II -. La mémoire familiale de Décembre 1851

La première connaissance de « l’autre » aurait pu se faire avec les porteurs d’une mémoire familiale. Qui ne connaît pas dans son entourage une personne âgée de 80 ans ? Née dans les années vingt du siècle dernier, elle aurait pu avoir connaissance des souvenirs de ces événements qui troublèrent le département en ce mois de décembre 1851 par quelqu’un, qui, âgé lui aussi de 80 ans, serait né dans les années 1850. La mémoire collective aurait ainsi pu nous transmettre les échos lointains de cette insurrection qui éclata dans les campagnes ardéchoises. Il n’est pas aisé de retrouver les descendants des acteurs de cette époque. Pour retrouver leur trace, tel un naufragé solitaire, on lance des bouteilles à la mer en espérant que le message inséré trouve une attention particulière auprès des associations de généalogistes, des amicales locales villageoises. On prend aussi son bâton de pèlerin et l’on parcourt le département, s’arrêtant dans les syndicats d’initiative des villages pour exposer sa problématique et peut-être rencontrer les « anciens ».

Le « hasard » me fit croiser la route de Jacqueline Mazon dont il a déjà été fait mention. Dépositaire avec son frère Pierre de la mémoire familiale des Mazon, elle a cherché à en savoir plus sur ce grand‑père, Charles‑Albin, qu’elle n’a jamais connu pour être née en 1918, soit dix ans après la mort de cette figure vivaroise. Jacqueline Mazon  254 découvre l’histoire de cette famille en 1960 par les quelques notes rédigées par Charles‑Albin  255 reliées dans plusieurs volumes sous le titre de « Notes intimes ». Cette autobiographie jamais publiée est un véritable océan de renseignements pour celui qui veut s’immerger dans l’atmosphère du XIXe siècle. Rédigées dans un style alerte et agréable, ces « notes » fourmillent en effet d’anecdotes sur l’histoire politique locale et nationale. Mais hormis « le fonds Mazon », force est de constater que cette période républicaine n’a guère laissé de traces dans l’imaginaire local ardéchois. Pourquoi ? Par manque d’intérêt comme me l’avait fait savoir ce célèbre peintre ardéchois rencontré à Antraigues qui « n’a pas le culte de ses ancêtres » ou parce que, comme le souligne Jean-Marie Guillon, « l’événement est bousculé par d’autres références plus proches, plus marquantes ou mieux partagées par la mémoire nationale ou régionale »  256 . Quelques lointains souvenirs ont certes traversé les générations mais ils semblent être le reflet d’une histoire de la répression locale liée aux événements du 2 Décembre 1851. Ainsi, Maurice Bravais  257 se rappelle ce que lui racontait son grand-père arrêté dans la foulée du coup d’État pour des écrits publiés dans un journal local. Il parlait d’une rue du centre-ville de Privas qui montait à la prison et se souvenait, qu’en décembre 1851, il y avait tellement de prisonniers que les cellules étaient pleines à craquer. On ne savait plus où les mettre et il avait fallu garder des centaines d’inculpés dans la rue en attendant que de la place se libère dans les geôles. Il ajoutait aussi que les Privadois venaient leur apporter des boissons et de la nourriture. Madame Bethemont, rencontrée aux Archives départementales de Privas, évoque le souvenir d’un Bérard, protestant, que ses proches dissimulaient dans une cachette sous l’horloge pour échapper à la transportation en Algérie ; ici on se rappelle aussi qu’effectivement un ancêtre avait vécu plusieurs années en exil à Genève, qu’un autre touchait une pension  258 jusque dans les années 1910 et que l’attribution de cette pension avait créé des tensions et des jalousies dans le village  259 . Ce ressentiment est souvent confirmé par des lettres adressées aux autorités à la fin du XIXe siècle. La lettre de Louis Mazelier écrite le 22 octobre 1882 au ministre de l’Intérieur résume bien cet état d’esprit empreint d’amertume :

‘« Ce qui a froissé beaucoup de républicains de 1848, c’est la mauvaise répartition des indemnités viagères. Si l’on eut accordé qu’à ceux qui avaient des condamnations et qu’on ne se fut pas écarté de là, et si l’on eut écarté encore parmi ces derniers ceux qui étaient devenus des ennemis de nos institutions actuelles, la plus grande partie des républicains qui ont du fuir leur demeure à cette époque, abandonner leur famille auraient trouvé la mesure bonne ; mais parmi cette dernière catégorie qui n’a pas fait de prison, il s’en est trouvé que nous connaissons bien qui ont 100, 200, et même 400 francs de pension. Le sentiment général de cette catégorie dans ma commune et celles avoisinantes est que s’il n’y a pas une révision plus équitable des pensions, toute cette catégorie, comprenant encore dans nos campagnes pas mal de famille se retirera de la lutte à cause des injustices commises, soit par erreur ou avec connaissance de cause […] »  260 . ’

Isidore Roure, de la commune des Assions, est plus catégorique :

‘« Tous les cantons des environs sont furieux de voir un pareil état de choses que des individus touchent des pensions sans y avoir droit. Cela porte un grand préjudice au gouvernement »  261 . ’

La résonance de ces colères a pu traverser les années mais elle n’est plus aujourd’hui qu’une rumeur dont le bruit de fond va s’éteindre si la curiosité ne pousse pas les descendants à s’immerger dans ce passé. L’engouement accru pour la recherche de ses aïeux peut susciter des vocations nouvelles et permettre de croiser un jour la route d’un ancêtre insurgé de 1851. La reconstitution de leur arbre généalogique ou leur intérêt pour l’histoire en a poussé plus d’un à en « savoir plus », mais bien souvent, un « grand nettoyage de la maison paternelle »  262 avait tout envoyé à la décharge publique. Mémoire défaillante, mémoire perdue mais aussi mémoire que l’on ne veut pas exhumer des profondeurs car elle risque peut-être de toucher l’identité de la famille. Pour des descendants de condamnés, la transportation politique en Algérie ou à Cayenne est toujours vécue comme une marque d’infamie et des visages se ferment quand on tente d’aborder le sujet.

Notes
254.

Jacqueline Mazon est la fille d’André Mazon (1891-1967), universitaire spécialiste des langues et littératures des pays slaves.

255.

Jacqueline Mazon, échange de correspondance en date du 17 mars 2004.

256.

Jean Marie GUILLON, « Une histoire sans légende ? La Résistance au coup d’État du 2 décembre 1851 » dans 1851/2001, Bulletin n°22. Janvier 2003.

257.

Maurice Bravais, entretien téléphonique enregistré du 24 avril 2001.

258.

Pension d’indemnisation des victimes de la répression du coup d’État instituée par la loi du 31 juillet 1881.

259.

Témoignage de Pierre Bonnaud.

260.

Arch. dép. Ardèche F15 4117. Lettre de Louis Mazelier en date du 22 octobre 1882 au ministre.

261.

Arch. dép. Ardèche F15 4117 Lettre de Isidore Roure au ministre, sans date.

262.

Lettre de Pierre Bonnaud, de Lyon, en date du 14 février 2000.