II -. Les traces et les marques de l’histoire religieuse

Toucher à la mémoire collective religieuse de l’Ardèche est risqué. En conséquence avant de s’aventurer sur cette « terre ardente », il faudra « déminer » le terrain. En effet, les guerres religieuses du XVIe, le souvenir des armées royales de Louis XIII empruntant les routes des dragonnades pour réduire les bastions protestants ardéchois, l’époque de la révocation de l’Édit de Nantes et du refuge au Désert, les guerres scolaires de la IIIe République, les années trente du XXe siècle et la Géographie électorale de l’Ardèche sous la III e République d’André Siegfried ont laissé des traces et des marques. Il faut être prudent lorsque les blessures causées par les « brûlures de l’histoire » ne sont pas encore cicatrisées.

L’histoire religieuse a laissé ses marques dans les lieux de mémoire de l’identité ardéchoise et le patrimoine huguenot aujourd’hui fait l’objet d’une attention particulière. Cette mémoire religieuse prend sa source dans les périodes troublées des guerres de religion et se lit dans le paysage et l’architecture. Ainsi, celui qui aime arpenter les chemins de traverse, peut aujourd’hui traverser les hauts lieux de la mémoire protestante du département répertoriés dans le guide des « chemins huguenots de l’Ardèche »  212 . Pour reprendre l’expression de Paul Ricœur dans sa réflexion sur Temps et Récit, « individu et communauté se constituent dans leur identité en recevant tels récits qui deviennent pour l’un comme pour l’autre leur histoire effective »  213 . Quelle est la situation sur le terrain ?

De nombreux auteurs ont insisté sur le clivage religieux existant entre catholiques et protestants. En 1907, Charles-Albin Mazon dans la rédaction de l’un de ses « voyages » dans le haut Vivarais évoque un personnage plus ou moins imaginaire :

‘« Mardochée qui voit rouge comme le taureau, dès qu’il s’agit du catholicisme. Cet état d’âme explique tout ce qui s’est passé, se passe et se passera à Saint-Agrève, chaque fois que la question religieuse a été, est ou sera en jeu. Pour tous les protestants du pays, celle-ci est devenue une affaire de race et de parti. Ils tiennent au protestantisme plutôt par esprit politique, par tradition de famille et par la profonde, l’implacable rancune qu’a laissée chez eux la défaite de la Réforme au XVIe siècle »  214 . ’

André Siegfried, reprenant l’expression, parle de deux « peuples », de deux « races » qui cohabitent en Ardèche et dont leurs rancunes pénètrent la vie toute entière, dominant éventuellement toute autre préoccupation  215 . Quelques années plus tard, Alain Sabatier  216 lui emboîte le pas et dans son mémoire de maîtrise consacré à la région de Vernoux écrit :

‘« Catholiques et protestants sont réciproquement des ennemis héréditaires. Ces divisions sur le plan religieux se sont transposées sur le plan électoral entre droite et gauche. Ce n’est pas tant pour affaire de croyance que par tradition héréditaire. Plus que deux peuples, on peut dire que ce sont deux races »  217 . ’

Le cas très original de l’Ardèche avait aussi été évoqué au cours d’un colloque tenu à Grenoble en 1976  218 . Le Vivarais restait fondamentalement « une terre de foi ardente, profondément divisée entre deux communautés religieuses, morales et politiques antagonistes. Deux peuples, l’un catholique, l’autre protestant qui, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale se côtoient tout en restant profondément différents et sans jamais se mêler »  219 . Ce facteur religieux est aussi un élément déterminant lors des consultations électorales puisque, selon André Siegfried, lorsqu’il « entre en ligne de compte dans les luttes politiques, c'est lui qui prend le pas sur tout autre considération économique ou sociale »  220 . Cet antagonisme est-il perceptible sous la Seconde République, a-t-il été réactivé lors des événements de Décembre ? Les protestants auraient-ils une sensibilité républicaine plus marquée ?  221 Ces thèses demandent à être vérifiées car si profonde inimitié il y a entre catholiques et protestants, elles ne seraient pas perceptibles pendant la période de la Seconde République.

