I -. « L’exploitation minière » de la série M

Dans le cadre spécifique de notre étude, la première approche de ce « monde » lointain ne peut se faire que par le biais de ceux qui ont « fait » les sources. Ces « constructeurs de sources »  525 sont les autorités, celles qui tirent leur pouvoir des fonctions qu’elles remplissent dans un cadre institutionnel donné : autorités municipales ou préfectorales ; autorités judiciaires : juge de paix, procureur de la République ; autorités militaires : gendarmerie, armée. Ces institutions sont les relais du gouvernement républicain chargés de faire appliquer les lois de la nation et d’assurer le maintien de l’ordre public. Elles s’expriment sur la situation politique, économique et sociale du département. Chaque événement est ainsi perçu et analysé par ces représentants du pouvoir et remonte par le biais de comptes rendus et de rapports du commissaire de police ou du lieutenant de gendarmerie au sous-préfet, puis du sous-préfet au préfet, puis du préfet au ministre de l’Intérieur. Certaines situations sont perçues par ces autorités comme perturbatrices de l’ordre établi et induisent en retour une réponse “administrative”. A côté de ces autorités institutionnelles, coexistent des autorités morales qui encadrent les populations : autorités religieuses, élites intellectuelles, notabilités diverses. Possédant un capital symbolique important, elles exercent un ascendant sur les populations locales. On peut entrer en contact avec elles par le biais des « filtres » des perceptions des rapports administratifs ou par les écrits personnels qu’elles ont laissés.

Pour approcher ces sources, l’historien passe en revue les cartons des archives de la série M et se fait « mineur ». Saisi par la fièvre du chercheur d’or, il met ses pas dans les traces de ses prédécesseurs, caressant le secret espoir de trouver « l’Archive » par excellence, la pièce unique que l’autre n’avait su découvrir lorsqu’il piochait dans les filons des cartons d’archives.

Parmi les centaines de feuilles manuscrites, des listes de noms apparaissent avec des mentions marginales établissant la raison d’être de la personne dans ces signalements. A cet état nominatif s’ajoutent des procès verbaux d’arrestation et des interrogatoires permettant d’établir un premier corpus de noms. Si l’on s’en tient aux décisions de la commission mixte  526 du département de l’Ardèche instituée en février 1852, trois cent cinquante cinq individus auraient fait l’objet d’une décision  527 . Au regard des 15 000 insurgés estimés par le préfet, ces 355 décisions de justice concernant les insurgés paraissent relativement faibles, d’autant plus faibles si on les compare avec les 1 614 condamnations relevées dans la Drôme  528 . Déjà, le 21 février 1852, le procureur de la République Dhoudain constatait dans une lettre adressée au ministère de la police générale à Paris

‘« L’instruction n’a pas été complète dans certaines localités et particulièrement dans le canton de Joyeuse par suite du dessaisissement immédiat de l’autorité judiciaire. Il eut été cependant à désirer qu’un plus grand nombre d’inculpés eut été mis dans la main de la justice dans des communes qui ont pris une part très active dans l’insurrection ». ’

Qu’entendait-on aussi par « décision de justice » ? Était-ce celui qui avait effectivement purgé sa peine ? Ou bien ne devrait-on pas faire intervenir dans cette comptabilité ceux qui ont été arrêtés de manière préventive, puis relâchés et ceux qui pour échapper à leur arrestation ont choisi l’exil ? Ainsi 64 individus ont fait l’objet d’une simple mention dans un rapport de police ou dans une liste  529 répertoriant les interpellations d’une journée ; 292 ont été placés en détention préventive avant que les autorités ne statuent sur leur sort. Les registres d’écrou des prisons du département portent la trace du passage de 221 inculpés.

Nombre de jours de prison préventive 0-5 6-10 11-15 16-20 21-30 31-40 41-50 51-60 > 60 Total
Nombre de personnes incarcérées 28 30 34 24 22 24 19 27 13 221

