Introduction

Peut-on fumer du cannabis et faire la prévention de sa consommation ? Telle pourrait être la question centrale de ce travail. Comme le souligne le quotidien Le Monde  1 « Le cannabis continue de se banaliser » alors que la première page annonce : « Cannabis : une addiction française ». Ces titres annoncent la sortie d’un rapport sur le cannabis avec les données les plus récentes. Cela fait curieusement écho au titre de la première campagne instituée en France en 2005 par la Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et les Toxicomanies (MILDT) : « Le cannabis est une réalité ». Il n’est pas certain que ça soit ce genre de réalité (la banalisation de sa consommation) qu’attendait l’organisme public. Si la presse a son rôle à jouer dans l’information et l’édification des masses, on peut dire qu’elle le joue pleinement au Royaume-Uni puisqu’un dossier de l’hebdomadaire Courrier International 2 sur le cannabis s’appuie sur le mea culpa que vient de faire le journal The Independent 3 à sa une en titrant : « Cannabis : nos excuses ». En 1997, le quotidien britannique avait lancé une retentissante campagne en faveur de la dépénalisation du cannabis. Dix ans après, il avoue s’être trompé.

Le quotidien Libération 4 également annonce « Ça fait aussi du mal : Plusieurs études internationales mettent en lumière les risques que la consommation de joint fait courir à la santé publique ».

Cette apparente unanimité toute récente ne doit pas faire oublier les franches oppositions que nous avons connues antérieurement. L'exemple le plus caricatural est intervenu il y a un peu près de trois ans lorsque l’INSERM a publié un rapport d'expertise sur le sujet 5 et que les quotidiens de la presse nationale (le Figaro, Libération et Le Monde pour ne citer qu’eux 6 , 7 ) en ont eu des interprétations radicalement différentes voire opposées. Libération notait : "fumer un joint de temps en temps n'est pas bien méchant" tandis que Le Figaro considérait que "les dangers du cannabis (sont) reconnus" et qu'enfin Le Monde annonçait que cette expertise "relativise les dangers de la consommation de cannabis".

Il existe une ambiguïté sociale autour de la consommation des produits en général. La société actuelle souvent nommée « de consommation » semble être à son apogée en privilégiant l’avoir sur l’être. Certaines personnes ne semblent exister qu’à travers les marques de leurs vêtements. Cet avoir leur permet d’être. Parallèlement, les moyens financiers n’étant pas toujours à la hauteur, ce sont des contrefaçons qui vont être portées. Paradoxalement à cet avoir, on a besoin d’être et se développent gourous et coaches d’un nouveau prêt à penser. On retrouve cette idée même dans la consommation des produits psychoactifs. Consommer des substances n’est plus systématiquement associé à la déchéance mais de plus en plus en rapport avec la nécessité de la performance ou bien simplement de « tenir le coup ». Il y a cependant un large éventail de produits qui fait que malgré la baisse régulière des prix des drogues, ceux qui consomment de la cocaïne et ceux qui consomment du mauvais vin sont rarement les mêmes. Néanmoins, quelque soit la substance psychoactive, si elle renvoie à l’avoir, elle modifie toujours même temporairement l’être.

Cette ambiguïté sociale par rapport aux consommations se retrouve également chez chaque individu dans sa singularité. Chacun juge toujours sa consommation avec son baromètre personnel et ce dernier est plutôt indulgent.

L’alcoolique, c’est toujours l’autre !

Les personnes amenées ivres par les pompiers au service Urgences des hôpitaux ont toutes, ce soir là, un ami qui a bu plus qu’eux. Les mêmes, arrêtées lors d’un contrôle routier et qui ont une alcoolémie supérieure au taux légal assurent qu’elles ne boivent jamais avant de prendre le volant et qu’aujourd’hui c’est exceptionnel car il y a eu un « arrosage » au travail. Et si on ne boit pas plus que d’habitude, ça pose tout de même le problème de l’habitude.

La banalisation du cannabis fait que ce produit tend à susciter les mêmes propos dans la bouche des consommateurs qui se considèrent comme occasionnels ou festifs. Le cannabis tient de nos jours et nous y reviendrons largement une place particulière socialement. Le cannabis n’est ni l’alcool ni le tabac mais peu à peu son expérimentation et sa consommation se répandent. Ses effets sont proches de l’alcool et il se consomme comme le tabac. Dans l’esprit de beaucoup, il n’apparaît pas comme une drogue avilissante telle l’héroïne. On pourrait presque dire que c’est une drogue sociale !

