L’approche ontogénique

Cette fois nous entrons dans un temps à notre mesure, celui de l’enfance. Je partirai ici d’une hésitation de la psychanalyse à propos de la "scène primitive". Dans son étude de L’Homme aux Loups, et pour contrer la position de Jung ne voyant dans l’observation du coït parental qu’un fantasme rétroactivement construit par le sujet adulte, Freud invente le concept de « fantasme originaire ». Jean Laplanche et J.-B. Pontalis écrivent que « dans cette notion, viennent se rejoindre l’exigence de trouver ce qu’on pourrait appeler le roc de l’événement [car Freud ne renonce pas à l’effectivité de la scène primitive], et le souci de fonder la structure du fantasme elle-même sur autre chose que l’événement ». Etce qui est frappant, c’est qu’à la manière des mythes, les thèmes de ces fantasmes originaires (scène originaire, castration, séduction)« se rapportent tous aux origines », proposant ainsi une "solution" aux grandes questions que se posent l’enfant sur sa propre origine et sur la sexualité 2129 : « Au-delà de la discussion sur la part relative du réel et du fantasmatique dans la scène originaire, ce que Freud paraît viser […], c’est l’idée que cette scène appartient au passé – ontogénique ou phylogénique – de l’individu et constitue un événement qui peut être de l’ordre du mythe, mais qui est déjà là, avant toute signification apportée après-coup ». L’événement originaire 2130 , donc toujours déjà présent, semble impossible à reconstruire dans son exact déroulement, mais la reconstitution de l’après-coup, et les changements qui lui sont inhérents, enrichissent le sens de cet événement, le réélaborent, le recréent dans une perspective toujours renouvelée. Ainsi l’événement originaire, bien que radicalement insaisissable 2131 , devient néanmoins créateur du présent : toutes les situations vécues, reliées à l’événement originaire par cette « trace mnésique » qui leur donnent leur signification, deviennent événements à leur tour. Dès lors se produit une sorte de court-circuit qui installe le sujet dans une origine toujours réinventée parce que toujours insaisissable.

J’ai analysé de tels mécanismes chez Nathalie Sarraute. Et dans cet après-coup qui, en même temps qu’il maintient la distance, la supprime, ne pourrait-on également reconnaître la structure de la métaphore temporelle chez Proust, cette « essence commune aux sensations du passé et du présent » qui permet à la « mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu’il était au moment où il était le présent », de « supprimer précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise 2132  » ? L’après-coup réinvente l’origine, se place d’emblée en elle, dans une tension contre cet impossible : le se-tenir dans le commencement, toujours « déduit 2133  » puisque toujours vu dans un tel après-coup.

Plus généralement, la formule du fantasme originaire éclaire l’idée d’une présence de l’origine, dont une nouvelle définition de l’événement romanesque découle – chez Nathalie Sarraute et Samuel Beckett, chez Virginia Woolf et Hermann Broch, chez Robert Musil et James Joyce 2134 . Chez tous ces auteurs en effet, l’origine n’est pas qu’un passé enfoui, elle est une présence actuelle, qui se manifeste dans tous ces « instants où l’on échappe à la vie inessentielle ». Comme dans les distinctions de Simon entre représentation et présentation, on ne fait pas que retrouver l’événement originaire, on le trouve, on l’invente dans et par l’écriture.

L’événement des camps, enfin, est assurément « originaire » en ce sens. Et les Kertesz, les Chalamov, les Tisma, les Semprun, les Borowski, les Pahor, n’ont-ils pas su exprimer l’« intempestivité », l’ « inactualité » fondamentale de ce qu’ils ont vécu, au sens de Nietzsche ? La meilleure manière de dire une telle expérience, et peut-être la seule qui en soit digne, n’est pas seulement de raconter l’histoire d’un passé qui fut invivable, mais de le relier à un présent qui, si chargé, souvent l’est aussi, même si c’est bien sûr dans une moindre mesure.

Notes
2129.

Voir le Vocabulaire de la Psychanalyse, Paris, PUF, 1978 (articles « fantasme originaire » et « scène originaire ». Je souligne). « Comme les mythes collectifs, ces thèmes prétendent apporter une représentation et une "solution" à ce qui pour l’enfant s’offre comme une énigme majeure ; ils dramatisent comme moment d’émergence, comme origine d’une histoire, ce qui apparaît au sujet comme une réalité, d’une nature telle qu’elle exige une explication, une "théorie". Dans la "scène originaire", c’est l’origine du sujet qui se voit figurée ; dans les fantasmes de séduction, c’est l’origine, le surgissement de la sexualité ; dans les fantasmes de castration, c’est l’origine de la différence des sexes ».

2130.

Les deux concepts de commencement (dont le sens serait forcément « non mythique », puisqu’il est repérable dans le temps) et d’origine (qui nous « transporte dans un lointain reculé […], brumeux, exsangue », figeant les choses dans un « modèle intemporel »), et dont Foucault nous avait montrés la différenciation, paraissent pourtant se rejoindre dans la pensée de Freud (voir Pierre CAUSSAT, L’événement, Desclée de Brouwer, 1992, pp. 33-34).

2131.

Il est « objet inaccessible de recherche et de reconstitution », écrit Pierre GIBERT (Bible, mythes et récits de commencement, Seuil, 1986, p. 46). Les pp. 43-48 sont une discussion autour des mêmes articles du Vocabulaire de la Psychanalyse.

2132.

Le Temps Retrouvé, III, Op. Cit., p. 898 et 1031.

2133.

Selon Gibert il conviendrait de distinguer « le commencement absolu » (de la Terre, de l’univers, de l’humanité…), toujours « déduit » car par définition sans témoins, et le « commencement relatif, décidé (ou désigné) », qui, lui, « est pris dans le cours du temps » et qui est le lieu de l’histoire (commencement d’une nation, d’un clan). Celui de chaque individu serait alors « commencement relativement absolu »( Bible, mythes et récits de commencement, Op. Cit. p. 49).

2134.

Il convient peut-être d’apporter ici une dernière précision. Il ne s’agit pas d’opposer ce qui serait le fond (l’inconscient et le refoulé) et la surface (le conscient), tel n’est pas le fonctionnement de la topique freudienne. L’origine n’est pas un fond, et le présent n’est pas la surface, qu’il s’agirait de percer pour retrouver ce fond. Marie CARIOU est fondée à écrire : « Du "manifeste" et du "latent", lequel est fond ? Lequel surface ? Le moi est tout à la fois[…] surface et projection d’une surface. Le manifeste est du latent manifesté ; […] Le latent n’est pas autre chose qu’un manifeste analysé, c’est-à-dire déchiffré dans ses mécanismes. La seule différence est donc dans la lecture. La profondeur = une surface lue » (Freud et le Désir, PUF, coll. « Sup », 1973, p. 7).