Premier récit 314 : Eugène Ténot, La Province en décembre 1851, Paris, Armand Le Chevalier, 1868, page 187 à 188.
Les passages sont extraits du livre de Ténot dont la première édition date de 1865 315 . Mais, à cette époque l’opinion publique n’est pas encore disposée à prêter attention à la mémoire de l’insurrection et, selon Louis Girard, ce livre n’aurait pas eu le succès escompté 316 . Le récit des événements est effectivement « très succinct » et si les insurgés de 1851 ont été amnistiés depuis le décret officiel paru le 15 août 1859, le livre de Ténot ne dévoile aucun nom. Hormis celui des principaux chefs militaires, le général Faivre et le général Lapène, le nom du sous-préfet, Nau de Beauregard, les insurgés se fondent dans une masse anonyme formant des « bandes qui paraissent avoir été fort nombreuses ». Que peut-on savoir sur ces trois personnalités ? Le général Faivre dirige la mise en état de siège du département de l’Ardèche depuis le 12 septembre 1851. Dans la soirée du 4 décembre 1851, il commande les voltigeurs du 12e régiment de ligne en garnison à Privas qui affrontent les insurgés en provenance de Chomérac, Saint-Lager-Bressac et Saint-Vincent-de-Barrès. Le général Edouard Lapène (1790-1854) appelé en renfort à Privas est un ancien de l’Algérie. Entre 1833 et 1839, il commandait la place de Bougie en tant qu’officier supérieur. Dans le cadre de sa mission et voulant mener une « bonne gouvernance » de la Kabylie, il s’intéressa aux populations locales et rédigea ses observations dans un Tableau historique, moral et politique sur les Kabyles 317 . Le troisième personnage, Emile Marie François Nau de Beauregard (1823-1906) est sous-préfet de Largentière depuis le 11 octobre 1850. Avant d’exercer ses fonctions dans le département, cet avocat de formation était en poste dans le Puy-de-Dôme en qualité de conseiller de préfecture, charge qu’il exerça pendant plus d’un an, de mars 1849 à octobre 1850.
L’ouvrage de Ténot fait aussi mention de lieux qui correspondent effectivement à des localités ardéchoises 318 . Mais que peuvent évoquer ces noms de lieu à un lecteur étranger à ces endroits ? Quelles sont les images mentales qui se forment dans sa tête au moment de leur évocation ? Imagine-t-il un plat pays ? Ou pour parler comme André Siegfried, « un pays de la pente », paysage au relief abrupt obligeant les hommes à l’aménager. Pouvait-il se représenter les lieux de l’insurrection tels qu’ils se donnent à voir sur cette photographie prise du hameau de Bressac 319 ?
La localisation connaît parfois quelques inexactitudes et la réalité géographique totalement méconnue lorsque entre en jeu la distance et la vitesse de déplacement des hommes. Les mêmes insurgés qui attaquèrent la préfecture se retrouvent ainsi dans le sud du département à Aubenas, Vals et Bourg-Saint-Andéol. Pour se rendre compte de la situation, il faut la visualiser sur une représentation cartographique telle que la carte dressée par A. Donnet 320 au début des années 1840.
En descendant la vallée du Rhône pour rejoindre Privas tout en évitant Charmes et La Voulte, il faut circuler sur la rive gauche du Rhône et pouvoir traverser le fleuve à hauteur du Pouzin. Ce qui, apparemment, n’était pas possible en 1841. Pendant très longtemps, le Rhône a été vécu comme une frontière 321 . Ce sentiment s’estompe au XIXe siècle. Ainsi, dès les années 1830, l’Annuaire de l’Ardèche en fait état :
‘« Depuis l’établissement des ponts suspendus, le Rhône a cessé d’être une barrière entre les départements de l’Est et de l’Ouest de la France » 322 . ’A partir de cette date, les ouvrages d’art enjambant le Rhône se multiplient à un rythme effréné. Les ponts en fil de fer fleurissent à Andance ; à Serrières ; à Tournon lorsque la passerelle suspendue est livrée à la circulation le 15 août 1825 ; à Bourg-Saint-Andéol, le pont est inauguré le 27 avril 1830 ; celui de Valence le 24 septembre 1830 ; à Sarras le 21 juin 1833 ; au Teil le 25 février 1838 et Rochemaure dans les années 1840. En 1846, l’Annuaire de l’Ardèche mentionne la construction de deux ponts supplémentaires sur le Rhône, l’un en face de Viviers, l’autre à quelques kilomètres à la sortie de la ville au niveau du défilé de Donzère, au lieu-dit du « Robinet ». Deux axes routiers importants sont maintenant en relation : sur la rive gauche du Rhône, la route royale n°7 ; sur la rive droite, la route royale n°86 reliant Lyon à Beaucaire. En 1848, le Rhône est traversé une nouvelle fois au Pouzin. La carte reconstituée 323 d’après les informations données dans les Annuaires de l’Ardèche fait état des principales voix de communication en Ardèche et dans la vallée du Rhône en 1851. Ainsi en décembre 1851, les troupes du général Lapène pouvaient effectivement rejoindre Privas en passant par la rive gauche du Rhône, traverser le fleuve au Pouzin et suivre la vallée de l’Ouvèze en empruntant la route n°104 324 . Immédiatement à la sortie du Pouzin, la route se resserre sur quelques kilomètres et passe entre deux escarpements rocheux qui dominent la vallée de l’Ouvèze. Le récit de Ténot mentionne les craintes du détachement militaire lorsqu’il fut contraint d’emprunter ce sinistre « défilé du Pouzin » propice à une embuscade.
