Typologie et évolution des opinions au début des années 2000 

L'enquête EROPP 2002 dresse un panorama des opinions de la population française à partir d'un échantillon de la population (2000 personnes de 15 à 75 ans interrogées pendant une vingtaine de minutes sur leurs connaissances en matière de drogues et leurs opinions sur différents sujets allant de la consommation de cannabis à la substitution en passant par les effets des politiques publiques).

Au sein des commentaires d’EROPP 2002, un chapitre a été consacré au cannabis dont nous donnerons quelques aspects.

Sa consommation voit l’élévation sensible de la prévalence de son usage au cours de la vie depuis le début des années 1990 (elle est passée de 19,6 % en 1999 à 23,2 % en 2002, p < 0,001). Cependant, la population n’est toujours pas prête à l’autorisation d’en consommer sous condition (34 % des personnes interrogées y sont favorables, en 1999 comme en 2002).

La proposition de mise en vente libre reçoit plus de réponses favorables en 2002 qu’en 1999 (23,9 % contre 17,1 %).

La comparaison des réponses à chacune des questions d’opinions concernant le cannabis dans EROPP 1999 et EROPP 2002 a permis de mettre en évidence certaines évolutions des représentations de ce produit dans la population même si cela ne permet pas d’opérer une cartographie des principaux courants d’opinion dans leur ensemble.

Les individus qui ont répondu de manière similaire aux différentes questions ont été regroupés et au sein de chaque profil d’opinion obtenu, les individus interrogés lors des deux exercices d’EROPP ont été différenciés.

Les questions communes aux deux enquêtes sont les suivantes : le seuil au-delà duquel il est dangereux de consommer du cannabis, l’opinion sur la vente libre (légalisation), la perception de l’interdiction de la consommation comme une atteinte à la liberté individuelle et enfin l’opinion sur la thèse de l’escalade.

Au final, sept profils d’opinion ont été distingués :

