Quelles impressions générales se dégagent de ces vagues insurrectionnelles ? Un certain nombre de remarques peuvent être faites. La première concerne les opérations insurrectionnelles. Si l’on compare la situation ardéchoise à celle des autres départements, les combats semblent avoir été relativement peu violents. De même, aucune source ne fait état d’exactions commises sur des particuliers 514 . Il n’y a pas eu de débordements incontrôlés de la violence comme par exemple à Clamecy dans la Nièvre ou à Bédarieux dans l’Hérault. Ici, pas de « malheureuse petite cité torturée par des forcenés » 515 , pas de bourgeois assassinés, de gendarmes massacrés, « brûlés entre des bottes de paille », pas de femmes violées, de prêtres roués de coups et contraints d’assister à « d’infernales bacchanales ». Le préfet note toutefois que certains prévenus ont, pour leur défense, évoqué le fait qu’ils avaient été contraints et forcés de marcher avec les insurgés. Ceux qui voulaient se retirer du mouvement insurrectionnel auraient été menacés de mort. Combien d’ailleurs a-t-on dénombré de morts en Ardèche ? Aucun chiffre officiel n’évalue le nombre de tués. Seule la mort de Pierre Terrasse est directement liée aux événements. Élie Reynier mentionne aussi celle de François Terrasse, de Pranles qui « a reçu deux balles au bras et un coup de baïonnette au sein droit » 516 . La consultation du registre des décès de l’état civil des communes insurgés n’apporte pas de renseignements significatifs notamment pour valider le témoignage de Schœlcher concernant la mort de cet adolescent à La Voulte.
La seconde remarque concerne l’organisation de la mobilisation armée. Apparemment, ces mouvements localisés et décalés dans le temps obéissent à un plan d’action concerté, ce qui permet d’accréditer l’existence de sociétés dites secrètes en Ardèche. Cette hypothèse serait confirmée par le témoignage de nombreux inculpés qui reconnaissent, au cours de leur interrogatoire, avoir été enrôlés dans ces sociétés. Pour le préfet de l’Ardèche, la religion protestante a été le moteur de l’insurrection. Dans une lettre expédiée le 25 avril 1852 au conseiller d’État Quentin-Bauchart, il déclarait : « les sociétés secrètes de l’Ardèche ont un point d’appui considérable dans le protestantisme » 517 . Pour preuve, le préfet avance « l’attitude des détenus appartenant à cette religion ». Il constate la difficulté éprouvée pour obtenir des aveux sur toute l’organisation des sociétés secrètes, « même en plaçant les individus entre la grâce et le châtiment » 518 . Au pays de Marie Durand, cette obstination et cette résolution ferme de garder le silence seraient les signes de cette tradition de « résistance » du protestantisme cévenol. Une étude des réseaux de relations et de solidarité devrait permettre d’identifier l’action de ces “sociétés secrètes” et des chevilles ouvrières révolutionnaires des mouvements insurrectionnels.
Élie Reynier avait identifié certains personnages clés de la rébellion : « Il semble bien que Vigouroux, de Vals, Arnaud-Coste à Privas, et, dans la Drôme, Combier à Marsanne, aient préparé un mouvement synchronisé » 519 . Effectivement, du 4 au 8 décembre, d’Aubenas à Montélimar en passant par Privas et Villeneuve-de-Berg, il existe bien une corrélation entre les déplacements du docteur Vigouroux et les prises d’armes. Son itinéraire se calque sur les zones troublées ou sur des lieux marqués d’une sensibilité républicaine avérée. Le jour de l’insurrection du 4 décembre, il se rend chez l’avocat Volsi Arnaud-Coste en étroite relation avec l’avocat Combier. Il loue une chambre d’hôtel chez Chirouze, bien connu pour ses opinions républicaines 520 . Il est arrêté à proximité de l’usine Gaucherand à Vals et cette fabrique a la particularité de se situer à proximité du cabaret d’un certain Burzet. Ce cabaret est dans le collimateur des autorités car il est de notoriété publique qu’il est le lieu de rencontre des responsables des sociétés secrètes en raison de sa situation :
‘« Ce cabaret est très propice pour s'y introduire sans être vu en arrivant par la porte du côté de la rivière et en passant par les chemins qui longent la béalière que fait mouvoir les usines des établissements industriels » 521 . ’D’autres personnalités peuvent être remarquées. Le serrurier et ancien membre du conseil municipal d’Aubenas : Jean-Baptiste Durand ; le pâtissier d’Aubenas : Benjamin Darnoux ; le maire de Saint-Michel-de-Boulogne : Jacques Louis Bonnaure ; l’architecte Émile Nègre, de Privas ; les anciens commissaires du gouvernement provisoire : l’avocat Volsi Arnaud-Coste, de Privas et Victorin Mazon, de Largentière ; le représentant du peuple Combier alors dans la Drôme à Marsanne ; Firmin Gamon 522 , d’Antraigues ; tous ces individus seraient les fils d’Ariane qu’il faudrait suivre pour comprendre les tenants et les aboutissants de l’insurrection ardéchoise.