Cette réalité géographique qui conditionne la vitesse de déplacement des hommes et des transports de marchandises ne doit pas être oubliée. En septembre 1851, elle fut d’ailleurs prise en compte par les autorités administrative et militaire lors de la préparation et la mise en place de l’état de siège en Ardèche. Le préfet de la Drôme constate qu’en 1850 une ordonnance mettrait cinq à six heures pour aller de Saint-Péray à Privas 325 . En 1851, Le sous-préfet de Tournon faisait observer au préfet qu’il fallait huit heures à de la troupe pour se rendre de Tournon à Annonay 326 . Des voyageurs qui circulent en diligence de la sous-préfecture Largentière jusqu’à Aubenas doivent trouver à s’occuper pendant leur trajet qui va durer près de trois ou quatre heures 327 . D’Aubenas, ces mêmes voyageurs peuvent prendre une correspondance pour rejoindre Privas, Valence. Mais, partis le matin de Largentière, arrivés vers midi à Aubenas, nos voyageurs arriveront en fin d’après-midi à Privas et aux premières lueurs de l’aube à Valence 328 . Ceux qui poursuivent leur trajet en direction de Lyon peuvent le faire en empruntant un service régulier de bateaux à vapeur. La croisière en remontant le Rhône, de Valence à Avignon, va s’effectuer en une dizaine d’heures. (Il faudra moitié moins de temps pour faire le voyage de retour) 329 .
Voir le texte en annexes, p. 79.
Son deuxième livre : Paris en décembre 1851. Étude historique sur le coup d’État paraît en 1868. A cette date La province en Décembre 1851 en est à sa quatrième édition.
Louis GIRARD, Napoléon III, Paris, Arthème-Fayard, 1986, p. 423.
Edouard LAPÈNE, Tableau historique, moral et politique sur les Kabyles. Metz, Lamort, 1846.
Une seule coquille est à relever concernant l’écriture de Guilherand, commune située dans la périphérie de Valence.
Photographie prise le 2 mai 2003.
Voir en annexes la carte, p. 56. L’atlas de Donnet, Frémin et Levasseur est adopté par l’Université pour l’usage des Collèges royaux, des Écoles normales primaires et des Écoles primaires supérieures. Autorisation en date du 26 février 1841. Éditeur Dusillion. Archives personnelles Éric Darrieux.
Il existait bien une dizaine de bacs à traille qui permettait le passage à des particuliers mais qui interdisait la traversée à des charges trop importantes. Leur utilisation dépendait surtout des conditions climatiques. On recense quatorze bacs du nord au sud aux passages de Champagne, Châteaubourg, Soyons, Charmes, Beauchastel, La Voulte, le Pouzin, Baix, Meysse, Cruas, Rochemaure, Le Teil, Viviers, Donzère.
Arch. dép. Ardèche. Annuaire de l’Ardèche, p. 247.
Carte donnée en annexes, p. 58.
La route n°104 relie Alès à La Voulte en passant par Joyeuse, Aubenas, Privas. C’est par cette route que se transportent les soies du midi au grand marché d’Aubenas. Les soies ouvrées sont dirigées par la même route sur Lyon et Saint-Étienne. Source : Annuaire de l’Ardèche, 1840.
Arch. dép. Ardèche. 4M18. Correspondance du préfet de la Drôme à son homologue ardéchois en date du 23 février 1850.
Arch. dép. Ardèche 4M18.
Albin MAZON, Muletiers, postes et diligences en Vivarais et au-delà, réédition FOL Ardèche, 1997, p. 124.
En 1827 un service de diligence Aubenas-Privas-Valence est mis en place. Il faut quatorze heures d’Aubenas à Valence. Neuf heures de Valence à Privas. En 1835, des négociants en soie de Privas forment une société anonyme de messageries : Entreprise de commerce de l’Ardèche et de la Drôme avec trois voitures pour un service quotidien d’Aubenas à Lyon par Privas, Chomérac et Valence. Départ de Valence à 8h, arrivée à Privas à 14h. Départ de Privas à 15h, arrivée à Aubenas à 21h. La compagnie est chargée du service des dépêches Aubenas-Valence. Cité par Élie REYNIER, Histoire de Privas, p. 160.
Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 28 avril 1850. Texte d’une pétition des maîtres des postes de la ligne Lyon à Avignon.