas encore commencé, où il commence à peine…

Ce pourrait aussi être une lecture des romans de Faulkner, cette fois pour observer la tendance généralisée à la mythologisation de l’écrivain américain. Celle-ci se manifeste par exemple par cette espèce de mâchonnement, de rumination de l’écriture acharnée à retrouver « l’impossible fondation ». C’est Edouard Glissant, tellement héritier sur ce point de l’auteur d’Absalon, Absalon ! qui écrit : « l’œuvre tend à remonter […] vers une source oblitérée et à surprendre là un secret qui a d’ores et déjà déterminé, mais sans qu’on le sache ou même qu’on puisse à jamais le savoir, tout le concret et tout le charnel de ce pays 2125  ».

Mais c’est surtout l’univers de Kafka, insituable, qui nous emmène de la manière la plus exemplaire dans un tel "hors-temps", où « l’événement-en-train-de-se-faire (das Geschehen) se raconte lui-même sur le moment même 2126  », où les personnages sont soumis à une fatalité dont la transcendance n’a pas de nom – et surtout pas, dans son cas, celui de Dieu 2127 .

Notes
2124.

Dällenbach, Claude Simon, Op. Cit., p. 96.

2125.

E. Glissant, Faulkner, Mississipi, op. cit., p. 156. Il appelle cela le «différé » faulknerien.

2126.

A. BEISSNER, cité par Claude PREVOST, «A La Recherche de Kafka », Kafka, revue Europe n° 511-512, novembre-décembre 1971, p. 24.

2127.

J’aurais pu étudier, dans cette perspective certaines oeuvres, qui empruntent aux grandes religions leurs histoires et leurs personnages. Je pense par exemple aux quatre volumes de Joseph et ses frères de Thomas Mann (le christianisme), aux Versets sataniques de Salman Rushdie (l’Islam), à La ruine de Kasch (mythologie du Sud de l’Egypte), aux noces de Cadmos et d’Harmonie (mythologie grecque), à Ka (mythologie védique), tous trois de Roberto Calasso, aux Hommes de maïs de Miguel Angel Asturias (mythologie aztèque)…