L’Histoire peut s’écrire sous la forme de la reconfiguration au présent d’un passé vécu par les acteurs d’un événement, ou sous la forme d’une fiction dans laquelle des personnages imaginaires évoluent sur la scène d’un théâtre d’événements historiques. Ainsi, dans un récit écrit par Émile Zola mettant en scène les événements de Décembre 299 , on peut « voir » un drapeau s’échapper des mains d’une enfant :
‘« Et, levant les yeux, il vit le drapeau qui tombait des mains de Miette. L’enfant, les deux poings serrés sur sa poitrine, la tête renversée, avec une expression atroce de souffrance, tournait lentement sur elle-même. Elle ne poussa pas un cri ; elle s’affaissa en arrière, sur la nappe rouge du drapeau » 300 . ’Dans une autre « histoire », la nuit du 4 décembre 1851 dans la périphérie de Privas à proximité du pont de l’Ouvèze, c’est Pierre Terrasse, citoyen de Chomérac, qui s’effondre le ventre traversé par le métal froid du sabre d’un brigadier chef. Qu’est ce qui différencie ces deux formes de récits ? Au-delà de l’émotion suscitée par la lecture de la mort de Miette, Miette n’a souffert que dans l’imaginaire du lecteur. Pierre Terrasse a lui ressenti dans sa chair la douleur de sa blessure. Agonisant dans une cellule pendant deux jours, il a vécu l’angoisse de sa propre disparition. Pierre Terrasse n’est pas un personnage de roman, il entre dans l’histoire car on peut « saturer » les derniers instants de son existence par des « marques d’historicité » qui permettent au lecteur de vérifier la validité de l’information. Antoine Prost le rappelait dans ses Douze leçons sur l’histoire : « la référence infrapaginale est essentielle à l’histoire. […]. Le texte historique avance bardé de références parce qu’il ne recourt pas à l’argument d’autorité » 301 . La consultation du carton d’archives 5M19 permet d’éclaircir les circonstances de la mort de Pierre Terrasse. On peut notamment lire la déposition de Daniel Risler, gendarme à cheval, qui témoignant plus de quinze jours, donne sa version des faits. Le gendarme a d’abord essuyé un coup de feu, puis il a tenté de désarmer l’insurgé Pierre Terrasse qui, en résistant, a été gravement blessé. Le registre d’écrou Y 136 de la maison d’arrêt de Privas porte la trace du nom de Pierre Terrasse entré le 5 décembre, inculpé de rébellion à main armée. Le 5 décembre 1851, on peut apprendre aussi que le procureur de la République s’est rendu dans la cellule de Terrasse. Là, il a pris la déposition du prévenu qui confirme avoir bien été blessé au ventre au pont de l’Ouvèze. Le 7 décembre 1851, vers 15h45, le gardien chef de la prison signale la mort de Pierre Terrasse enregistrée dans les actes de décès de la ville de Privas sous le nom de « Terrasson ». Bien sûr personne ne pourra jamais connaître les pensées tournant dans sa tête pendant les quelques heures qui lui restaient à vivre et c’est cette différence qui fait que Pierre Terrasse était Pierre Terrasse et non pas un personnage de fiction 302 . Mais la méconnaissance par l’historien du fait que Pierre Terrasse meure le 7 décembre 1851 changerait-elle sa compréhension de la réalité du passé historique ? Autrement dit quel peut être l’intérêt de connaître cet événement qui, à la limite, au regard de l’Histoire, peut relever de la simple curiosité d’amateur ? « La dette de reconnaissance à l’égard des morts » 303 poussant l’historien à faire « le vœu de rendre justice au passé » 304 suffirait-elle à le justifier ? On pourrait aussi dire que la mort de Pierre Terrasse « n’est un fait historique qu’en vertu du faisceau d’intentions, de motifs et de valeurs qui l’incorpore à un ensemble intelligible » 305 . Cet ensemble intelligible s’observe à différentes échelles de représentation. A une petite échelle, des individus comme Pierre Terrasse s’agrègent à d’autres personnages pour former des entités collectives qui estompent les composantes individuelles. Comme le souligne Paul Ricœur dans sa réflexion Temps et récit :
‘« C’est parce chaque société est composée d’individus qu’elle se comporte sur la scène de l’histoire comme un grand individu et que l’historien peut attribuer à ces entités singulières l’initiative de certains cours d’actions et la responsabilité historique […] de certains résultats, même non intentionnellement visés » 306 . ’Finalement Pierre Terrasse est-il mort pour rien ? On pourrait dire qu’il est mort justement pour ce rien, pour ce pronom indéfini « rien » qui, issu par l’évolution orale du latin rem, désignait au départ le bien, la possession, la propriété, comme l’expression res publica en a conservé la trace 307 . Alors c’est vrai, Pierre Terrasse est peut-être mort pour défendre ce « rien », cette « chose publique », et sa mort donne une autre dimension à l’engagement de ces hommes. Mais l’histoire reconstituée de Pierre Terrasse ou des insurgés du 2 Décembre à partir de cartons d’archives de la série M ne nous dit pas pourquoi ils ont assumé cet engagement parfois jusqu’à la mort. Quelle fut alors leur postérité dans l’histoire ? C’est ce qu’il nous faut vérifier dans les différentes reconstitutions données dans les « livres d’histoire ».
Emile Zola s’inspire du livre d’Eugène Ténot qui relate les événements de 1851 à Lorgues pour les transposer à Plassans.
Mise en scène de la mort de Miette dans Émile ZOLA, La fortune des Rougon, ouv. cité, p. 264.
Antoine PROST, Douze leçons sur l’histoire, ouv. cité, « L’histoire s’écrit », p. 263. Pour une approche différente voir Anthony GRAFTON, Les origines tragiques de l’érudition : une histoire de la note en bas de page, Paris, Éditions du Seuil, 1998.
Comme peut l’exprimer la poésie de Philippe Jaccottet : « “fleur” et “peur”» par exemple sont presque pareils,/et j’aurai beau répéter “sang” du haut en bas de la page, /elle n’en sera pas tachée,/ni moi blessé », dans Philippe JACCOTTET, « Parler », 1, Chants d’en bas, Gallimard, 1977, p. 41.
Paul RICŒUR, « La réalité du passé historique », dans Temps et récit. 3. Le temps raconté, p. 253.
Paul RICŒUR, « La réalité du passé historique », idem, p. 273.
Paul RICŒUR, « L’éclipse du récit », dans Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique, p. 175.
Paul RICŒUR, « L’intentionnalité historique », dans Temps et Récit.1, idem, p. 351.
Alain REY, [dir.], Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1998, (1ère édition 1992).