II -. Recenser la population

L’étude démographique d’une population peut se faire avec deux types de sources : les résultats généraux des recensements quinquennaux transmis par les sous-préfets au préfet et les listes nominatives dressées par commune. L’utilisation des listes nominatives du recensement permet d’affiner la perception de la vie du village. Chaque ménage est en principe identifié par quartier et maison d’habitation  542 . En face de chaque patronyme est affecté un numéro d’ordre établissant une hiérarchie : le nom du chef de famille apparaît en premier puis, dans l’ordre décroissant, son conjoint, les enfants issus de l’union, les autres membres de la famille, les domestiques ou les travailleurs résidant sous le même toit. Les listes donnent des renseignements sur l’âge, la relation de la personne au foyer (époux/épouse, fils/fille…), la profession. Chaque recensement a sa propre particularité : celui de 1836 n’indique par les adresses, celui de 1841 ne mentionne pas l’âge, celui de 1851 fait état de l’appartenance religieuse catholique ou protestante. Ce serait la source la plus intéressante au regard de notre problématique de recherche, malheureusement la présence de ces listes nominatives est relativement rare dans la série « E dépôt »  543 des Archives départementales. Le recours au « Molinier » permet de pallier la carence de ces sources démographiques administratives.

L’ouvrage éponyme d’Alain Molinier  544 est passé à la postérité dans le département ardéchois et se présente sous la forme d’une gigantesque compilation par communes de la totalité des résultats des recensements des années 1800 à 1975 agrémenté d’un dénombrement des feux sous l’Ancien Régime. Le recours à ce recueil de données ne dispense pas pour autant les chercheurs d’aller vérifier à la source même l’exactitude des relevés. Nul n’est à l’abri d’erreurs de copie et de coquilles qui peuvent modifier sensiblement l’état démographique d’une commune, comme l’illustre fort à propos l’exemple de la commune de Saint-Genest-de-Beauzon  545 .

L’étude du recensement au village permettrait de faire apparaître des dynamiques mais son exploitation doit se faire avec certaines précautions. Selon l’expérience de certains historiens  546 , il faudrait prendre les listes nominatives du recensement comme la photographie d’une unité familiale à un moment donné et se garder de toute conclusion hâtive quant à la structure de la famille pensée comme « famille élargie » ou « famille nucléaire ». Entre deux recensements espacés de cinq ans, des modifications peuvent survenir sans laisser de traces, notamment lorsque les enfants vont et viennent au gré de l’embauche. On pourrait aussi imaginer le scénario d’un jeune couple qui, juste après leur mariage et au lendemain d’un recensement, cohabiterait sous le toit parental, aurait des enfants formant un modèle de famille élargie. Dans l’intervalle de cinq ans, le patriarche décède, cédant la place à son fils ou à son gendre qui devient le nouveau chef d’une « famille nucléaire ». Pour celui qui a le temps, les données du recensement devraient être comparées à celles de l’état civil, car le registre n’est pas exempt d’erreurs de copies, de transcriptions erronées ou péchant par omission. Dans le recensement de la commune de Saint-Lager-Bressac  547 , en 1846, au hameau de Bressac, réside la famille de Jean-Pierre Mouron. L’agent recenseur recopie dans les cases du registre les données suivantes :

Extrait du recensement de la population de Saint-Lager-Bressac en 1846. Arch. départ. Ardèche. E dépôt 15/9 – Hameau de Bressac
N° des maisons N° des ménages N° des individus Noms Prénoms Titres Âge
90 95 1 Mouron Jean Pierre Cultivateur, chef de ménage 45
    2 Marlier Jeanne Sa femme 48
  1 3 Mouron Jean Pierre leur fils aîné, cultivateur, 19
    4 Mouron Victorine Leur fille 17
    5 Mouron Combe Leur fils cadet 10

Celui qui ne « connaît » pas Jean-Pierre Mouron ne peut pas déceler l’erreur de filiation reportée sur le registre. Jeanne Marlier n’est pas la mère « biologique » des trois enfants. Suzanne Mouron, la mère légitime des trois enfants est morte, à Saint-Lager-Bressac le 2 septembre 1840 et leur père s’est remarié avec Jeanne Marlier, le 12 janvier 1842 à Saint-Fortunat.

