L’approche phylogénique

La question de l’origine de l’homme que se posent les préhistoriens nous fait entrer dans le Temps, même si celui-ci, presque encore mythique, reste très éloigné du nôtre.

Où l’on retrouve la problématique du continu et du discontinu. Dans l’ordre synchronique, le XIXe siècle est l’époque où le monde est conçu comme cohérent en toutes ses parties, continu et ordonné – l’époque des grands systèmes (de Hegel à Marx). Dans l’ordre diachronique, on y est cuviériste. Le temps, discontinu, voit son cours régulièrement bouleversé par des catastrophes : régulièrement, car cela n’empêche pas, bien au contraire, le cours du Temps de se dérouler. Cette épistémè se traduit, dans la sphère romanesque, par des fictions dont le déclencheur est l’événement et son imprévu, événement que la narration réintègre dans le système du monde, en expliquant ses causes, en développant ses effets. On "s’excentre" à partir de l’événement. Il s'agit de donner un ordre au monde, le plus total, le plus hermétique possible.

Mais à partir de 1860, le monde est de plus en plus ressenti comme incohérent, discontinu, incompréhensible, a-systématique. Simultanément, et notamment avec la biologie de Darwin, le temps est devenu continu – sans que cela soit rassurant pour autant. Le roman transcrit ce nouvel aspect des choses par un retournement complet de la perspective : il ne développe plus ses fictions à partir et autour d’un événement fondateur, mais cherche à éliminer tout le superflu pour isoler l’événement fondateur, originaire. On se concentre sur l’événement. L’ambition serait-elle, là encore, de donner un ordre au chaos du monde ? Peut-être, mais alors beaucoup plus primitif. Ce qui, de l’événement, naît en premier, voilà ce qui est à saisir, on veut retourner à la source du flux, des ondulations qu'il déclenche, là où le langage est encore à l’état sauvage…

Ce qui serait encore une lecture possible de Faulkner. Dans Requiem pour une Nonne par exemple, l’obsession de la filiation, qui prend la figure de la fatalité, conduit le récit non plus dans un hors-temps mythologique, mais jusqu’en des temps primitifs : c’est ainsi que le dôme où a été construite la ville de Jackson provient du « bouillonnement unique, frai unique, matrice unique, unique et furieuse tumescence, à la fois père et mère, unique et vaste éjaculation qui s’échappait du Laboratoire Expérimental Céleste, fendu déjà par le travail bouillonnant d’un enfantement monstrueux… 2128  ».

Et une lecture possible de la « soupe primitive » de Nathalie Sarraute. L’auteur d’Ici a tenu la gageure de nous reconduire en ces "temps" anciens, de nous ramener à l’ère "protozoaire" où langage et sensation ne sont pas encore séparés, où les mots n’ont pas encore trouvé leur sens définitif, où la signification n’est pas encore fixée… Une telle "préhistoire" n’est pas si éloignée de ces matins du monde où les dieux commençaient à peine à créer le langage…

Et que dire du lent cheminement de Beckett, procédant, à l’inverse de Joyce, par soustractions, par éliminations successives, comme remontant le temps pour s’approcher au plus près du vertige de la nomination pure ? Ses larves qui se traînent dans la boue, humaines, si humaines, avec si peu de mots à leur disposition qu’elles ne font que ressasser les mêmes, toujours les mêmes, n’ont-elles pas aussi l’ambition presque prométhéenne de s’égaler aux dieux en train d’inventer le monde en le nommant ?

Notes
2128.

Op. Cit., pp. 113-114. Bergounioux écrit que Faulkner « revient à l’origine, c’est-à-dire à ce que font, sentent, pensent ceux qui vivent de l’autre côté de la mince cloison de planches, à la confusion essentielle, préhistorique, pourrait-on dire, que la narration, l’histoire ont niée, oubliée » (Jusqu’à Faulkner, Op. Cit., p. 121).