La France invente sa pratique en matière d’addiction

Des rapports structurants pour nos pratiques sont apparus dans le milieu des années 90.Un premier rapport intéressant est celui produit par la commission HENRION 81 , en février 1995, après de nombreuses auditions faites à la fin de l’été 1994. Ce rapport, demandé à l’époque par le gouvernement Balladur, sera traité avec un certain mépris par les pouvoirs publics et connaîtra le sort habituel qu’on donne aux rapports, c’est-à-dire un classement sans suite. En revanche, le rapport du professeur PARQUET 82 , marque un tournant décisif dans la prise en charge des usagers. En effet, suivant ce que pressentaient les cliniciens, il propose de délaisser ce que l’on appelle communément l’approche « produits » au profit d’une approche par comportements d’usage. Il n’est pas inutile de rappeler que ce rapport s’intitule : « Pour une politique de prévention en matière de comportement de consommation de substances psycho actives ». Il annonce ce que chacun constate sur le terrain, en particulier le fait qu’il n’existe pas des drogues licites ou illicites, dures ou douces, mais des substances qui ont une action sur le psychisme des individus. Il définit trois types d’usage :

L’usage habituel, qui pour certains correspondra à l’absence de consommation, pour d’autres à une consommation socialement réglée, pour d’autres encore à une consommation occasionnelle. Cet usage, qui n’entraîne pas de conséquences, ne peut être considéré comme pathologique. Ce sont essentiellement des critères sociaux, médicaux ou légaux qui vont déterminer cet usage. Ainsi existe-t-il en France une consommation socialement acceptée d’alcool, avec ses rites et sa symbolique, même si cet usage n’est plus le même chez les jeunes générations. En revanche, apparaissent de nouvelles perceptions concernant le cannabis, qui n’existaient pas il y a une vingtaine d’années.

L’usage nocif ou abus concerne généralement l’absorption massive d’une grande quantité de produits dans un minimum de temps. Cette notion est un peu difficile à accepter pour soi-même alors qu’on la remarque très bien pour les autres. L’alcool en fournit un bon exemple : on boit toujours avec modération et si l’on a dépassé les trois verres, c’était forcément exceptionnel et parce qu’une bonne occasion se présentait… Ainsi est-il difficile de faire comprendre à des étudiants abuseurs d’alcool dans les fêtes du jeudi soir qu’ils ont un usage nocif de cette substance. Ils ont une représentation sociale de l’alcoolisme qui correspond aux buveurs quotidiens de vin ou de bière, avec son cortège de violence et de misère, ou bien encore à l’alcoolisme mondain des milieux favorisés, à base de whisky et de cognac. Quand ils abusent d’un produit, ils ne ressentent pas durablement les effets délétères de la substance. Ils sont généralement jeunes et en bonne santé, et il faut qu’ils fassent un grand effort intellectuel pour se projeter dans une pathologie due à la consommation qu’ils considèrent occasionnelle. Le problème est que cet « occasionnel » est très fréquent.

C’est pour cette raison que l’on ajoute à la définition de l’usage nocif ou abus de substances la notion de risque social. En effet, la consommation abusive d’alcool semble tolérée dans un cadre privé. Si vous êtes raisonnable, vous ne prendrez pas le volant de votre véhicule après avoir bu. Votre abus d’alcool ne sera repéré que par votre entourage et vous testerez alors leur tolérance à votre comportement. En revanche, si vous sortez dans la rue et que vous agressez le premier passant ou, pire, si vous prenez votre voiture et que vous causez un accident, votre usage nocif sera évident.

La dépendance, enfin, est ce qui se repère le mieux. C’est la représentation traditionnelle de « l’alcoolique », de « l’héroïnomane », du « drogué ». Quelque soit la substance, la dépendance se caractérise par un sujet dont toute la vie s’organise autour de la recherche et de l’absorption de produits psychoactifs. On pense souvent qu’il est plus facile de soigner des abuseurs (qui boivent rarement mais beaucoup en une seule fois) que des dépendants, or la clinique nous apprend le contraire. En effet, les abuseurs ne se reconnaissent pas malades – à leurs yeux, seul le fait de boire tous les jours est jugé comme étant un signe de gravité – alors que les dépendants ne peuvent quant à eux faire autrement que de reconnaître la gravité de leur état. D’autre part, il existe davantage de moyens pour soigner les dépendants que les abuseurs. La « tolérance sociale » fait le reste : le vieil alcoolique est sympathique tant qu’il n’embête pas son monde ; le toxicomane peut bien faire la quête tant qu’il n’est pas agressif ; l’adolescent passant son temps dans sa chambre à fumer du cannabis ne gêne personne et ne met pas sa santé en danger, sauf bien sûr quand cela vous touche personnellement.

Notes
81.

HENRION, (R.), Rapport de la Commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie, La Documentation française, Paris, 1995.

82.

PARQUET, (P.-J.), Pour une prévention de l’usage des substances psychoactives : usage, usage nocif, dépendance, Rapport MILDT, CFES, Vanves, 1998.