  • La première classe regroupe 34,1 % de l’échantillon. Ces personnes sont un peu plus souvent des femmes (58 % contre 52 % en moyenne), plutôt âgées : elles ont 47 ans en moyenne (contre 42 dans l’ensemble de l’échantillon). Ces individus sont un peu plus souvent sans diplôme ou diplômés du certificat d’études (28 % contre 18 %), et appartiennent plus souvent à un ménage dont la personne de référence est un ouvrier (34 % contre 23 %). À peine 5 % d’entre eux ont déjà fumé du cannabis au cours de leur vie (contre 22 %) et ils condamnent sans nuance le cannabis en choisissant presque toujours d’exprimer leurs opinions par des modalités extrêmes. Ainsi, près des neuf dixièmes pensent que le cannabis est dangereux dès l’expérimentation ou sont tout à fait d’accord avec la thèse de l’escalade. Sur le plan politique, près des neuf dixièmes se prononcent tout à fait contre sa mise en vente libre, tandis que six sur dix estiment que l’interdiction actuelle d’en consommer n’est pas du tout une atteinte à la liberté individuelle. Malgré leur hostilité déclarée au cannabis, ces personnes se montrent tout de même favorables aux mesures de soin ou de réduction des risques proposées, bien que moins souvent que la moyenne de la population. Ces personnes, qui représentent l’opinion majoritaire, manifestent donc un rejet radical.
  • La deuxième classe regroupe 24,2 % de l’échantillon, un peu plus souvent des femmes (58 % contre 52 %), âgées de 42 ans en moyenne. Ces individus ne se distinguent pas clairement de la moyenne par leur niveau de diplôme ou l’activité du chef de ménage dont ils sont issus. Ils sont presque deux fois moins nombreux que la moyenne à avoir déjà fumé du cannabis au cours de leur vie (10 % contre 22 %). Une large majorité pense que le cannabis est dangereux dès l’expérimentation, et si tous sont plutôt d’accord avec la thèse de l’escalade, leur opinion à ce sujet est toujours modérée. Sur le plan politique, ils se montrent plus réticents que la moyenne vis-à-vis de la légalisation comme de l’idée selon laquelle l’interdiction de consommer du cannabis serait une entrave à la liberté individuelle. Par rapport aux personnes qui rejettent radicalement le cannabis cependant, leur opinion est moins souvent radicale. Malgré cela, ces personnes sont moins favorables aux mesures de soin et de réduction des risques que les membres de la classe précédente, en particulier à l’égard de la prescription de cannabis à certains grands malades. Ces personnes manifestent donc une condamnation franche du cannabis.
  • La troisième classe regroupe 11,8 % de l’échantillon, à peine plus souvent des hommes (52 % contre 48 %), âgés de 39 ans en moyenne. Ces individus se distinguent mal de la moyenne par leur niveau d’étude ou l’activité professionnelle du chef de ménage dont ils sont issus. Ils sont un peu moins nombreux que la moyenne à avoir déjà fumé du cannabis au cours de leur vie (18 % contre 22 %), mais leur dernière expérience est souvent ancienne : ils sont presque trois fois moins nombreux que la moyenne à en avoir fumé au cours de l’année (3 % contre 8 %). Pour eux, le cannabis est dangereux dès qu’on en fume de temps en temps, et conduit plutôt à consommer par la suite, des produits plus dangereux. Ces individus rejettent massivement la légalisation du cannabis, et jugent que l’interdiction d’en consommer n’est pas une atteinte à la liberté individuelle. Toutefois, sur ces questions politiques, leurs avis sont plus souvent des rejets modérés que des rejets tranchés. Ces individus expriment également un assentiment moyen aux mesures de soin interrogées : ils sont en particulier un peu plus souvent défavorables à la prescription de cannabis à certains grands malades. Ils manifestent donc une condamnation modérée du cannabis.
  • La quatrième classe regroupe 2,2 % de l’échantillon, plus souvent des hommes (68 % contre 48 %), âgés (49 ans en moyenne). Comme précédemment, les caractéristiques sociales de ces individus sont très proches de la moyenne. Ces personnes sont aussi nombreuses que la moyenne à avoir déjà fumé du cannabis (22 %), mais manifestent des opinions plutôt favorables, quoique peu tranchées, à son égard. Ce qui les distingue est le fait qu’elles ont souvent refusé de répondre : ainsi, aucune ne s’est prononcée sur la dangerosité du cannabis. Néanmoins, ces individus n’y sont pas particulièrement hostiles : ils rejettent plus souvent que la moyenne la thèse de l’escalade (peut-être parce qu’ils auraient voulu préciser leur réponse et que, selon eux, la dangerosité ne se juge pas seulement à la fréquence d’usage), et acceptent plus souvent la proposition de mise en vente libre ou l’idée que l’interdiction de consommer du cannabis est une atteinte à la liberté individuelle. Ces personnes se montrent plus souvent que la moyenne tout à fait d’accord avec la prescription de cannabis à certains malades. Elles manifestent donc un relatif détachement vis-à-vis du cannabis, tout en lui étant plutôt favorable.
  • La cinquième classe regroupe 2 % de l’échantillon, en grande majorité des femmes (63 % contre 52 %), plutôt âgées (55 ans en moyenne). Ces individus sont peu diplômés (23 % contre 11 % ne possèdent que le certificat d’études) et sont deux fois moins nombreux que la moyenne à avoir déjà fumé du cannabis au cours de leur vie (10 %). Ils expriment des positions peu tranchées et refusent tous de se prononcer sur la thèse de l’escalade. Ces personnes sont donc non concernées par le cannabis (et sans doute par le reste de l’enquête).
  • La sixième classe regroupe 26,7 % de l’échantillon, en grande majorité des jeunes hommes (59 % d’hommes, 35 ans en moyenne). Ces personnes ont un niveau d’étude élevé : 36 % (contre 27 %) possèdent au moins un diplôme équivalent à bac + 2 ; de même elles sont plutôt issues de ménages de cadres ou de professions intellectuelles supérieures (28 % contre 23 %). Ces individus sont 2,5 fois plus nombreux que la moyenne à avoir déjà fumé du cannabis au cours de leur vie (53 % contre 22 %) et trois fois plus nombreux au cours de l’année (22 % contre 8 %). Ils n’occultent pas la dangerosité du cannabis, même s’ils la situent à un niveau de consommation élevée : les neuf dixièmes jugent qu’une consommation quotidienne est dangereuse. Leur rejet de la thèse de l’escalade est quasi unanime, mais si leurs positions politiques en faveur du cannabis sont souvent claires, elles sont rarement radicales. Ainsi, une courte majorité juge que l’interdiction actuelle de fumer du cannabis est une atteinte à la liberté individuelle, et souhaiterait sa légalisation. Ces individus sont très favorables à la prescription de produits de substitution aux usagers dépendants ou de cannabis à certains grands malades. Ils sont donc favorables et modérés vis-à-vis du cannabis, dans la mesure où ils n’en occultent pas totalement la dangerosité.
  • La septième classe regroupe 4,1 % de l’échantillon, en grande majorité des jeunes hommes (70 % d’hommes, 31 ans en moyenne). Ces individus se distinguent par un très haut niveau d’étude : 28 % (contre 16 %) ont un diplôme de niveau bac + 3. Ils sont trois fois plus nombreux que la moyenne à avoir déjà fumé du cannabis au cours de leur vie (77 % contre 22 %) et six fois plus nombreux au cours de l’année (47 % contre 8 %). Ces consommateurs expriment des opinions très radicales en faveur du cannabis. Ainsi, tous pensent que le cannabis n’est jamais dangereux, et les sept dixièmes jugent que sa consommation ne mène pas du tout à celle de produits plus dangereux. Sur le plan politique, un tiers juge que l’interdiction d’en consommer est tout à fait une atteinte à la liberté individuelle, et les quatre dixièmes sont très favorables à sa légalisation. Une très large majorité approuve tout à fait les mesures de prescription de produits de substitution ou de cannabis à certains grands malades. Au final, ces individus nient la dangerosité du cannabis et sont très radicalement en faveur de sa légalisation.

