Les révolutionnaires de 1789 l’avaient réaffirmé haut et fort dans un article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé… ». La possession de la terre était aussi un enjeu fiscal qui devait concilier l’imposition des propriétaires tout en respectant le principe républicain d’égalité en droit. Pour ce faire, il fallait avoir un état des propriétés. La loi du 15 septembre 1807 allait poser les fondements de ce qui sera appelé le cadastre « napoléonien » ou « ancien cadastre». L’arpentage systématique des communes est institué, le relevé topographique du parcellaire étant fait par un géomètre accompagné sur le terrain par quelques notables choisis généralement en fonction de leur forte imposition fiscale dans la commune. Commencées dans les années 1820 en Ardèche, les dernières opérations s’achevèrent vers la fin des années 1840.
Dans les années 1960, les travaux de Philippe Vigier avaient ouvert la voie pour les historiens soucieux d’exploiter le cadastre pour y chercher une histoire de la propriété foncière rurale 569 . Comment interroger cette source à des fins historiques ? Le cadastre qui constitue la série 3P des Archives départementales se compose de trois éléments. Tout d’abord, le plan des parcelles, soit l’aspect visuel de la commune. Ce parcellaire est formé d’un plan général d’assemblage mentionnant par des lettres les différentes sections cadastrées de la commune. Ce plan ne serait d’aucune utilité sans le second document appelé « l’état de sections ». C’est le document matrice originel qui recense les parcelles par sections et permet d’identifier le nom du premier propriétaire au moment du relevé topographique, le numéro des parcelles possédées correspondant au plan, la surface de la parcelle, la nature de la culture et son revenu. Le troisième registre, la « matrice cadastrale » permet de suivre chaque propriété dans le temps pour en fixer la contribution foncière jusqu’en 1914. Chaque propriétaire est titulaire d’une page numérotée (folio) qui se modifie au gré des ventes, achats, divisions de terrains. Cette page enregistre donc les mutations de propriétés et permettrait de reconstituer l’histoire foncière de chaque propriétaire en utilisant les données suivantes indiquées dans les cases du registre :
En fin de registre, la table alphabétique devrait permettre l’identification rapide d’un propriétaire et de son numéro de folio. Devrait…, car, dans la réalité, l’utilisation du cadastre n’est pas à l’image de l’ordre des champs qu’il voulait instituer….
La reconstitution du patrimoine foncier d’un individu en un temps limité relève de l’exploit. En effet, la matrice cadastrale relève les propriétés possédées dans le strict cadre administratif de la commune. Il faudrait donc vérifier l’éventuelle possession de parcelles dans le cadastre des communes environnantes. De plus, comment évaluer réellement cette fortune foncière en se référant à la seule mention de la cote foncière reportée dans la case « Indication du revenu par parcelle » du registre ? Le cas de Jean Bourboul, habitant à Darboux, hameau des Assions 570 est éclairant. En 1851, il possède 5ha 60a 05c de terres sises sur la commune des Assions pour un revenu imposable de 30,83 francs. A cette date un remembrement communal est effectué et le hameau de Darboux glisse dans les limites de la commune limitrophe de Saint-Genest-de-Beauzon. Jean Bourboul conserve 90a 70c de vignes imposables sur la commune des Assions. Le restant, soit 4ha 69a 35c de terres, vignes et châtaigniers, figure maintenant dans la matrice cadastrale de Saint-Genest-de-Beauzon et produirait un revenu imposé à la hauteur de 108,49francs. La parcelle de vigne de Joseph Darboux a pris aussi de la valeur en changeant de limite administrative. Estimée à 41 centimes en 1833 aux Assions, elle est revalorisée à 1,73 francs lors de son passage dans les registres du cadastre de Saint-Genest-de-Beauzon en 1851 571 .
