Les étudiants enquêtés apparaissent comme de grands adolescents et on peut facilement les reconnaître dans ces pratiques héritées de leur identité personnelle antérieure et qui se reconstitue ou se crée à l’occasion de la formation. Il n’est d’ailleurs pas anodin de constater que la consommation augmente en début de deuxième année chez les éducateurs et les infirmiers en formation, moment où les amitiés sont affirmées par une année d’apprentissages plus théoriques que pratiques et où le temps passé en commun est extrêmement important. L’esprit de corps est en train de naître et va se confronter bientôt à la réalité du terrain.
Dans un même ordre d’idée, l’augmentation de la consommation de cannabis se fait au moment de l’internat chez les médecins. Auparavant, les étudiants apprentis médecins sont placés sous la responsabilité des internes et des chefs de clinique. Ils sont là pour apprendre et n’ont pas à pratiquer d’actes de leur propre chef. À partir de l’internat, même s’ils sont encore placés sous la responsabilité d’un médecin senior, les internes sont face à la réalité du terrain ; de plus, ils vont agir en première ligne, être confrontés à des situations difficiles « pour de vrai », ils ne jouent plus pour très longtemps au docteur : ils vont bientôt l’être. On peut penser alors que là aussi, la notion de corps spécifique se fait jour à travers la naissance d’actes professionnels.
On peut aussi interpréter l’augmentation de la consommation de cannabis à ces deux périodes clés pour chacune des professions comme étant une réaction d’adaptation au stress. En effet, les vertus supposées anxiolytiques du cannabis vont venir répondre à ces accès de stress face aux responsabilités naissantes.
Ces notions de surconsommations de produits psychotropes dont le cannabis sont assez connues dans les professions médicales même si les publications ne sont pas légion en France. Nous en citerons cependant quelques unes
P. LAURE et C. BINSINGER 247 dans un travail dont l’objectif était de contribuer à décrire les produits consommés par les médecins généralistes pour lutter contre la fatigue ou le stress. Ils ont menés une enquête téléphonique auprès de 402 généralistes en France (méthode des quotas). Au cours des 12 derniers mois, les 202 répondants (49 femmes et 153 hommes, âgés en moyenne de 45,6 ± 5,6 ans) ont été 19 % à dire avoir pris des produits pour lutter contre le stress (11 % des benzodiazépines), 24 % des produits contre la fatigue, 33 % à fumer du tabac et 20 % à avoir expérimenté le cannabis. Enfin, 44 % ont pris des produits pour tenir le coup au cours de leurs études, surtout ceux qui prennent actuellement des produits contre le stress. Les auteurs posent deux questions en conclusion : l'impact de ces usages sur les ordonnances des médecins et la prévention de leurs pratiques addictives.
On trouve aussi cela chez les médecins hospitaliers comme en témoigne l’article d’A. TRICHARD, T. DANEL & A. SOBASZEK 248 . 199 médecins du Centre hospitalier régional universitaire de Lille (France) ont répondu à un auto-questionnaire évaluant le niveau d'épuisement professionnel et la consommation de psychotropes due au travail. La prise d'un psychotrope due au travail existe chez 26 % des praticiens, dont pour la moitié plus d'une fois par mois. La consommation journalière concerne 2 % d'entre eux. Il n'y a pas d'effet de l'âge, du sexe ou du type de spécialité sur la prise de traitement. Il existe par contre une relation significative entre la prise de traitement à cause du travail et le niveau d'épuisement émotionnel et ce, d'autant plus que son niveau est élevé.
Un autre travail 249 enfin portant sur les sentiments éprouvés par les échographistes quand ils sont confrontés à l’annonce en direct d’un diagnostic prénatal. Trente trois pour cent d’entre eux ont recours à une surconsommation d’alcool, de tabac, de médicaments ou de drogues pour « gérer » leur stress de façon bien supérieur à des praticiens devant annoncer des diagnostics de façon différée après en avoir parlé en équipe par exemple. Nos internes débutants en manque d’expérience peuvent ressembler à ces praticiens de première ligne et avoir aussi recours de façon « thérapeutique » au cannabis. Nous aurions pu ajouter dans notre questionnaire sur les normes deux items sur la consommation occasionnelle ou régulière de psychotropes.
Quoiqu’il en soit, le médecin n’est pas à l’abri des consommations et il gère son stress comme il peut. Ce qui semble surtout problématique, c’est la reconnaissance par soi mais également par les autres de cette consommation.
LAURE, (P.), BINSINGER, (C.), Consommation de produits aux fins de performance par les médecins généralistes, Thérapie, 2003, vol. 58, no 5, pp. 445-450
TRICHARD, (A.), DANEL, (T.), SOBASZEK, (A.), Épuisement professionnel et consommation de psychotropes chez les médecins hospitaliers, Alcoologie et addictologie, 2005, vol. 27, no4, pp 303-308.
OUCHCHANE,(L.), HEINRICH-FISCHER-LOKOU,(A.), GRONDIN, (M.-A.), LEJEUNE, (M.-L.), MEYER, (F.), LAURICHESSE-DELMAS, (H.), GALLOT, (D.), GLANDDIER, (Y.), GERBAUD, (L.), LEMERY, (D.), Stress and worn-out feeling in physicians practicing ultrasonography for prenatal diagnosis: A national survey in 1050 French practitioners, Ultrasonography in Obstetrics and Gynaecology, in press.