Une troisième remarque peut-être faite au sujet des objectifs de ces mouvements. Tout d’abord, Privas, la ville-préfecture, courroie de transmission et relais du pouvoir exécutif doit être prise. La sous-préfecture de Largentière représente aussi un enjeu stratégique. Elle abrite une garnison importante et cette troupe peut contrôler l’axe Les Vans-Joyeuse-Aubenas. Villeneuve-de-Berg semble être un lieu de rendez-vous vers lequel doivent converger les groupes armés. Villeneuve-de-Berg aurait pu être une étape pour rallier Montélimar et de là, éventuellement Crest dans la Drôme, si les prises d’armes avaient abouti. Eugène Ténot avait en son temps remarqué la situation clé de la ville de Crest, nœud de communication où viennent se croiser les routes qui conduisent au chef-lieu les habitants de la majeure partie des arrondissements de Die, Nyons et Montélimar. Il mentionnait aussi la position stratégique des départements de la Drôme et de l’Ardèche, « cette position topographique contribuait à y rendre un soulèvement infiniment dangereux pour le Coup d’État » 523 . En effet, tenir la vallée du Rhône signifie contrôler les communications entre Lyon et Marseille et Ténot d’ajouter : « il est très probable que si l’autorité n’était restée maîtresse de Valence et de Montélimart (sic), le 4 et le 5, la levée en masse du Midi s’effectuait ».
La dernière observation concerne l’organisation de ces mouvements. Force est de constater le manque de coordination de ces différentes prises d’armes. Des mots d’ordre contraires remettent au lendemain des actions alors que des groupes non informés et parfois visiblement sans responsable attendent un hypothétique feu vert pour passer à l’action. L’explication apportée par Eugène Ténot a le mérite de faire la lumière sur le comportement de certains acteurs de l’insurrection. Selon lui, l’insurrection a manqué de chefs responsables, d’hommes « consciencieux et intrépides » capables de prendre des résolutions et de diriger. Il s’en est suivi une série d’ordres et de contrordres, émanant des chefs supposés des “sociétés secrètes”, qui ont contribué à donner cette impression de flou et d’absence de direction des mouvements. Le « manque » de combativité des insurgés ardéchois peut aussi être mentionné. Les affrontements avec les forces de l’ordre se limitent le plus souvent à des escarmouches et un nombre relativement limité d’hommes peut tenir en respect des colonnes composées parfois de plusieurs centaines de personnes. Ted Margadant avait déjà noté que ces colonnes en armes ressemblaient plus à « des cortèges de village » insuffisamment préparées pour un combat sérieux », et que, d’une manière générale, chaque rencontre avec « des unités de l’armée régulière » s’est soldée par une déroute en « bandes affolées » 524 . Alors pourquoi s’engager dans de telles démonstrations armées ? Il faudrait d’abord définir l’origine des insurgés puis examiner leurs motivations des insurgés pour tenter de faire la lumière sur leurs comportements.
Eugène Ténot mentionne que dans le Drôme, à Crest, on fit mettre des otages en tête de colonne pour servir de rempart éventuel contre le feu de la troupe. Ténot, ouv. cité, p 196.
Jules BERTAUT, 1848 et la Seconde République, Arthème Fayard, 1937, p 440.
Élie REYNIER, ouv. cité, p.158.
Arch. dép. Ardèche 5M30. Brouillon de lettre adressée le 25 avril 1852 au Conseiller d’État
Arch. dép. Ardèche 5M30. Le préfet de l’Ardèche au ministre de l’Intérieur en date du 25 avril 1852.
Élie REYNIER, ouv. cité, p.159.
Arch. dép. Ardèche. 5M10. Selon les rapports adressés quotidiennement au préfet par l’agent secret Arnaud.
Arch. dép. Ardèche 5M23 Selon un rapport de la gendarmerie en date du 17 mai 1852.
Firmin Gamon est l’auteur d’un petit opuscule analysant l’échec de la révolution de Février. C’est un républicain extrême et extrêmement convaincu. Le 14 juin 1849, il s’adresse aux républicains de l’Ardèche dans une profession de foi à l’occasion des élections partielles de juillet 1849 « La situation exige aujourd’hui des citoyens à conviction tranchée, des hommes qui n’hésitent pas entre la république et la mort, j’entends la république avec toutes ses conséquences ». Arch. dép. 2M338. Profession de foi de Firmin Gamon d’Antraigues, le 14 juin 1849 aux républicains de l’Ardèche.
Eugène TÉNOT, ouv. cité, p 189.
Ted MARGADANT, French Peasants, déjà cité, p. XXIV: « While crowds of townspeople and peasants succeeded in overwhelming small brigades of gendarmes, their military columns resembled village processions rather than army maneuvers. These columns were unprepared for serious fighting, and in nearly every encounter with units of the regular army, they dissolved into panic-stricken bands which took flight ».