Cette ambiguïté sociale autour du cannabis se retrouve également au sein de l’individu : ceux qui sont censés faire de la prévention (éducateurs spécialisés, infirmiers et professeurs des écoles en formation) consomment plus que les individus du même âge selon un travail que nous avons produit en 2003/2004. C’est au minimum une ambiguïté mais aussi un paradoxe car cette minorité de consommateurs semble influencer la société toute entière.

Comment gérons-nous ces ambiguïtés ?

Les acteurs de prévention sont un exemple de cette ambiguïté. L’éducation pour la santé ne peut-elle pas être une ébauche de réponse à ces questions, un début de compréhension ?

Il nous semble, a priori, que la réponse soit avant tout éducative, formative et non pas médico-sociale et encore moins répressive. Il faut aussi tenir compte des ambiguïtés même de la notion de la prévention qui peut prendre des positions extrêmement diversifiées suivant les interlocuteurs. Notre travail se propose de clarifier certaines de ces ambiguïtés.

Dans une première partie, nous explorerons le cannabis, un produit pas comme les autres puisqu’il suscite des prises de position quelquefois décalées et souvent idéologiques. Est-ce dû à l’importance de sa consommation actuelle, à son caractère addictif ou à ses représentations sociales ? Nous nous interrogerons sur la pertinence de la notion d’addiction concernant ce produit. Nous explorerons également comment est prise en compte la réalité de ce produit dans les contenus des formations initiales de ceux qui seront les futurs acteurs de prévention. Enfin, le sujet de ce travail sera défini en fonction d’un travail préliminaire effectué en 2003/2004 qui montre que les acteurs de l’éducation pour la santé sont de plus gros consommateurs que la population générale du même âge. Nous chercherons à définir en quoi les représentations sociales, les attitudes, les normeset les connaissances constitutives de l’identité personnelle des futurs acteurs de prévention influencent-t-elles l’identité professionnelle naissante et constituent un éventuel obstacle pour accomplir la mission de prévention en particulier des conduites addictives dont la consommation de cannabis dévolue à ces individus ? 

La deuxième partie posera les champs théoriques du travail de thèse. On s’attachera à exposer les notions d’éducation pour la santé dans ses dimensions historiques et conceptuelles. Puis, nous reviendrons sur la notion de représentations sociales en tant qu’elles sont un facteur structurant des comportements individuels. Enfin, la notion de construction identitaire qu’elle soit personnelle ou professionnelle sera interrogée.

La partie expérimentale sera l’objet de notre troisième partie. Sur la base d’un travail précédent, nous montrerons à travers deux nouvelles enquêtes l’une longitudinale, l’autre transversale/longitudinale quelles sont les influences des facteurs sociodémographiques et de l’engagement professionnel sur l’évolution de cette consommation. Nous discuterons des résultats obtenus.

La quatrième et dernière partie tentera après l’analyse des résultats de les situer dans des perspectives existantes telles que la carrière du fumeur telle que la décrit HS. BECKER 8 , la sociologie du risque et au-delà de l’existant, nous proposerons éventuellement notre propre modèle de compréhension.

Enfin, notre conclusion montrera les perspectives d’ouverture que permettra ce travail vers d’autres hypothèses de recherche et des réalisations pratiques.

Notes
1.

Edition datée du Mercredi 11 juillet 2007, p. 26.

2.

Courrier International n° 868 du 21 au 27 juin 2007.

3.

The Independent, édition du 18 mars 2007. 

4.

Libération, n°8164, édition du mardi 7 août 2007.

5.

expertise collective inserm. Cannabis. Quels effets sur le comportement et la santé ? Les Editions Inserm, Paris 2001.

6.

MILDT, Revue de presse du 22 novembre 2001 sur www.drogues.gouv.fr .

7.

MILDT, Revue de presse du 23 novembre 2001 sur www.drogues.gouv.fr .

8.

BECKER (H.S.) Outsiders, Études de sociologie de la déviance, Éditions Métallié, 2005, (1ère édition, 1963), 252 p.