Par la loi du 19 décembre 1790, le législateur de l’époque révolutionnaire a voulu codifier très tôt la formalité de l’enregistrement qui consistait pour un citoyen à faire transcrire sur des registres les actes civils qui pouvait le concerner directement ou indirectement au moment de sa mort. Cette procédure qui s’effectuait au bureau de l’enregistrement situé en général au chef-lieu du canton, s’officialisait par le paiement d’une taxe perçue au profit du Trésor public. En matière civile, un particulier pouvait voir son nom figurer dans trois types de registres. Tous les actes passés devant notaires ainsi que les actes de l’autorité administrative étaient inscrits dans le registre des Actes civils publics (ACP) ; tous les contrats conclus entre particuliers figuraient dans le registre des Actes sous-seing privé (ASSP) ; la transcription dans le troisième type de registre se faisait sans la présence de la personne concernée. Et pour cause, il s’agissait des déclarations éventuelles de succession faites par les héritiers au moment du décès de la personne, déclarations consignées dans le Registre des mutations par décès (RMD).
Les agents de l’Administration devaient pouvoir retrouver facilement la trace d’un individu dans ces registres structurés selon un ordre chronologique. Les « tables des succession et absence » (TSA) organisées selon un ordre alphabétique allaient répondre à leurs besoins. Ces TSA se présentaient sous la forme d’un répertoire qui recensait selon un ordre alphabétique et chronologique les personnes décédées dans le ressort du bureau de l’Enregistrement. Ces registres de contrôle permettaient à l’administration d’avoir connaissance des décès pouvant éventuellement donner lieu à une déclaration de mutations par décès décrite dans le registre portant cet intitulé. L’intérêt de cette source n’est pas négligeable. Les tables permettent d’accéder rapidement à des informations relevant de l’état civil - date du décès, âge du défunt – et de l’administration fiscale mentionnant, dans le cas d’une succession, le montant des biens mobiliers et immobiliers. Si la personne décédée a voulu régler sa succession par un testament, la table précise le nom du notaire devant qui l’acte a été passé.
La reconstitution du patrimoine d’un individu est-elle donc possible en utilisant les sources de l’Enregistrement ? Elle devrait l’être, car les TSA permettent de savoir si le décès est suivi d’un héritage. « Tous les individus peuvent donc être situés par rapport à cette opposition liminaire qui sépare ceux qui on eu assez de richesse pour laisser une succession et les autres » souligne l’équipe de recherche qui s’est intéressée au volet patrimonial de l’enquête des « 3 000 familles » 578 . Mais, comme Jacqueline Daumard l’avait déjà fait remarquer, « il est incontestable que les registres de succession et absences ne sont pas tenus toujours de façon rigoureuse » 579 et ce n’est pas rien de le dire… Les TSA sont parfois émaillées d’observations qui peuvent prêter à sourire comme cette annotation faite en marge d’un registre du bureau de l’Enregistrement de Chomérac. Un inspecteur chargé de la vérification avait eu son attention attirée par la déclaration de succession d’Alexandrine Marie Combier décédée dans sa soixante-quinzième année : « puisque la défunte n’avait que 75 ans, son père ne pouvait pas être mort depuis 80 ans. Apportez plus de soin dans la rédaction… » 580 . Les cas d’enregistrement multiples sont également nombreux. Ainsi, en autres, le cas d’Henri Besson, décédé en Cochinchine, enregistré par trois fois dans le même registre sous les numéros 272, 278 et 303 581 . Il ne s’agit pas là d’obstacles insurmontables au regard des déclarations de succession qui débouchent sur une voie sans issue. Le cas est fréquent en Ardèche : en face du nom de la personne décédée, on trouve un numéro renvoyant à un numéro d’inscription au « sommier douteux ». C’était une procédure couramment utilisée lorsque les agents de l’administration soupçonnaient des irrégularités dans la déclaration faite pas les héritiers. Nous n’en saurons pas plus et l’équivoque ne sera pas levée car il n’y a aucune trace de ces registres aux Archives départementales ni au centre des impôts.
