2°) « Face à Chronos et à Dédale » ou de la difficulté d’utiliser les sources d’archives de l’état civil

Celui qui s’est penché sur les tables décennales de Bourg-Saint-Andéol à la recherche du sieur Hugon, mesure, à l’aune de sa patience, les difficultés de reconstitution de l’arbre généalogique d’une personne. Énumérons toutes les données du problème. Sachant que l’on dénombre 30 naissances portant le patronyme « Hugon » pour la seule période courant de 1833 à 1842 et 27 pour la période 1843-1852 ; sachant aussi que si la commune est tant soit peu importante, le nombre de registres à compulser peut dépasser la dizaine et que selon les règlement en vigueur dans les dépôts d’archives, le nombre de documents consultables en même temps est limité à trois ; calculez le temps qu’il faudra à un chercheur pour restituer la descendance du dit Hugon. Difficulté accrue, lorsque les sources d’archives extraites de la série M ne mentionnent parfois que le seul nom auquel s’ajoute parfois quelques indications de lieux ou de filiations. S’il veut mener à bien sa quête, le chercheur endosse alors l’imperméable du détective et commence sa laborieuse enquête. Par chance, la base de données Heredis élaborée à l’occasion de cette étude ne comporte que 18 individus portant le patronyme Hugon. Les choses se compliquent lorsqu’elle atteint les 105 personnes retrouvées pour cerner un autre patronyme fort répandu en Ardèche : les « Froment ». Espérer gagner du temps en utilisant seulement la table décennale sans prendre la peine de vérifier dans les registres d’état civil correspondant peut être une source d’erreur. L’exemple du cas « Chalmeton » fait prendre conscience du risque.

A quatorze jours d’intervalle, deux petits « Joseph-Auguste » ont vu le jour dans la même commune, deux états civils en apparence identiques sur les tables décennales mais en réalité correspondant à deux itinéraires de vie familiale différente.

La navigation dans ces pages d’histoire est parfois difficile. Certes, le décryptage de l’écriture de l’officier de l’état civil qui a enregistré l’acte peut conduire le chercheur à commettre des erreurs d’identification, mais bien souvent, des modifications patronymiques sont déjà intervenues au cours de l’existence de la personne. Plusieurs types de mutations peuvent être cernés. Tout d’abord, les transformations de noms causées par une mauvaise reconnaissance de la graphie des lettres sont assez fréquentes : « or-an » quand Deborne est transcris Debanne, « ar-or » lorsque Barde devient Borde, « au-ou » lorsque Faure et Fourès se confondent, « on-ou », « au-on ». L’exemple de la déformation du patronyme Argaud transformé en Argon éclaire ce processus.

Il s’agit là d’altérations mineures facilement repérables. Les risques de s’égarer dans le labyrinthe de l’état civil et perdre la trace d’un personnage s’accroissent lorsqu un procédé de substitution patronymique parasite la recherche, par l’ajout ou le retranchement de lettres. Ainsi, au fil du temps, Sahi devient Say de même qu’Espy donne Espic, Haon se transforme en Avon, Deleuze est identifiable à Deleouze, Blachon à Blanchon. Le cas d’Eugène Bayle illustre bien ce processus. Il naît le 18 février 1824 à Saint-Martin-l’Inférieur, de Pierre et Marguerite Clauzel ; le 11 avril 1871, au moment de son décès enregistré à Meysse, le patronyme de sa mère se présente sous l’avatar de Chaze.

Ces modifications ne sont pas sans conséquences. Jean-Louis Favoulet né le 17 août 1813 à Vesseaux en a fait l’expérience lorsqu’en novembre 1882, il adresse sa lettre à l’administration afin d’obtenir une pension d’indemnisation au titre des victimes de Décembre 1851. Le préfet est averti que le nom de Favoulet est inconnu de leurs services et pour cause…Lors de son arrestation, le greffier rédigeant la fiche d’entrée de Favoulet sur le registre d’écrou l’a établie au nom de Faulet  558 .