En 1999 et 2002, les personnes interrogées dans EROPP expriment des opinions assez proches à l’égard du cannabis.

L’évolution la plus importante concerne la classe des « favorables modérés » qui regroupe 21,7 % des personnes interrogées. Cette classe est la seule à être davantage composée de personnes interrogées en 2002, ce qui tend à montrer le développement de ce courant d’opinion au cours de ces trois dernières années. Les mêmes hypothèses que précédemment pourraient permettre d’interpréter ce changement. Ainsi, au sein de cette classe, les enquêtés de 2002 sont plus nombreux que ceux de 1999 à avoir fumé du cannabis au cours de l’année (24 % contre 19 %).

Il existe donc des modulations nettes dans les modes d’acceptation et de refus du cannabis, tant sur le plan de sa dangerosité, des croyances sur le fait que sa consommation conduirait à celle de drogues plus dures, que de son statut légal.

Les clivages d’opinions recoupent clairement certaines grandes oppositions classiques, dans les enquêtes sur les usages de produits psychoactifs, entre les sexes et les générations : les hommes, plus consommateurs que les femmes, sont plus tolérants voire plus favorables au cannabis ; les personnes plus âgées sont moins consommatrices, moins tolérantes et le jugent plus dangereux. Celles-ci se doublent d’oppositions en termes de diplômes, de catégories d’activités professionnelles et, dans une moindre mesure, de type d’habitat : les personnes plus diplômées ou occupant des postes des catégories socioprofessionnelles supérieures (cadres et professions intellectuelles supérieures), ont tendance à se montrer plus favorables au cannabis, et inversement, c’est parmi les habitants des grandes agglomérations urbaines et surtout de l’agglomération parisienne que les proportions de personnes favorables au cannabis sont les plus élevées.

Sans surprise, les opinions favorables à la consommation sous condition comme la vente libre du cannabis sont fréquentes parmi les usagers : elles expriment sans doute tout à la fois un désir de normalisation de leur situation comme une certaine rationalisation de leurs usages.

Ces résultats illustrent en grande partie la diffusion relativement différenciée du cannabis dans les couches de la société, en particulier du point de vue de l’âge…Ce sont en effet les individus qui sont socialement favorisés qui prônent les mesures les plus libérales concernant le statut légal du cannabis et de sa consommation ; ce sont également eux qui rapprochent ces mesures du respect de la liberté individuelle d’un désir d’indépendance qui va de pair avec la responsabilité individuelle et l’autonomie. Ces personnes sont sans doute à même de pouvoir exercer cette liberté : elles ont probablement les moyens d’être responsables et autonomes vis-à-vis de leur consommation de substances psychoactives. Mais ne faut-il pas déceler un effet du niveau d’éducation et de la position sociale qui, justement, donnent les moyens d’exercer cette liberté et d’être responsable ? Dans une certaine mesure, ce désir témoignerait donc d’une ignorance des autres et de leurs conditions de vie. La typologie permet donc ici de retrouver une opposition qui est au cœur de nombreuses réflexions en santé publique.

La prise en compte de ces données nous servira d’éléments de comparaison avec les données recueillies lors de notre propre travail de recherche.