Conclusion générale

Dans un monde aux valeurs ambiguës, le cannabis tient lui-même une place ambiguë. Sa consommation peut être assimilée à une addiction quand l’addiction tient elle-même un rôle ambigu.

Les valeurs de notre monde ont profondément évolué et ce qui était réprouvé hier ne l’est plus aujourd’hui. Il semble que le monde n’a plus qu’une seule vérité mais de multiples vérités qui coexistent. Ainsi la consommation de psychotropes peut-elle être à la fois une aide à la performance ou bien une tentative pour échapper à l’horreur quotidienne. Dans les deux cas, il est important de valoriser la performance publique et de taire la consommation privée. Il est encore plus important de ne pas se faire prendre lorsque l’on a accompli une performance extrêmement médiatisée car on est dans ce cas-là voué aux gémonies. Le quart d’heure de célébrité médiatique promis par Warhol joue dans les deux sens. Dans les deux cas, le discernement nécessaire semble faire cruellement défaut.

Il en est de même pour la consommation de cannabis. Pendant longtemps, cette dernière a été assimilée à un usage fait pour les hippies, les beatniks dans un contexte contestataire. Les hippies et les beatniks d’il y a 30 ans se sont recyclés et leurs drogues tournent plutôt vers la cocaïne pour se stimuler et les médicaments pour se calmer. Leurs enfants par contre, dans une identification bien involontaire à leurs parents, se sont mis à consommer du cannabis en dehors de toute revendication. Les années 1990 ont vu l’expérimentation de cannabis pratiquement doubler. Cette augmentation a entraîné à n’en pas douter la banalisation de cette consommation. Néanmoins, si ce produit demeure associé à la fête et la convivialité chez les plus jeunes, il n’en va pas de même chez les usagers qui n’ont jamais expérimenté et qui considère le cannabis comme une drogue comme les autres. Il n’est pas étonnant dans ce contexte que le nouveau visage des entrepreneurs de morale apparaisse sous la forme de campagne de prévention « le cannabis est une réalité » qui joue à la fois sur la protection de la société et sur la nécessaire prévention envers les plus jeunes. Dans ce cas-là il ne s’agit plus d’ambiguïté mais d’ambivalence institutionnalisée.

Puisque les plus jeunes consomment, il n’y avait pas de raison de ne pas s’intéresser aux attitudes des étudiants que nous fréquentons le plus dans un contexte d’enseignement de la prévention des addictions à savoir les infirmiers et les éducateurs spécialisés ainsi que les étudiants en médecine et à un niveau plus lointain les professeurs des écoles en formation. L’opportunité d’avoir fréquenté ces différentes catégories de futurs professionnels à la fois dans un contexte d’apprentissage des savoirs théoriques mais également sur des lieux de stage et en dehors nous a convaincu de nous intéresser à des pratiques qui semblaient contradictoires. Une étude préliminaire nous avait amené à confirmer cet a priori en montrant la sur-expérimentation et la surconsommation notamment chez les garçons. Nous avions mis alors en évidence des facteurs qui semblaient liés à la protection de ces conduites. Mais cette première photo était statique et nous avons eu l’ambition de rechercher s’il y avait une évolution au fil d’un temps singulier qui s’appelle la période de formation.

Le paradoxe était relativement simple : comment est-il possible que des gens qui sont censés faire de la prévention puissent consommer plus que la population générale du même âge ? En quoi leurs représentations sociales jouent-elles sur cette consommation ? Y a-t-il des facteurs qui influencent cette consommation et y a-t-il un changement au fil du temps ?

Les hypothèses que nous avions formulées sur les facteurs favorisants et protecteurs et sur l’évolution au fil des ans se sont vérifiées. Comme facteurs associés à la consommation et à l’expérimentation nous avons retrouvé le fait d’être un garçon, ne pas avoir d’enfants, de ne pas avoir de religion ou d’avoir une religion autre que catholique. Comme facteurs réputés protecteurs, nous avons eu pratiquement les facteurs inverses à savoir être une femme, plus âgée, avoir des enfants et surtout avoir peur d’expérimenter ne serait-ce qu’une seule fois le cannabis. Cette peur se retrouve car les gens qui ne consomment pas sont des personnes qui le plus souvent n’ont jamais bu et n’ont jamais consommé de tabac.