En 1848, dans une note rédigée à l’attention du préfet pour la préparation des élections présidentielles  222 , la population protestante est estimée à 45 000 sur un total de 363 500 habitants et répartie selon une implantation qui n’aurait pas varié depuis la Réforme  223 . Ils seraient surtout majoritaires dans les arrondissements de Privas et de Tournon. Dans celui de Largentière, l’élément protestant serait localisé dans les cantons de Vallon et des Vans. Sont-ils hostiles aux catholiques ? L’évêque de Viviers, Monseigneur Joseph Hippolyte Guibert, semble bien placé pour répondre. Entre 1842 et 1847, il a arpenté le département pour inspecter les paroisses de sa juridiction. Chaque visite a donné lieu à un compte rendu  224 . Aucun ne fait état d’une quelconque animosité dans les communes où coexistent les deux communautés religieuses et les rapports sont qualifiés de « courtois », « pacifiques » et « respectueux ». La situation changerait-elle pendant la période de la Seconde République ?

En juin 1848, le même Monseigneur Guibert s’exprime sur les dispositions prises par le ministre de l’Intérieur pour le maintien de l’ordre dans les départements. Afin « d’éviter toute perturbation et tout conflit en matière religieuse »  225 , les processions ne pourraient pas avoir lieu partout où il existe une église consistoriale protestante. Selon l’évêque, cette mesure, loin de donner satisfaction, créerait un élément de tensions entre les communautés :

‘« Je connais assez bien l’esprit des protestants qui habitent le département pour être fondé à croire qu’ils seraient eux-mêmes blessés, s’ils venaient à savoir que les processions extérieures ont été supprimées en vue des dispositions hostiles qu’on leur supposerait envers le culte catholique. Ce soupçon serait en effet injurieux. Sous le gouvernement déchu, les processions se sont faites tous les ans dans les paroisses habitées en partie par des protestants, comme dans celles dont la population est toute catholique sans que jamais on eut à déplorer le moindre désordre, sans même qu’aucune réclamation ne se soit élevée ». ’

Cette bienveillance courtoise entre les deux communautés s’affiche aussi au niveau de la hiérarchie lorsqu’un prêtre catholique et un ministre du culte protestant, sollicités à titre de témoins de mariage, se retrouvent côte à côte à la mairie  226 .

Catholiques et protestants peuvent même « communier » ensemble pour la défense des idéaux républicains. Le 24 février 1851, date anniversaire de la proclamation de la Seconde République, le commissaire de police de la ville de Vallon assiste à un bien étrange spectacle :

‘« A la sortie de l’église tout le monde, catholiques et protestants se sont rendus au temple et chose étrange le temple était si plein qu’on avait vu qu’une autre fois une foule si considérable dans le temple (le jour de la dédicace) […] De là tous les démocrates se sont rassemblés devant l’hôtel de ville où ils ont chanté la Marseillaise »  227 . ’

Ce n’est pas la première fois que ces scènes fraternelles se manifestaient. Le pasteur Samuel Mours mentionne de pareilles manifestations au moment de la Révolution de 1789 où l’on put voir à Vernoux, le 14 juillet 1790, toute la population, catholique et protestants, se rendre à l’église  228 .

L’analyse pourrait être poussée un peu plus loin en observant la situation au niveau communal avec l’étude du recensement de la population en 1851 qui donne d’utiles renseignements quant à la répartition des communautés catholiques et protestantes au sein d’une commune. A Saint-Lager-Bressac et Saint-Vincent-de-Barrès, deux communes voisines l’une de l’autre situées à une quinzaine de kilomètres de Privas, il existe un noyau protestant au sein de la communauté catholique. Didier et Renée Picheral de l’Association « Patrimoine Huguenot » font observer que la population protestante a mis en place depuis le XVIIIe siècle toute « une stratégie de survie fondée sur des pratiques quotidiennes reproduites de génération en génération » et qu’au cœur de cette stratégie « les alliances matrimoniales entre catholiques et protestants restaient l’exception et étaient très mal considérées »  229 . Dans nos deux communes, 27 mariages « mixtes » ont pu être repérés, serait-ce là l’exception qui confirme la règle ? Pour treize d’entre eux, le père est catholique et la transmission de la religion se ferait plutôt par lui, selon les données recueillies dans le tableau. Il y a des variantes originales comme dans la famille Chaléas du hameau de Blayzac, le père est protestant, la mère catholique, les deux filles aînées sont catholiques, le garçon protestant ainsi que la petite dernière âgée de trois mois en 1851.