Si l’on peut imputer ce type de confusion à une erreur de lecture  559 , certaines sont causées par la reproduction phonétique de la prononciation du nom, ainsi le village de Cliousclat dans la Drôme est orthographié « Kliouska » dans les archives de l’Enregistrement  560 . Il ne sera pas rare de trouver un même individu enregistré dans les archives à plusieurs endroits différents, par exemple au début de l’alphabet sous le nom d’ « Auberge » mais aussi en fin de liste orthographié « Oberge ». Le chercheur averti saura faire la différence mais il risque de trébucher dans le piège de la retranscription en langue française des sons des langues régionales. Le patronyme Gerlier peut s’écrire Jarlier ou Jullien, voire Jullian ; Gray devient Grel ; Fambon et Fontbonne, Cholvy et Solvi n’en font qu’un, de même que Planty et Plantin sont issus de la même souche familiale  561 . Des différences notoires sont aussi perceptibles entre le nom enregistré dans l’état civil et la signature de l’intéressé. Simon Pierre Chirouze signe « Sirouse » sur les actes d’état civil  562 , Jean Béalet au regard de l’administration, signe en réalité « Bialet ». On ne peut pas imputer cette différence à une difficulté dans la maîtrise du geste tant la calligraphie du nom est parfaite ainsi qu’elle peut être vérifiée sur la déclaration de naissance de l’un de ses enfants.

Les risques d’égarement sont accrus lorsque le nom a été transformé par un processus d’hybridation qui agit par compression du prénom et du nom. C’est un phénomène relativement rare mais dont il faut avoir conscience. L’exemple du patronyme « Massot » est édifiant. Charles Massot, de Vallon, se présente pour déclarer la naissance de son fils, Pierre. Le maire enregistrant l’état civil comprime le nom et le prénom du père, aboutissant à la formation d’un nouveau patronyme : « Charmassot ».

Entre deux actes d’état civil, le noyau familial peut être modifié par le processus de substitution. Ce phénomène est décelable quand l’un des membres de la famille « disparaît » pour être remplacé par un autre. Si Joseph Bayle, précédemment cité, avait « perdu » sa mère par altération de son nom, il n’en va pas de même pour François Victor Théron  563 né à Rosières le 29 juin 1815 où là la confusion n’est plus possible.

De Jeanne Lèbre à la naissance à Jeanne Blanc au moment du mariage, à quel moment la confusion s’est-elle faite ? L’hypothèse d’une erreur de transcription au moment du mariage pourrait être envisageable. En effet, les actes consignant le mariage ont pu être rédigés en avance avec les informations fournies lors de la publication des bans. Jean Théron père et Jeanne son épouse étant illettrés, si l’officier de l’état civil n’a pas relu les documents en leur présence, l’erreur se matérialise et passe à la postérité.

Déformations, hybridations des patronymes, substitutions, mais aussi non enregistrement dans l’état civil. L’obligation de déclarer la naissance dans les trois jours n’est pas toujours respectée. Il y a des exceptions qui confirment la règle. Frédéric Jouve, né le 4 octobre 1806 à Saint-Andéol-de-Bourlenc, est porté sur les registres de l’état civil le 7 décembre  564 . Frédéric Constant a vu le jour en mai 1818 à Rosières  565 . Il est déjà âgé de cinq mois lorsque son père se décide à venir le déclarer à la mairie. Les représentants des autorités ne sont pas à l’abri de ces inobservations de la loi. Ainsi Dominique Michel, gendarme à Montpezat, se présente le 28 septembre 1806 à la mairie pour confirmer la naissance de son fils Alexandre né le 15 mai dernier.

Ces négligences étaient pourtant considérées comme des délits et sévèrement sanctionnées par les tribunaux correctionnels par des amendes, voire par des peines de prison. En février 1848, Louis Alzas est condamné à cinq jours de prison, seize francs d’amende pour avoir déclaré tardivement la naissance de sa fille. Il s’est en effet rendu à la mairie le sixième jour… La crainte de la sanction aurait-elle poussé certains à ne pas déclarer leur enfant ? Dans notre corpus de noms, une quinzaine d’individus n’ont pas laissé de trace dans l’état civil et ce, malgré des mentions très précises de date et de lieu de naissance figurant dans leur dossier de demande de pension. Pour avoir une existence civile, le recours à la procédure de déclaration de notoriété passée devant un juge de paix était parfois nécessaire.

Si l’écriture des noms varie au gré des pages des registres, les chiffres se distingueraient-ils par leur rigueur mathématique ? Autrement dit, nos ancêtres connaissaient-ils exactement leur âge ? Ici aussi on pourrait se poser la question tant les variations dans les mentions sont importantes, comme peut en attester l’exemple de Joseph Javon, de Cruas. D’un état civil à l’autre, le poids des ans s’accentue et vieillit prématurément Joseph Javon qui ne voit pas filer les années  566 , passant en l’espace de deux ans de 30 à 39 ans….

