L’article 53 présente un des travaux du Laboratoire de Psychologie Sociale de l’Université de Provence, portant sur les conceptions et usages associés aux substances psychoactives 54 . La présente étude avait pour objectif d’explorer le champ des représentations liées à l’objet “drogue”, en fonction de l’âge des individus.
La drogue est un objet social par excellence tant elle fait intervenir des systèmes de régulations sociales et normatives. La redéfinition permanente des dangerosités attribuées aux substances psychoactives rend pertinent de s’intéresser aux représentations sociales que la population élabore sur ce sujet. En effet, les représentations, que l’on peut assimiler à des « formes de pensées de sens commun », permettent la construction de connaissances plus ou moins élaborées qui s’opposent bien souvent à celles de l’expert ou du scientifique 55 . Étudier les représentations sociales de la drogue permet d’explorer les perceptions et images véhiculées, par les individus, vis-à-vis de celle-ci, et de mettre à jour les mécanismes qui régissent les catégorisations (en termes de danger et d’interdit) qui lui sont associées. Les usages de drogues sont des pratiques sociales, régulées par des déterminants sociaux tels que l’âge. A travers cette recherche, qui se veut exploratoire, les auteurs ont exploré l’impact de l’appartenance sociale (via l’âge) sur ces phénomènes représentatifs 56 .
Cette étude a été réalisée, à partir d’entretiens de recherche, auprès de 50 personnes : 25 personnes de 18-25 ans (13 hommes et 12 femmes) et 25 personnes de 45-65 ans (13 femmes et 12 hommes) sur la commune d’Aix-en-Provence. Dans un premier temps, les auteurs proposent une analyse thématique pour appréhender les “logiques” à travers lesquelles les individus s’approprient cet objet.
La représentation de la drogue renvoie à un univers anxiogène pour les personnes les plus âgées. La drogue renvoie à l’image d’un “fléau”, comparée par analogie à une maladie qui se transmet d’individu à individu. La désagrégation du lien social et les signes physiques de sa consommation (renvoyant un contenu stigmatisant) sont perçus comme les symptômes de cette maladie.
Les propos spontanés des plus jeunes se distinguent de ceux de leurs aînés. Les jeunes parlent des drogues quand ils parlent de la drogue et font des distinctions. Ces distinctions le sont sur la base de la dangerosité associée aux différentes substances (drogues douces / drogues dures) mais aussi sur leur aspect légal (substances licites / illicites). Les propos des personnes les plus âgées sont émaillés de références aux “faits divers”, les événements relatés sont ceux lus dans la presse, ou que d’autres personnes ont porté à leur connaissance.
Ces récits mettent en scène la violence qui trouve son origine dans une double perspective, incluant la recherche d’argent et la perte de contrôle liée à la consommation de drogue. Cette violence s’exprime sous diverses formes, allant du vol au meurtre. Pour les plus âgés, l’agression et/ou le meurtre parental représente le dernier niveau d’avilissement du drogué. Cette remise en cause “ultime” de la parentalité revêt une importance symbolique forte pour ces personnes qui sont, dans leur grande majorité, parents voire grands-parents.
Pour les jeunes interrogés, les “savoirs” sur les drogues s’élaborent à travers leur environnement social, qu’il s’agisse d’expériences individuelles (expérimentations et consommations personnelles de substances) ou collectives (consommations de personnes proches, visibilité sociale de la consommation) tandis que pour les personnes plus âgées ce sont les médias (journaux télévisés, presse écrite, mais aussi films de fiction) qui sont cités comme source d’information sur les drogues et leurs contextes d’usages .
Si le contact avec la cocaïne et l’héroïne reste marginal pour l’ensemble des personnes interrogées (tous âges confondus), on peut noter que la proximité aux autres substances est différente en fonction de l’âge des interviewés, notamment en ce qui concerne les substances illicites. La consommation de celles-ci (principalement cannabis et ecstasy) est davantage “visible” aux plus jeunes, justifiant à posteriori une certaine forme de banalisation des usages. Cette proximité constitue un fonds dans lequel les individus vont puiser pour élaborer leurs propos sur la drogue et négocier les dangerosités attribuées aux différentes substances. “La drogue c’est surtout les jeunes”, ce type de propos est récurrent chez les personnes les plus âgées. Pour ces personnes “les jeunes” constituent une catégorie homogène, un “groupe uniforme”.
L’association entre jeunesse et drogue permet de souligner le rôle important accordé au cadre légal des substances dans la représentation que les personnes âgées ont de la drogue. Les drogues étant, pour ces personnes, préférentiellement définies à travers un contexte législatif. Ainsi, si une drogue est de préférence une substance illicite et que les jeunes consomment davantage ce type de substance, peuvent-ils être catégorisés comme “drogués”. Ceci permet d’exclure en partie la consommation des substances légales du monde de la drogue (phénomène que nous avons vu également chez les jeunes de LE REST).