Gilbert Garrier en son temps avait souligné les problèmes d’utilisation de ces sources cadastrales 572 . L’étude du cadastre ardéchois en est une bonne illustration. Passons sur les difficultés d’identifications patronymiques au sein d’une même famille. Comment connaître le propriétaire quand le père et le fils portent le même prénom ? Ou quand la table alphabétique des propriétaires a disparu ? Comment démêler le fil des noms raturés, barrés, lors des changements de propriétaires ? Ces signes ont au moins le mérite d’enregistrer les mutations de propriété car ce n’est pas toujours le cas. Marie-Laure Névissas travaillant sur le cadastre des communes du canton de Joyeuse a constaté que des folios n’ont pas changé de propriétaire entre la date de création du cadastre napoléonien et la mise en service du cadastre moderne en 1914 573 . Ces cas de « longévité exceptionnelle » ne semblent pas être des exceptions propres au midi de l’Ardèche. Ainsi, d’après la matrice cadastrale de Saint-Lager-Bressac, dans le canton de Chomérac, Charles Avon, décédé en 1850, ferait encore des transactions avec Mathieu Aunave en 1852 en lui achetant une parcelle de 19 ares de terre 574 . Dans les archives de l’Enregistrement, cette transaction daterait de 1836… Ce retard à l’enregistrement n’est pas isolé. Le même Charles Avon a acheté un bois taillis à André Merlin, de Chomérac, en 1837, la transaction apparaît dans la matrice cadastrale en 1848… Dans les exemples mentionnés ci-dessus, on sait au moins qu’un propriétaire a existé, mais parfois, il n’est même pas mentionné. Eugène Villard l’avait déjà signalé dans son étude constatant « qu’il existe un certain nombre de propriétaires qui, ne possédant qu’en vertu d’un titre secret, ne sont pas nominativement portés au rôle de la contribution » 575 . Dans le cadre de la recherche, cette prise de conscience s’est faite par hasard en examinant un cahier des charges des ventes judiciaires par adjudication concernant Etienne Vielfaure, de Laurac 576 . Le greffier rédigeant le cahier notait : « Les immeubles sont jouis par le dit Etienne Vielfaure et sont portés dans la matrice du rôle de la commune sous le nom de Meynier Nicolas ancien propriétaire ». Dans certaines situations, même les agents de l’administration doivent renoncer à l’identification du propriétaire tel que l’illustre l’exemple d’Augustin Blachère, de Lablachère 577 . L’affaire apparaît lors d’une adjudication judiciaire :
‘« Les articles 1er, 2, 6 et 7 sont portés sur la matrice cadastrale de Lablachère sous le nom de Roure Jean qui était le grand père dudit Augustin. Quant aux articles 3, 4, 5 saisis malgré les recherches les plus minutieuses faites, il n’a pas été possible de connaître sur quelle cote ils étaient imposés ». ’Au-delà de ces travers propres à l’utilisation des sources du XIXe siècle, l’utilisation du cadastre reste une ressource historique de premier choix pour l’historien à condition de pouvoir le croiser avec l’étude des listes nominatives du recensement menée conjointement avec la reconstitution de l’arbre généalogique des familles. Au lieu de chercher à restituer le patrimoine foncier d’un individu de son vivant, pourquoi n’essayerions-nous pas de le faire au moment de son décès ? Les archives de l’Enregistrement nous ouvrent alors leurs registres.
Philippe VIGIER, Essai sur la répartition de la propriété foncière dans la région alpine. Son évolution de l’origine du cadastre à la fin du Second Empire, thèse complémentaire, SEVPEN 1963, 276 p.
Arch. dép. Ardèche, matrice cadastrale 3P 121 Les Assions et 3P 1616 Saint-Genest-de-Beauzon.
Arch. dép. Ardèche Matrice 3P 121 folio 190, Les Assions.
Gilbert GARRIER, Bulletin du centre Pierre Léon n°1, 1968.
Marie-Laure NÉVISSAS, Une région à l’épreuve : les sériciculteurs du midi de l’Ardèche face au défi de la pébrine (seconde moitié du XIX e siècle), Mémoire de maîtrise réalisé sous la direction de Jean-Luc Mayaud, Université Lyon II, juin 1999, p18.
Arch. dép. Ardèche 3P 1760.
Eugène VILLARD, De la situation des intérêts agricoles dans l’arrondissement de Largentière, p 18
Arch. dép. Ardèche 3U1 647 Adjudication.
Arch. dép. Ardèche 3U1 647 Adjudication.