L’historien et non pas les historiens, comme le constatait Jean-Luc Mayaud dans sa préface à la réédition de la Seconde République dans l’Ardèche d’Élie Reynier 231 à l’occasion de la commémoration du 150ème anniversaire de 1848. « Aucun historien n’a eu l’audace » de prendre pour sujet la Seconde République dans ce département et cinquante ans plus tard, l’ouvrage d’Élie Reynier demeure “le” livre sur la question. Pour comprendre cet état de fait, il faut faire connaissance avec la personnalité d’Élie Reynier, ce professeur de l’École normale de Privas dans les années trente qui guidait ses étudiants « hors des sentiers battus de la docilité d’esprit » 232 .
En 1999, Marguerite Chasson-Présumey sollicitée au titre de témoin pour participer à un « cahier souvenir » consacré à la mémoire d’Élie Reynier (1875-1953) s’exprimait encore ainsi : « Au nom de quoi, de qui ? Ai-je qualité pour parler de cet homme ? » 233 . Dans cette même revue, Pierre Broué en faisait le bel éloge suivant :
‘« S’il y avait des fées à Chalencon (Silhac), où il vit le jour le 1er décembre 1875, pour les petits enfants des pauvres et des rouges, elles n’ont pas été ladres avec lui au-dessus de son berceau : intelligence, ouverture d’esprit, soif d’apprendre et de comprendre, courage et dévouement, ardeur au travail, humour, indépendance d’esprit, combativité et autorité, fermeté et rigueur morale, conviction et scrupuleuse honnêteté » 234 . ’Qui était donc cette « belle figure vivaroise » qui a tellement « impressionné » sa génération ?
Élie Reynier est né de parents instituteurs et protestants. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint‑Cloud, il obtient en 1904 un poste de professeur à l’École normale de Privas, poste qu’il conservera jusqu’à sa retraite en 1934. Marqué par l’Affaire Dreyfus, il adhère à la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) en 1903. En 1907, il participe à la fondation du Syndicat de l’Enseignement laïque de l’Ardèche et fait ainsi partie des très rares professeurs d’École normale venus au syndicalisme par les syndicats d'instituteurs. Il fait aussi partie du « noyau » de militants luttant pour doter la Fédération nationale des Syndicats d’Instituteurs (FNSI) 235 d’une revue pédagogique hebdomadaire « inspirée par le souffle syndicaliste révolutionnaire » 236 . C'est la naissance de L’École Émancipée dont le premier numéro sort des presses d’une coopérative ouvrière le 1er octobre 1910.
Tout au long de sa carrière, Élie Reynier restera « inébranlablement fidèle à la Fédération unitaire et à son idéal 237 » mais la FUE est traversée par plusieurs courants 238 de pensée. La sensibilité politique d’Élie Reynier lui fait partager les idéaux de la Ligue syndicaliste (LS) regroupant les syndicalistes-révolutionnaires fidèles aux principes de la Charte d’Amiens, partisans d’une indépendance absolue du syndicalisme et souhaitant une unité d’action avec la CGT. La crise des années trente cristallise les comportements. Face aux tensions internationales, Élie Reynier dans la mouvance de la LDH ardéchoise pense que « la guerre est un mal absolu » et pour l’éviter les seules solutions résident dans le pacifisme, l’antifascisme et la sensibilisation des populations à travers des meetings et des réunions d’informations. Cet engagement pour la « cause du peuple » et son passé syndicaliste font d’Élie Reynier un suspect de premier choix lorsque la France se prépare à passer à « l’heure de Vichy ». En mai 1940, il est arrêté et interné 239 avec d’autres « indésirables » au camp de Chabanet surplombant Privas. Au lendemain de la Libération, c’est lui que l’on vient solliciter pour être membre des commissions de criblage instituées pour examiner les dossiers des personnes arrêtées en vertu d’un mandat régulier ou par la police FFI. En 1948, en toute logique, à quel historien pouvait-on faire appel pour participer aux célébrations du centième anniversaire de la Seconde République ? Fatigué et pressé par le temps, il s’attelle néanmoins à la tâche pour rédiger son livre avant la date anniversaire. Le jour de la commémoration après les discours officiels, il prend la parole. Mais :