Si pour une petite minorité, la détention préventive n’a pas dépassé une semaine, elle s’est prolongée pour d’autres, pouvant atteindre plusieurs mois. Les arrestations se poursuivent jusqu’au mois de mars 1852, voire au-delà de cette date. Le 5 mars 1852, le gardien-chef de la prison de Largentière signalait toujours la présence de 62 détenus politiques dans les geôles de l’arrondissement  530 . Les conditions de détention dans les prisons surpeuplées du département sont très rudes en ce début d’hiver 51. Le froid, le manque d’hygiène, l’incertitude quant à leur sort, sont une source de souffrance pour ces hommes arrêtés. Le 29 février 1852, le sous-préfet de Largentière attire l’attention du préfet sur un certain Claude Boisson  531 atteint d’une phtisie pulmonaire. Le sous‑préfet sollicite l’appui du préfet pour intervenir rapidement car la maison d’arrêt de Largentière se trouvant sous l’autorité directe du commandant militaire, il ne lui pas été possible d’agir d’office. Le transfert vers un hôpital s’impose rapidement car, selon l’expression du sous-préfet, il faut savoir parfois concilier « humanité et intérêts de l’administration ». De plus, cela produirait un très « mauvais effet » dans le pays « qu’on puisse imputer la mort de ce détenu au manque de soins suffisants fournis par l’administration » 532 . Mais trop tard. Quinze jours après, le 17 mars 1852, Claude Boisson décédait, emporté par la maladie. Joseph Escudier  533 ne bénéficiera pas de la même sollicitude administrative. Ce cultivateur demeurant à Saint-Vincent-de-Barrès, marié et père de deux enfants, a été dénoncé comme chef socialiste par le conseil municipal de sa commune. Il est condamné en première instance à la transportation à Cayenne par la commission militaire. La commission mixte qui examine son dossier revient sur cette sentence et le condamne à la détention dans un fortin en Algérie. Il n’atteindra jamais les côtes algériennes. Le 16 avril 1852, il décède dans sa cellule des suites d’un « rhumatisme articulaire aigu »  534 contracté au cours de sa détention.

Souffrances physique et morale des détenus, mais comment aussi évaluer la torture psychologique de leurs familles sans nouvelle de leurs proches déportés outre-mer ou exilés. Certains ne les reverront jamais, des proscrits meurent loin de la terre où ils sont nés, comme par exemple, les deux anciens commissaires provisoires de la République : Louis-Victorin Mazon  535 et Volsi Arnaud-Coste  536 .

Force est de constater qu’on ne pouvait pas se satisfaire de ces 355 noms. Il fallait reprendre l’exploitation des cartons d’archives en croisant les différentes sources d’archives à la disposition du chercheur : dossiers d’instruction de la commission mixte, correspondances préfectorales au sujet des prisonniers, archives du bagne, dossiers d’examen des demandes de pension faites sous la IIIe République au titre de dédommagement des victimes du coup d’État, dossiers nominatifs des solliciteurs enregistrés aux Archives nationales, mais tout en ayant conscience que cette option risquait de grever fortement le budget temps alloué pour une telle recherche. Au fil des mois, les boites d’archives défilèrent sur la table de travail et les données recueillies devaient faire l’objet d’un traitement informatisé avec un logiciel de base de données  537 . La fiche matrice comportait les rubriques suivantes :

NOM Prénom âge en 1851 Profession domicile Marié Nombre d’enfants
motif de la condamnation ou de l’inculpation Décision de la commission mixte Application de la peine

« L’exploitation minière » de la série M aux Archives départementales et de la série F15 aux Archives nationales permit de compléter de manière conséquente le corpus initial puisque le nombre de personnes concerné de près ou de loin par l’événement ou les conséquences de cet événement atteignait 1 056 individus. Parmi ces 1 056 personnes, 412 ont fait l’objet d’une décision de justice de la commission mixte. Deux cent quatre-vingt-sept ont déclaré, lors de la déposition de leur dossier d’indemnisation des victimes de Décembre 1851, avoir participé aux mouvements insurrectionnels mais pour échapper à la répression, elles avaient été obligées de fuir. Trente-huit ont été signalées au cours d’une déposition ou d’un interrogatoire, mais apparemment, elles n’auraient pas fait l’objet de poursuites ou de convocation devant une autorité pour s’expliquer. Ainsi, en se référant au rapport du gendarme Jacques Faure  538 en résidence à Joyeuse le 9 mars 1852, on apprend que « les principaux meneurs de Saint-Alban » ont été Ephren Chautard ; Ferdinand Tournaire ; Bouchet, le frère de l’ex-garde ; Boulle ex-canonnier ; Raymond Blachère, boulanger ; Marron, meunier à Sampzon ; Xavier Bonnaure, de Labeaume ; Constant, fils de Laurent, de Lablachère, meunier à Labeaume ». Dans cette liste de huit noms, seul le boulanger Raymond Blachère a fait l’objet d’une interpellation. Le problème méthodologique du dénombrement des peines infligées se posait rapidement et révélait toute la complexité d’effectuer un travail de recherches sur les statistiques de l’insurrection.