‘« Les plus jeunes quant à eux n’associent pas la consommation de drogue(s) à un groupe social en particulier, en effet, ils privilégient un discours qui met en avant la relation de l’individu face à la substance. Dès lors, ce n’est plus l’idée d’un “groupe à risques” qui prédomine, comme chez les plus âgés, mais celle d’un individu et de son histoire personnelle. »’Dans un deuxième temps, les auteurs mettent en évidence les représentations qui permettent de différencier les deux groupes de l’échantillon (les plus jeunes et les plus âgés).
Le cannabis apparaît être le marqueur principal de la différence entre générations. En effet, la consommation de cannabis et/ou les contacts réguliers avec des consommateurs concernent quasi exclusivement les personnes les plus jeunes. Pour eux, cette substance est perçue comme peu dangereuse mais illégale. Elle cristallise l’opposition entre les différents types de catégorisation, qu’ils soient basés sur la dangerosité ou l’aspect légal des substances. Cette opposition renvoie en écho à celle opérée entre cannabis et alcool, ce dernier étant jugé comme davantage nocif tout en étant légal. (Les deux dimensions sont le plus souvent associées afin de souligner les incongruités de la situation, voir là aussi LE REST).
‘Les plus jeunes ne font pas dans le prosélytisme mais plutôt dans le « pragmatisme ». La dangerosité doit être le critère de toute catégorisation plutôt qu’une classification héritée culturellement qui ne prend pas en compte les effets des substances « » (Idem LE REST)’Les plus âgés assimilent le cannabis à une drogue qui même si sa moindre dangerosité est soulignée, n’en reste pas moins une entrée vers d’autres drogues plus dures (Théorie de l’escalade).Cette théorie de l’escalade est absente chez les plus jeunes. L’intérêt de ces études est de mettre en évidence les mécanismes d’appropriation des discours préventifs par les individus dont il faut tenir compte.
Chez les plus âgés, les caractéristiques endogènes de la substance lui confèrent son statut de drogue alors que pour les plus jeunes, le statut de drogue d’une substance renvoie constamment au rapport que l’individu va entretenir avec elle. Ce statut repose sur l’expérience personnelle des individus.
Cette opposition est très classique renvoyant d’une part chez les plus âgés à ce que l’on a appelé l’approche « produit » contre d’autre part, ce qui a été mis en œuvre pendant plusieurs années par N. MAESTRACCI à la tête de le MILDT sous la forme d’une approche par comportement d’usage (usage occasionnel, abus, dépendance) appuyée sur les rapports PARQUET et ROQUES.
Cette opposition correspond également à deux types de discours préventifs sur la drogue. Les premiers messages des campagnes de prévention mettaient en scène la drogue comme un “mal personnifié” seul responsable des toxicomanies : “La drogue c’est de la merde” ; “La drogue, parlons-en avant qu’elle ne lui parle”. Les discours préventifs plus récents ont privilégié le rapport aux substances comme base de réflexion sur la drogue, l’objet autonome devenant de fait le produit d’une relation particulière entre une substance et un individu : “La dépendance, ça commence quand ?”; “Et vous, vous en êtes où avec l’alcool ?” On verra plus loin que les messages ont encore évolué vis-à-vis du cannabis lors de la campagne de 2005 : « Le cannabis est une réalité »
Les auteurs s’interrogent en conclusion sur l’opportunité de mettre en parallèle l’appropriation des discours de prévention avec un effet générationnel. Cependant, ils soulignent « » et de citer JC. ABRIC 57 : « »
Les auteurs soulignent également que les représentations élaborées vis-à-vis de la drogue renvoient à des composantes différentes de la réalité sociale, qu’il s’agisse de l’appartenance sociale des individus (âge) ou de la proximité aux substances (pratiques comprises), chacune participe au caractère polysémique de l’objet drogue.
Ces représentations influencent pour une part importante le sens qui va être donné aux messages préventifs diffusés qui sous peine de ne pas être perçus voire d’être rejetés doivent prendre en compte la pluralité des systèmes de représentations préexistants.
Ce texte permet de faire un pas de plus dans le dénombrement des représentations sociales des drogues et en particulier du cannabis.
Nous allons maintenant nous intéresser à deux expériences étrangères à la France.
DANY, (L.), APOSTOLIDIS, (T.), « L’étude des représentations sociales de la drogue et du cannabis/ un enjeu pour la prévention », Santé publique, 2002, volume 14, n° 4, pp 335-344.
APOSTOLIDIS, (T.), EISENLOHR, (S.), « Le rapport aux drogues chez des jeunes en situations de précarité à Marseille : enjeux pour la prévention. », Faire savoir, 1, 51-60. (2002).
GUIMELLI, (C.), La pensée sociale. Paris : Presses Universitaires de France, 1999.
DANY, (L.), « L’effet « génération » dans les représentations sociales de la drogue » in Priorités Santé, n° 6, 2003, pp 14-15.
ABRIC, (J. C.), « L’approche structurale des représentations sociales : développements récents », Psychologie et Société, 4, 81-103, 2001.