‘« Sa voix est devenue fragile. On l’entend mal. Il se perd dans des parenthèses infinies, comme le font tous les bons historiens. Certains, impatients de fêter plus gaiement l’anniversaire, quittent la salle » 240 . ’Rendons lui hommage, la tache était immense au regard des sources disponibles aux Archives départementales. Son livre s’ouvre sur les conditions de la vie économique et sociale avant 1848 et se termine avec l’avènement du Second Empire. Un chapitre 241 est consacré aux répercussions du coup d’État dans le département. Organisé en sept parties, ce chapitre relate les événements survenus dans la région de Privas (partie II), en vallée du Rhône (partie III), dans la région d’Antraigues et de Vals (partie IV), à Vallon (partie V) et Largentière (partie VI). Il s’agit d’une sorte de chronique événementielle détaillée par lieux mais pouvait-il en être autrement ? Le chapitre VIII, « L’ordre est rétabli », reprenant le titre 242 du livre II des Châtiments de Victor Hugo, s’attache à faire le point sur la répression. Le livre d’Élie Reynier trouve ici sa limite et l’historien s’est trouvé confronté aux principaux problèmes rencontrés par celui qui veut écrire sur le coup d’État : l’énumération, la tentation du « dictionnaire » ou du « parachutage » lorsqu’un individu apparaît brusquement dans le courant d’un récit sans tenir compte de la chronologie, ni du contexte 243 . Bien souvent l’auteur tombe dans le travers de l’énumération fastidieuse du nombre d’affiliés aux sociétés secrètes par canton ou dans un relevé nominatif classé par ordre alphabétique d’une quarantaine de condamnations. Comment s’est opérée la sélection des noms et quel en est l’intérêt de les présenter ainsi ? L’historien peut botter en touche en disant « qu’il est d’un vif intérêt historique et éducatif de relever quelques condamnations avec leurs motifs » 244 . Certes, mais les personnes citées semblent « tomber du ciel » déconnectées de leur milieu de vie, de leur insertion dans un réseau de parentés ou de solidarités. Peut-on malgré tout écrire l’histoire autrement ? C’est peut-être pour cette raison que personne « n’a jamais eu l’audace » de se lancer dans les traces laissées par Élie Reynier.
Élie REYNIER, La Seconde République dans l’Ardèche, Fédération des Oeuvres laïques de l’Ardèche, 1948, rééditions 1998, (1ère édition 1948), 222 pages.
Une belle figure vivaroise, Elie Reynier 1875-1953, Imprimeries Lienhart et Cie, Aubenas, 1967.
Marguerite CHASSON-PRÉSUMEY, « Aux carrefours : une rencontre », dans Élie Reynier… Maître à penser. Acteur ardéchois du mouvement pacifiste et socialiste révolutionnaire, Mémoire d’Ardèche et Temps Présent, n°61, février 1999.
Pierre BROUÉ, « Révolutionnaire du premier XXe siècle » dans Élie Reynier… Maître à penser. Acteur ardéchois du mouvement pacifiste et socialiste révolutionnaire, Mémoire d’Ardèche et Temps Présent, n°61, février 1999, p 3.
En 1919, au Congrès de Tours, la FNSI prend le nom de Fédération des Membres de l’Enseignement laïc (FMEL) ou Fédération unitaire de l'Enseignement (FUE).
Thierry FLAMMANT, l’École Emancipée, une contre-culture à la Belle-Epoque, les Monédières, 1982.
F.BERNARD, Louis BOUËT, Maurice DOMMANGET, Gilbert SERRET, le syndicalisme dans l'enseignement, histoire de la fédération de l'Enseignement des origines à l'unification de 1935, trois tomes, Collection Documents, I.E.P de Grenoble, 1938. Cité dans tome 2, p 134.
Majorité Fédérale (MF), MOR (Minorité oppositionnelle révolutionnaire), Ligue syndicaliste (LS). Pour les luttes de tendance entre ces trois courants voir Éric DARRIEUX, Instituteurs ardéchois dans la crise des années trente, Mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Marie GUILLON, Université Aix-Marseille I, Prix Maurice Boulle 1999, éditions Mémoire d’Ardèche Temps Présent, 2000, 249 p.
Il est libéré en septembre 1941.
Marguerite CHASSON-PRÉSUMEY, art. cité p 11.
Élie REYNIER, La Seconde République dans l’Ardèche, ouv. cité pp 153-172.
Signalé par l’auteur dans une note de bas de page. Élie REYNIER, La Seconde République dans l’Ardèche, ouv. cité p. 173.
A titre d’exemple, « l’apparition » du docteur Louis-Victorin Mazon au lendemain de la Révolution de 1848. Élie Reynier écrit : « […] Giraud-Teulon et Mazon sont envoyés par Ledru-Rollin comme commissaires du Gouvernement provisoire. […]. Le docteur Mazon (Victorin) père est l’agitateur ardent de la région de Largentière, “l’homme qui souffle partout le feu du socialisme” avec la collaboration de son fils […] », La Seconde République en Ardèche, déjà cité, p. 49. On n’en saura pas plus sur le choix de la nomination du Mazon par les membres du Gouvernement provisoire et en février 1848, Victorin Mazon n’est pas encore la « bête noire » des autorités administratives.
Élie REYNIER, La Seconde République dans l’Ardèche, ouv. cité p. 176.