Celui qui voudrait établir des statistiques précises concernant l’activité des ménages serait aussi bien en peine pour en dresser une comptabilité fiable. Sylvie Schweitzer souligne que l’Étatest « mauvais recenseur » car « le décompte des actifs est fortement liés aux représentations sociales, il caractérise des ménages, dénombre des chefs de famille, pères et maris, des patrons »  548 . Les femmes sont des « ménagères » ou des « sans profession », « rentières » parfois mais très rarement des « agricultrices ». D’un village à l’autre et d’un recensement à l’autre, il n’y a pas non plus d’accord sur les différentes nomenclatures utilisées qui mélangent statut juridique et statut social. Les actifs paysans sont catégorisés en « propriétaire », « propriétaire-cultivateur », « propriétaire-agriculteur », « cultivateur », « agriculteur », « fermier », « grangier », « journalier » sans que l’on sache vraiment faire la différence entre propriétaires et propriétaires-cultivateurs. Le premier peut être un rentier de la terre comme un exploitant agricole travaillant en faire valoir direct. Un propriétaire peut prendre à ferme des terres et se retrouver comptabilisé comme « grangier ».

Le recensement masque aussi la pluriactivité des ruraux. Henri Mendras le rappelait au colloque de l’Association des Ruralistes français tenu à l’Isle‑d’Abeau en 1981 : « la pluriactivité est un trait historique permanent des sociétés rurales ; il n’y a jamais eu de société rurale purement agricole et on a toujours fait un peu de tout à la campagne »  549 . Effectivement elle peut se manifester sous diverses formes en Ardèche mais elle n’est pas aisée à définir. Que font les ouvriers en période de chômage ? L’enquête faite en 1848 sur le travail industriel et agricole déclare que sur 10 000 à 12000 ouvriers et ouvrières occupés aux travaux de la soie, un quart est occupé à la filature qui travaille au plus de juin à septembre. Les plus importantes filatures ne chôment que deux ou trois mois, soit en hiver (décembre et janvier), soit en mai-juin, époque de l’élevage des vers à soie. Les plus petites, en général, sont fermées pendant plus de six mois, de novembre ou décembre à mai ou juin  550 . Ce qui vient à l’esprit immédiatement, c’est l’exercice probable d’une seconde profession lors de la morte-saison agricole : lorsque les foins sont engrangés, les vendanges faites, une période de relative vacance s’installe en attendant le retour de l’activité avec la taille des vignes. Le cultivateur se fait tonnelier, scieur de long, portefaix, plâtrier, maçon, menuisier, maréchal-ferrant, marchand de peaux de lapin, faïencier…mais il n’y a aucun moyen d’évaluer s’il s’agit là d’une activité occasionnelle.

L’agriculteur peut se faire aussi sériciculteur. Il se lance alors dans l’éducation des vers à soie et commercialise les cocons produits dans sa magnanerie artisanale. Selon des études économiques réalisées par Louis Reybaud en 1860, l’intérêt de cette activité jamais mentionnée en tant que telle dans les recensements, permet d’« éloigner la misère des provinces où elle fleurit »  551 . La spécificité du monde rural au XIXe siècle ne serait pas fondée sur la seule activité agricole mais s’affirmerait surtout par ces exploitations pluriactives ouvertes sur l’économie de marché comme les travaux de Ronald Hubscher ou de Jean‑Luc Mayaud  552 l’avaient mis en lumière. Eugène Villard, dans son rapport précédemment cité, semble le déplorer d’ailleurs dans des termes explicites teintés d’un discours moralisateur :

‘« Ici, c’est un laboureur qui, las de récolter dans ses sillons, entreprend le commerce des grains. Là c’est un magnanier qui s’avise d’acheter et de faire filer les cocons de ses voisins, le tout pour vendre ses produits huit ou dix francs de moins par kilogramme que les soies des filatures d’ordre, bien qu’il ait payé le même prix de la marchandise. Celui‑ci, abandonnant la charrue pour se placer au cordeau d’une charrette, veut essayer du roulage. Cet autre aborde l’achat et la revente des soies grèges ; il joue à la hausse et à la baisse, et prend la qualité de négociant »  553 . ’

Selon Henri Mendras, au-delà de cette activité tournée vers l’économie de marché, une autre forme de pluriactivité moins visible directement existerait aussi au travers d’échanges de travail et de produits alimentaires au sein d’une parentèle localisée  554 . Effectivement ce surplus de main d’œuvre est rendu nécessaire par la charge de travail accrue au moment des récoltes des productions saisonnières  555 . L’exploitation paysanne ne vit pas en autarcie repliée sur elle‑même. Comment alors identifier ces réseaux familiaux de relation ? Il faudrait par un changement de focale d’observation se rapprocher de cette unité familiale. L’exploitation des registres de l’état civil en offre l’opportunité.