Le cas de Jean-François Bouchet, dit « Leguay », cultivateur de 34 ans, domicilié à Vallon, est un exemple pris parmi d’autres illustrant les écueils méthodologiques qui peuvent entraver l’action du chercheur. Jean-François Bouchet est condamné à la transportation en Algérie « avec plus » pour avoir participé de façon active à l’insurrection de décembre. Il a exigé que des particuliers lui remettent des armes. Sur la note officielle de la source 5M20 faisant état de « la situation exacte des individus condamnés », en face de son nom apparaît la mention « Parti, gracié ». Or, en reconstituant son parcours à l’aide des différentes sources disponibles aux archives départementales, on s’aperçoit que Bouchet n’aurait jamais été transporté. Il s’est constitué prisonnier et a été incarcéré le 18 février 1852 à Largentière avant d’être transféré à la maison d’arrêt de Privas le 5 avril 1852  539 . Le 23 avril 1852, il apprend sa grâce de la transportation commuée en surveillance. Sanction qui devient effective dès le 2 juin 1852, date à laquelle il se présente devant le maire de Vallon  540 . En 1881, la Commission d’attribution des fonds de pension destinés à dédommager les proscrits de 1851 lui alloue une indemnité de 300 francs alors que les transportés ont généralement bénéficié d’une somme comprise entre 500 et 1 200 francs. François Adrien Regourd est dans le même cas de figure. En se fondant sur la source 5M20, il est enregistré comme ayant été transporté en Algérie. En 1881, lors de sa demande d’attribution de pension, le préfet indique qu’il a été gracié le 23 avril 1852 en même temps que Jean-François Bouchet. Il n’a donc pas subi sa peine commuée en surveillance et reçoit en conséquence 700 francs de pension. Deux poids et deux mesures pour des profils d’insurgés identiques. Quelles options fallait-il privilégier pour l’identification et la classification de ces peines ?

Cette difficulté d’établir une comptabilité exacte des sanctions prises lors de la répression de l’insurrection de décembre 1851 préoccupait déjà les autorités administratives de la IIIe République lors de l’attribution des « des rentes incessibles et insaisissables aux citoyens français victimes du Coup d’État du 2 décembre 1851 » Il est possible de tenir compte de leurs consignes pour reconstituer les statistiques de la répression. Pour ses décisions, la commission départementale d’attribution des pensions de dédommagement a adopté comme base le principe formulé dans une circulaire du 2 août 1881, à savoir que partout où il y a eu préjudice, il pouvait y avoir réparations. Elle a donc accordé des indemnités à des réclamants qui n’avaient encouru aucune peine et n’avaient subi aucune détention préventive, mais qui, menacés d’une arrestation s’y sont soustraits par la fuite. La commission a tenu compte de la valeur du préjudice. Les vexations dont furent victimes par la suite les prévenus, les préjudices portés à leur activité commerciale, sont entrés en ligne de compte pour l’évaluation de la réparation. Plusieurs débitants de boissons ont ainsi été sanctionnés parce qu’ils accueillaient des républicains notoirement fichés. Les renseignements fournis au moment du dépôt de dossier pour les indemnisations de 1881 détermineraient le choix de classification de la peine. De même, pour les raisons évoquées précédemment, tous ceux qui ont fait un séjour en détention préventive et qui ont été remis en liberté par la suite entreraient dans cette statistique. Il faudra revenir ultérieurement sur la composition de ce corpus initial  541 lorsque l’objet historique aura été complètement démonté. Au regard de toutes ces considérations, un tableau provisoire joint en annexes a pu être établi, mais il fallait à présent aller au-delà des seuls renseignements fournis par la fiche matrice et affiner la connaissance de ces insurgés avec les registres du recensement de la population.

Notes
525.

CORBIN Alain, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, Flammarion 1998. 336 p.

526.

Les commissions mixtes réunissent les autorités administrative, militaire et judiciaire, soit pour l’Ardèche, le préfet Henri Chevreau, le général Faivre commandant la force militaire et le procureur de la République Dhoudain représentant le parquet.

527.

Arch. dép. Ardèche 5M 20, sans date.

528.

Chiffre donné par Élie Reynier dans La Seconde République… ouv. cité, p. 175.

529.

Arch. dép. Ardèche 5M19. Exemple : « Liste des personnes arrêtées le 4 décembre 1851 dans la soirée ».

530.

Arch. dép. Ardèche 5M20.

531.

Claude Boisson, tailleur d’habits de Vagnas, né le 28 juillet 1812.

532.

Arch. départ Ardèche 5M19. 5M19 Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 29 février 1852.

533.

Né en 1820 dans la Drôme.

534.

Arch. dép. Ardèche 5M20. Le gardien chef de la prison de Privas au préfet en date du 19 avril 1852.

535.

Décédé le 17 mars 1861 à Bonneville en Haute-Savoie.

536.

Décédé le 29 septembre 1860 à Vandœuvre dans la Meurthe-et-Moselle.

537.

File Maker Pro 3. Voir en annexes des exemples de fiches, p. 233.

538.

Arch. dép. Ardèche 5M16. Rapport en date du 9 mars 1852 du gendarme Jacques Faure en résidence à Joyeuse.

539.

Arch. dép. Ardèche. Y154. Registre d'écrou maison d'arrêt Largentière.

540.

Arch. dép. Ardèche 5M28. Etat des individus habitant la commune de Vallon et qui sont soumis à la surveillance de la haute Police.

541.

Troisième partie, chapitre VI A) « Redéfinition du corpus : retour sur la composition ».