Passé dans le langage familier le « Maitron » désigne le monumental Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français publié sous la direction de Jean Maitron. L’idée d’élaborer ce dictionnaire remonte à 1955. Il s’agissait alors de combler un vide, « aider à la résurrection » des militants « obscurs » en rédigeant la biographie de « ceux qui à un moment quelconque de leur vie, avaient désiré l’amélioration du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » 285 . Une restriction s’imposait toutefois : il ne s’agissait pas de faire rentrer dans ce dictionnaire tout le personnel des œuvres caritatives. N’aurait droit de cité que ceux qui avaient pris position en faveur de la classe ouvrière en allant jusqu’à inclure « ses marges paysannes et ses marges petites-bourgeoises » 286 ou, autrement dit, les « compagnons de route de la classe ouvrière » avec l’idée de définir le militantisme comme une continuité dans l’action. Toute la difficulté résidait dans le fait d’aller au-delà des deux lignes relatives à une condamnation donnant « nom, prénom, âge et profession » de l’intéressé. En Ardèche, le Dictionnaire retient le nom d’une soixantaine de « militants » pour la période de la Seconde République. Comme le font remarquer les auteurs, « chaque biographie apporte ce que livrent les sources ». Quelles sont-elles pour l’Ardèche ?
Comme on pouvait s’y attendre, la principale source est Élie Reynier avec son histoire de la Seconde République dans l’Ardèche et son Histoire de Privas 287 . Des sources plus anciennes, contemporaines de la période de la Seconde République ont aussi été utilisées pour rédiger la notice de deux « militants ». La rédaction de la biographie de « Molurier » et de « Bonnaud Jean François Félix », s’est appuyée sur un ouvrage écrit en 1848 par le même Bonnaud Jean François Félix 288 . Ce livre intitulé La Révolution de 1848 au Bourg‑Saint‑Andéol a fait l’objet d’un article de presse paru le 12 avril 1905 :
‘« Notre compatriote Félix Bonnaud vient de faire paraître un opuscule annoncé depuis quelque temps. L’impression qui se dégage au premier abord de cette lecture est celle d’un travail écrit sous l’influence d’un parti pris politique qui lui enlève le caractère d’impartialité qui doit présider à toute œuvre historique » 289 . ’Agé de 24 ans au moment des événements, Félix Bonnaud était l’un des rares survivants contemporains de la Révolution de 1848. Exilé à Genève après le coup d’État, il revendiquait toujours dans les années 1880 « la patriotique prétention d’avoir été bien des premiers parmi les premiers dans la revendication du droit pour le salut de la République » 290 .
On peut toutefois s’interroger sur le choix de la sélection de noms opérés par le Dictionnaire qui, à première vue, semble déroger au cahier des charges de la rédaction des notices bibliographiques. Victor Chapuis fait son entrée dans le Dictionnaire car « cultivateur à Vinezac en 1851, il est condamné après la fête votive du 31 août à un mois de prison et quinze francs d’amende ». Certes « l’arrestation crée le choc psychologique qui peut amener un homme quelconque à se dépasser et à commencer une vie militante » 291 , mais quid par exemple de Volsi Arnaud‑Coste cité par Élie Reynier en tant que « commissaire du gouvernement en 1848 qui a participé par ses avis et ses ordres à l’insurrection armée du 4 décembre et comme un des chefs de la démagogie. Expulsé. Réside en Suisse » 292 . Le Dictionnaire ne l’a pas retenu. Pourquoi ? Faut-il y voir un oubli des correspondants locaux du Maitron qui sont chargés de faire remonter les informations ?
En Ardèche, c’est France Derouret-Serret, « institutrice honoraire » qui s’est acquittée de cette tâche. Son implication dans la rédaction des notices du dictionnaire ne relève pas du simple hasard et son passé peut expliquer sa motivation. Françoise Derouret 293 (1900-1979), sortie major de sa promotion de l’École normale d’institutrices de Privas en 1919, avait adhéré au Syndicat Unitaire des instituteurs en 1920 et contribué en 1923 à la création des Groupes Féministes de l'Enseignement laïc (GFEL 294 ), mouvement qui revendiquait l’égalité de l’homme et de la femme au niveau des salaires, l’accessibilité des femmes à toutes les carrières, le droit de vote. En 1925, elle épouse Gilbert Serret, un autre instituteur militant syndicaliste révolutionnaire dont « l’incomparable aptitude à l’enseignement et le dévouement absolu aux travailleurs, la passion pour la justice, pour l’humanité meilleure, pour la liberté » 295 impressionnaient Élie Reynier. Dès les années trente, France Derouret-Serret rejoint les 500 membres inscrits à la Coopérative de l’Enseignement Laïc (CEL) fondée par Célestin Freinet. Elle en sera l’une des collaboratrices les plus assidues 296 . Par la mise en pratique de ces « méthodes d’éducation populaire », il y avait la volonté de « transférer au niveau de l’acte pédagogique le refus de la société établie et l’espoir de fonder un ordre social nouveau. L’enfant est l’être de demain, disponible pour tous les progrès, porteur naturel des espoirs d’une société nouvelle » 297 . Si France Derouret ne correspond pas au modèle du militant, peu de personnes pourrait se revendiquer du titre. Alors comment la sélection des fiches biographiques ardéchoises s’est-elle opérée ? Il est donc bien difficile d’apporter une explication aux motivations qui président à l’élection d’un militant à l’Olympe du Maitron et cela pose une nouvelle fois la question de savoir si l’on peut écrire « l’histoire de vie » d’un individu en tenant compte de son histoire familiale et de ses rapports sociaux.
Jean DAUTRY et Jean MAITRON, préface de la première partie du Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français, tome 1 : 1789-1864, Les Éditions ouvrières, Paris, p. 15.
Jean DAUTRY et Jean MAITRON, idem, p. 15.
Élie REYNIER, Histoire de Privas 1789-1950, Privas, Volle, 1951, 437 p.
Félix BONNAUD, La Révolution de 1848 à Bourg‑Saint‑Andéol, Privas, 1906.
Arch. dép. Ardèche. Fonds Mazon C223. Article découpé de journal en date du 12 avril 1905 : « Notes historiques sur le bourg. La révolution de 1848 à Bourg‑Saint‑Andéol ».
Arch. Nat. F15 3193. Lettre de Félix Bonnaud au président de la Commission centrale de Répartition des pensions en date du 4 mars 1882.
Jean DAUTRY et Jean MAITRON, préface de la première partie du Dictionnaire, ouv. cité, p. 22.
Élie REYNIER, La Seconde République…ouv. Cité, p 176.
Françoise Derouret (1900-1979) connue sous le nom de France Derouret-Serret a épousé en 1925 Gilbert Serret un instituteur militant syndicaliste. Pour plus de détails voir Éric DARRIEUX, Instituteurs ardéchois…, ouv. cité.
Ce Groupe féministe ardéchois fut l’un des plus dynamiques et ne manqua aucun congrès. Au congrès de Marseille en août 1930, toutes les responsables élues au Comité central sont issues de l’Ardèche. Voir Éric DARRIEUX, Instituteurs ardéchois…, ouv. cité, p 69.
Discours dactylographié d’Élie Reynier prononcé le 18 octobre 1944 à La Voulte lors de la première réunion générale du Syndicat des Instituteurs en reconstitution. Archives privées de la famille Reynier.
Elise FREINET, Naissance d'une pédagogie populaire, Maspero, 1974, p. 136.
Louis LEGRAND, une méthode active pour l’école d’aujourd’hui, Delachaux et Niestlé, 1971, p. 18.