Notes
542.

Des explications précisent en première page aux agents recenseurs la manière de procéder. Exemple de consignes données pour le recensement de 1846 : « Colonne 1 et 2. Les noms de quartiers, sections, villages, hameaux ou rues sont écrits de manière à se trouver en regard des noms des individus qui sont les habitants de chacune de ces parties de la commune. On doit, en général, commencer le dénombrement par la partie centrale ou principale, le chef-lieu ou le bourg ; de là on passera aux dépendances principales, puis aux habitations éparses et isolées. Dans les villes, on procèdera par rues, par quartiers, faubourgs. On se dirigera successivement du levant au midi, puis du midi au couchant, et enfin du couchant au nord ».

543.

Série E dépôt : série qui regroupe les archives communales versées par les mairies aux Archives départementales.

544.

Alain MOLINIER, Paroisses et communes de France, Ardèche, Paris, CNRS, 1976, 463 p.

545.

L’ouvrage d’ Alain MOLINIER, Paroisses et communes de France, Ardèche, déjà cité, relève 570 habitants dans la commune de Saint-Genest-de-Beauzon en 1846 et 544 en 1851 (page 320). Les recensements de la population de la commune conservés dans la série E 38/8 font état de 687 habitants en 1846 et 690 en 1851.

546.

Les travaux de Lutz Berkner « The Stern Family and the Developmental Cycle of the Peasant Household » American Historical Review 77, 1972, pp. 398-418.

547.

Arch. dép. Ardèche. E dépôt 15/9. Recensement de Saint-Lager-Bressac.

548.

Sylvie SCHWEITZER, Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes au XIXe et XXe siècles, Éditions Odile Jacob, 2002, p 77.

549.

Henri MENDRAS, « Une politique nouvelle pour une nouvelle classe rurale », dans La pluriactivité dans les familles agricoles, colloque de l’Association des Ruralistes français, l’Isle‑d’Abeau, 19-20 novembre 1981, Paris, ARF Éditions, 1984, p 55. Voir aussi tous les travaux sur la question de Jean-Luc Mayaud. Un exemple parmi d’autres, le cas de Jean-Pierre Jules Salavert, né en 1817 qui tient en 1851 un cabaret. Il exerce aussi la profession de cordonnier et emploie deux ouvriers. F15 3193.

550.

Élie REYNIER, La soie en Vivarais, ouv. cité, p 93.

551.

Louis REYBAUD, Etudes sur le régime des manufactures : Rapport sur la conditions des ouvriers en soie, mémoire de l’Académie des Sciences morales et politiques, 1860, pp. 867‑1107, cité par Élie REYNIER dans La soie en Vivarais. Étude d’histoire et de géographie économiques, Marseille, Laffitte Reprints, 1981, (1ère édition, Largentière, 1921), p. 90.

552.

Jean‑Luc MAYAUD, La petite exploitation rurale triomphante, France XIX e  siècle, Paris, Éditions Belin, 1999, 278 p.

553.

Eugène VILLARD, De la situation des intérêts agricoles…, ouv. cité, p 10.

554.

Henri MENDRAS, « Une politique nouvelle pour une nouvelle classe rurale », ouv. cité, p 63.

555.

Une exploitation moyenne de trois à cinq personnes élève en moyenne trois onces d’œufs de vers à soie (environ 90 grammes de « graine », soit entre 100 000 et 120 000 oeufs). Une once de graine aura besoin de deux tonnes de feuilles de mûrier pour se développer. 1 200 kilos seront consommés par le ver dans les dix derniers jours suivant la dernière mue. Un gramme de graine donne trois kilos de cocons soit 1 200 à 1 500 cocons. Une dizaine de cocons donne un kilo de soie grège.