Il existe donc des facteurs sociodémographiques mais également comportementaux qui influencent l’expérimentation et la consommation de cannabis. Ces facteurs sont constitutifs de l’identité personnelle et témoignent des représentations sociales de l’individu.

L’étape suivante était de voir si la formation induisait des modifications de comportement mais également de leurs représentations sociales.

On a montré que l’expérimentation et la consommation de cannabis augmentaient pendant les études avec un pic au début de la deuxième année notamment chez les élèves infirmiers et chez les éducateurs spécialisés alors que cette consommation augmentait chez les étudiants médecines quand ils étaient internes. Nous avons proposé plusieurs explications à cette occurrence. Tout d’abord, le fait que les gens avaient appris à se connaître et qu’ils étaient devenus amis ce qui favorisait l’expérimentation et la consommation. On assimile à ce moment-là l’usage de cannabis à une pratique récréative. La deuxième explication était que cette consommation arrivait au moment où les étudiants prenaient contact avec la réalité de leur métier et que cet esprit de corps pouvait renvoyer à une culture commune. La troisième explication presque inverse de la précédente renvoie à la gestion du stress dû à cette confrontation à l’expérience professionnelle. Dans ce cadre-là, le cannabis est utilisé comme un des médicaments permettant de diminuer la tension.

Pour mieux valider notre hypothèse d’influence de la formation et de la professionnalisation naissante, nous avons montré que la consommation baissait l’année d’après la formation et qu’elle était associée à une meilleure connaissance théorique concernant les addictions. On pourrait alors se satisfaire de cette diminution de l’usage mais on ne peut pas ne pas imaginer que les futurs acteurs de prévention vont utiliser leur expérience personnelle pour intervenir en direction du public pour effectuer leur mission.

On se trouve là encore face à un paradoxe à savoir qu’il semble difficile de faire de la prévention efficace en direction des plus jeunes en dénonçant simplement la phrase suivante : « oui, pour ma part, j’ai consommé mais j’ai été capable de m’arrêter » sans donner plus d’explications. Car c’est bien ce qui apparaît le plus difficile quand on veut convaincre de faire de la prévention de la consommation de cannabis, c’est que l’exemple personnel ne suffit pas pour expliquer l’universel. L’acquisition de connaissances théoriques dans ce domaine peut même avoir un effet contre-productif et justifier a posteriori la consommation en montrant à quel point la force de la volonté avait permis à l’usager occasionnel d’interrompre sa consommation. C’est contre ce clivage qu’il faut lutter à travers la mise en œuvre de formation à l’éducation pour la santé.

Dans toutes les professions concernées, il existe une part importante dévolue à la transmission. Cela paraît évident pour les professeurs des écoles mais ça l’est également dans tout ce qui va toucher à la prévention et à l’éducation thérapeutique pour les autres professions. Chacun a quelque chose à transmettre mais il faut être également convaincu de la nécessité d’apprendre à transmettre.

Comme il était dit dans le serment d’Hippocrate : «Je rendrai à leurs enfants le savoir reçu de mes maîtres ». Cette phrase a aujourd’hui disparu de la version révisée par le Conseil de l’Ordre des Médecins en 1996 alors que la transmission était une valeur cardinale dans le texte d’Hippocrate 276 « Je mettrai mon maître de médecine au même rang que les auteurs de mes jours, je partagerai avec lui mon avoir, et, le cas échéant, je pourvoirai à ses besoins ; je tiendrai ses enfants pour des frères, et, s’ils désirent apprendre la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement. » On peut cependant noter que le premier engagement de la nouvelle version fait la part belle à la prévention en affirmant : « Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux ».