Dans d’autres cas, c’est le mariage qui permet une cure de rajeunissement. En novembre 1841, Joseph Léon Martin, veuf, convole en seconde noce avec sa belle-sœur Arsène Brun  567 . Son état civil de naissance confirme qu’il est bien né à Vagnas, le 25 mars 1806, pourtant l’acte de mariage rédigé pour l’occasion mentionne qu’il serait âgé de 28 ans, soit un décalage de sept ans par rapport à son âge biologique. L’inverse est possible. Né en 1811, François Prosper Moulin épouse Marie Chabrier en septembre 1834  568 , à l’âge de 23 ans. Il ressort de la mairie avec dix ans de plus…

L’étude de l’état civil reste une source fondamentale pour celui qui veut approcher l’intimité de la vie sociale des populations mais cette exploration nécessite patience et prudence car il est vite fait de perdre la trace d’un individu. Son exploitation apporte des renseignements permettant de reconstituer la généalogie ascendante d’un sujet par la reconstitution de la cellule familiale, de le situer dans un univers familial au regard de la profession de ses parents et du degré d’instruction. La comparaison des générations permet de mettre en relief les aspects changeant du paysage social. La reconstitution des réseaux de relations du groupe familial est aussi rendue possible par l’identification des témoins mentionnés sur les actes.

Ces documents peuvent aussi servir à des bases de calculs de démographie historique pouvant éclairer la mise en scène de l’univers dans lequel évoluent les personnages étudiés. Ainsi le calcul de l’accroissement naturel d’une population permet de cerner les années d’expansion démographique ou de crise, la crise démographique se caractérisant lorsque le nombre de décès est supérieur au nombre des naissances. Mais, au delà de la sécheresse de ces chiffres, l’univers mental d’un village peut être perçu en mettant en évidence cette expérience de la mort de l’autre partagée par la communauté villageoise, lorsque le glas égrené par les cloches de l’église, annonçait, dans les campagnes qu’une famille était dans le deuil. En combinant les données de l’accroissement naturel avec l’accroissement démographique de la population obtenu par le recensement quinquennal, le solde migratoire de la commune étudiée peut être mis en évidence et donne à voir les migrations des populations. Les proches ne sont pas les seuls à être informés du décès : l’administration fiscale reçoit aussi un « faire‑part » des mairies qui, chaque trimestre, sont tenues de lui signaler ceux qui sont passés de vie à trépas. Ces formalités à vocations fiscales constituent les archives de l’enregistrement et sont une source essentielle d’informations pour le chercheur.

Notes
558.

Arch. Nat F15 4153. Dossier Faulet-Favoulet.

559.

C’est la question que se posait aussi Yves Morel lorsqu’il travaillait dans le cadre de sa thèse sur un inventaire des fabriques de 1785 recopié par Élie Reynier. A Saint-Christol (canton du Cheylard), Élie Reynier mentionne un moulinier en soie appelé Sauzéat, mais Yves Morel ne retrouve aucun Sauzéat exerçant cette activité professionnelle à cette date. Il se rend compte de la confusion lorsqu’il tombe sur un acte notarié établi au nom d’un Lauziard, propriétaire à Saint-Christol d’un moulinage. Sauzéat et Lauziard n’en font qu’un.

560.

Arch. dép. Ardèche 3Q 2030 n° 144.

561.

Exemple de Jacques Planty né vers 1799 et décédé le 19 juin 1864 à Saint-Vincent-de-Barrès. Par jugement du tribunal civil de Privas en date du 22 mai 1888, l’acte de décès de Jacques Planty a été rectifié en ce sens que le défunt y sera désigné Plantin Jacques au lieu de Planty Jacques.

562.

Arch. dép. Ardèche 4E 288 4. Déclaration de naissance de son fils Antoine Placide en date du 17 janvier 1816.

563.

Arch. dép. Ardèche 4E 199 5 et 4E 199 13.

564.

Arch. dép. Ardèche 4E 210 5.

565.

Arch. dép. Ardèche 4E 199 5.

566.

Arch. dép. Ardèche 4E 76 10.

567.

Arch. dép. Ardèche 4E 334 14.

568.

Arch. dép. Ardèche 4E 27 6.