Transmission de la religion selon l’appartenance religieuse du père et de la mère.
  Mère protestante Mère catholique Fils catholique Fille catholique Fils protestant Fille protestante
Père catholique 13   6 3 3 3
Père protestant   14 3 3 7 1

L’antagonisme viscéral entre les deux communautés décrit par les auteurs s’il existe apparaîtrait plus tardivement et ne pourrait pas être transposé de manière si tranchée pendant notre période d’étude. « Catholiques et protestants », l’historien peut-il encore « s’en tenir à des entités collectives sans faire référence explicite à leurs composantes individuelles »  230  ?

Notes
212.

Chemins huguenots de l’Ardèche. Itinéraires et promenades. Réveil Publications, 1998.

213.

Paul RICŒUR Temps et récit, Tome 3, ouv. cité, p 444.

214.

Albin MAZON alias Dr FRANCUS Voyage humoristique dans le Haut Vivarais, réédition : Éditions de Candide, Lavilledieu, 1987, (1ère édition 1907), p 96.

215.

SIEGFRIED, ouv. cité, p 55.

216.

Alain SABATIER, né à Vernoux le 13 février 1948, décédé en 1976.

217.

Alain SABATIER, Religion et politique au XIX siècle, le canton de Vernoux 1848‑1876, Mémoire de maîtrise,Université Grenoble II, 1971, 154 pages puis édition d’un livre en 1975 portant le même titre mais comportant 280 pages. La citation est extraite du livre p 256.

218.

Louis-Ferdinand DUCROS, Georges RUFIN les Eglises et les chrétiens en Ardèche pendant la 2 e guerre mondiale p 269-282 Actes du colloque de Grenoble 7-9 octobre 1976 , publiés sous la direction de Xavier de MONTCLOS, Monique LUIRARD, François DELPECH, Pierre BOLLE, PUL 1976.

219.

, Eglises et chrétiens ...ouv. cité, p 269-282.

220.

André SIEGFRIED, ouv. cité, p 61.

221.

Alain Molinier dans un article paru Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français évoque d’autres stéréotypes véhiculés par la “tradition” : « des catholiques au dynamisme économique et intellectuel mou, peu instruits ; des protestants actifs, entreprenants et instruits par le biais de la Bible ». Cité dans « Niveau d’instruction dans le Vivarais rural protestant XVIIe-début du XIXe siècle », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, tome CXXX, 1984, pp. 47-68.

222.

Arch. dép. Ardèche 2M 273.

223.

Pierre BOLLE, Religion et Société en Ardèche, Actes du 2ème colloque de Privas, 1985, p 134.

224.

Ces procès verbaux des visites pastorales faites par Mgr Joseph Hippolyte Guibert entre 1842 et 1847 sont à consulter aux archives de l’évêché de Viviers. Ils se présentent sous la forme de six livres reliés (Deux livres par arrondissement).

225.

Arch. dép. Ardèche 6M 52. Le préfet à l’évêque de Viviers en date du 24 juin 1848.

226.

Arch. dép. Ardèche 4E 27 8. Acte de mariage de Pierre Lallemand, de Beauchastel et Marie Pauline Rochette en date du 1er février 1853.

227.

Arch. dép. Ardèche 5M 13. Rapport du commissaire de police de la ville de Vallon au préfet en date du 24 février 1851 sur « la manière dont les rouges de Vallon fêtent l’anniversaire de la République ».

228.

Samuel MOURS, Le protestantisme en Vivarais et en Velay. Des origines à nos jours, Presses du Languedoc, Montpellier, 2001 (1ère édition 1949), p 524.

229.

Didier et Renée PICHERAL, « En Boutières au XVIIIe siècle. A propos de l’endogamie des populations protestantes », dans Généalogie ardéchoise- Mémoire d’Ardèche et Temps présent, n°68, novembre 2000, pp. 31-37.

230.

Paul RICŒUR Temps et récit, Tome 1, ouv. cité, p 348.