Mais là encore comment promouvoir la santé si la transmission du savoir n’est pas valorisée. Peut-être est-ce la dimension affective qui fait peur alors que comme le signale Ph. MEIRIEU 277  : « Dans l’apprentissage, il est impossible de séparer le cognitif et l’affectif : apprendre suppose un travail sur l’image de soi et toute acquisition de connaissances engage nécessairement un réaménagement de la personne. On peut faire le choix méthodologique travailler sur la médiation cognitive – c’est même particulièrement conseillé quand on est enseignant -, on ne peut pas abolir par décret ce qu’on ne prend pas en compte par méthode » car il souligne aussi qu’il est impossible de séparer l’individuel du social et qu’il est nécessaire d’associer deux démarches pour leur « pouvoir émancipateur » ; la démarche documentaire (les savoirs théoriques de l’école) et la démarche expérimentale (les stages, le travail quotidien).

Dans ce contexte, il convient de tenir compte des interactions entre les connaissances, les valeurs et les pratiques telles qu’elles ont été théorisées dans le modèle KVP par P. CLÉMENT 278 . Pour transmettre en Éducation pour la santé, il convient effectivement de tenir compte du savoir scientifique de plus en plus abondant (K) et issu comme nous l’avons vu de plusieurs disciplines mais on ne peut faire l’impasse à l’heure actuelle sur les valeurs (V) dans leur sens le plus large qui comprennent les croyances, les opinions et les idéologies.

L’importance des pratiques sociales (P) mise en avant par JL. MARTINAND 279 doit comprendre de même les pratiques professionnelles des chercheurs, des professeurs et des étudiants pour analyser les conceptions de chacun d’entre eux. On doit également tenir compte des pratiques professionnelles futures des étudiants quand ils sont impliqués dans la formation initiale sans oublier bien entendu les conceptions actuelles et futures des pratiques citoyennes. Tout cela pour éviter de mettre en œuvre des pratiques qui reposeraient sur des savoirs erronés et des valeurs personnelles qui découleraient de ces savoirs.

La prise en compte permanente de ces interactions correspond à la nécessité d’avoir une attitude réflexive en tant qu’elle fait appel à l’intimité de chacun.

Car même s’il s’agit de santé publique et d’éducation pour la santé, c’est-à-dire d’une œuvre sociale à vocation universelle, elle n’est et demeure que la somme des individualités dans la fragilité et la force de leur intimité : fragilité car c’est la part la plus personnelle qui est éprouvée et force parce que si l’authenticité ne fait pas tout, elle est indispensable dans cette démarche.

L’éducation nationale semble avoir montré le chemin en tout cas dans les textes réglementaires et chacun dira que c’est son rôle. Les infirmiers et les éducateurs spécialisés se cherchent dans les groupes d’analyse des pratiques. À n’en pas douter, les prises de parole, l’affirmation et la reconnaissance de leur rôle propre devraient leur permettre progressivement de tenir leur place.

Que dire enfin des médecins et de leur formation ? Alors qu’elle est la plus longue, cette formation ne comprend presque rien sur la promotion de la santé alors que le serment d’Hippocrate révisé par le Conseil de l’Ordre réputé conservateur a introduit cette notion.

Nous formulons le souhait que, pour eux comme pour tous les autres, la confrontation quotidienne avec le patient ou l’élève citoyen plus qu’avec le patient ou l’élève consommateur modifiera, grâce à cette subtile alchimie qu’est la rencontre entre deux intimités, leur attitude initiale en montrant que l’amélioration de chacun est toujours non seulement souhaitable mais possible.

Notes
276.

Œuvres complètes d’Hippocrate, traduction nouvelle d’Émile LITTRÉ avec le texte grec en regard -J.B. BAILLÈRE - Paris 1844)

277.

MEIRIEU, (P.), Bloc-notes du 6 mai 2006 sur www.meirieu.com

278.

CLÉMENT, (P.), Didactic transposition and the KVP model: conceptions as interactions between scientific knowledge, values and social practices, Proceedings of ESERA, Summer School 2006, IEC, Braga (Portugal), p.9-18

279.

MARTINAND, (J.-L), Pratiques de référence et problématique de la référence curriculaire. In TERRISSE, (A.) (Éd.). Didactique des disciplines, les références au savoir, Bruxelles, De Boeck, 2000.