Manque de rigueur dans la tenue des registres, déclarations de succession dans l’impasse auxquels il faudrait ajouter la complexité d’évaluation des fortunes. Jacqueline Daumard, la première, le constatait :
‘« Passer des successions aux fortunes réelles est difficile à cause des conditions de l’enregistrement jusqu’en 1901, sans parler de la fraude qui entraîne une sous-estimation des biens » 582 . ’Jérôme Bourdieu, Gilles Postel‑Vinay et Akiko Suwa-Eisenmann ont été aussi confrontés à la difficulté de la tache et mettaient en garde :
‘« Il y loin en effet entre produire une information partielle sur la richesse d’un individu dans un ressort donné et produire une information complète sur sa richesse totale. Pour le fisc, agréger toutes les informations éparpillées qu’il détenait sur un même individu s’est ainsi longtemps révélé un objectif hors d’atteinte » 583 . ’En plus :
‘« Il se peut fort bien que quelqu’un qui a vécu riche meure pauvre, soit parce qu’il s’est appauvri en fin de vie, soit parce qu’il a préféré transférer ses biens à ses héritiers avant sa mort » 584 . ’Les principales difficultés provenaient des tentatives de dissimulation et de l’éventuelle dispersion des biens d’un défunt dans plusieurs bureaux, la déclaration d’enregistrement se faisant au bureau le plus proche du bien au moment du décès. Pour remédier à ces traverses, l’Administration fiscale mit en place à partir du 1er janvier 1866, le Répertoire général connu aussi sous l’appellation de « sommier à 600 comptes ». Ce Répertoire remplaçait toutes les tables existantes à l’exception de celles des successions et absences. Il était tenu chronologiquement, c’est-à-dire qu’une personne qui présentait un acte à enregistrer pour la première fois se voyait attribuer un numéro de case. Cette case réservée consignerait dorénavant les actes passés par la personne tout au long de son existence selon un principe simple. Chaque case était divisée en deux parties : sur la page de gauche, l’actif, autrement dit, tout ce qui entrait dans le compte de la personne par acquisition, mariage, succession, donation, partage, échange ; sur la page de droite : le passif faisant état de toutes les sorties du patrimoine et mentionnait les dates de décès de la personne et de la déclaration de sa succession. Pour identifier rapidement une personne et son numéro de case, les agents de l’administration utilisaient un répertoire alphabétique de fiches individuelles créées au moment de l’ouverture de la case. A la mort de la personne, le compte était clôturé, sa fiche était retirée de ce « fichier mobile des personnes vivantes » et allait rejoindre pour l’éternité un autre fichier appelé le « fichier cimetière ». L’utilisation de ce Répertoire aurait pu faire le bonheur de notre recherche, mais ce fichier ne pouvait être utilisable que pour l’identification de personnes ayant passé un acte après 1865. Rien ne garantit non plus la rigueur de la tenue de ce Répertoire. Il arrive que des agents de l’administration ne trouvant pas une personne à qui l’on avait précédemment attribué un numéro ouvrent une autre case dans le registre. Selon Geneviève Vidal, généalogiste professionnelle du département de l’Ardèche, ce fait ne relèverait pas de l’exception qui confirme la règle…
« Face à Chronos », il faut savoir faire des choix. Fallait-il explorer l’ensemble des TSA à la recherche de nos insurgés ? Au regard de notre problématique, il était peut-être préférable de les chercher dans les archives judiciaires, dans une confrontation directe avec les autorités, observable dans les registres du tribunal correctionnel.
Recherche lancée en 1985 sous la direction de Denis Kessler par le CNRS et l’Université Paris-X Nanterre puis reprise en 1997 par le Laboratoire d’Economie Appliquée (LEA) de l’École Normale Supérieure sous la direction de Gilles Postel-Vinay (INRA et EHESS), Akiko Suwa-Eisenmann (LEA-Delta), Jérôme Bourdieu (LEA). Cette étude s’insère dans un réseau international, qui comprend les équipes de Cameron Campbell à l’université de Berkeley, d’Alice Kasakoff à l’Université de Caroline du Sud, de Jan Kok à l’International Institute of Social History d’Amsterdam, de Raphael Lutz à l’université de Trêves, de Steve King à l’université d’Oxford.
Jacqueline DAUMARD, Les fortunes françaises au XIXe siècle…ouv. cité, p 377.
Arch. dép. Ardèche 3Q 1767 Bureau de l’Enregistrement de Chomérac, déclaration n°52 en date du 9 mai 1863.
Arch. dép. Ardèche 3Q 2033. Bureau de l’Enregistrement de Chomérac.
Jacqueline DAUMARD, Les fortunes françaises au XIXe siècle…ouv. cité p 177
Jérôme Bourdieu, Gilles POSTEL-VINAY, Akiko SUWA-EISENMANN, « Défense et illustration de l’enquête des 3 000 familles », art. cité.
Jérôme Bourdieu, Gilles POSTEL-VINAY, Akiko SUWA-EISENMANN, « Défense et illustration de l’enquête des 3 000 familles », idem. Dans un article paru dans la revue Annales Histoire. Sciences Sociales, 55(4), 2000 intitulé Migrations et transmissions intergénérationnelles dans la France du XIXe et du début du XXe siècle, pp 749-789, Bourdieu J., Postel-Vinay G. et Suwa-Eisenmann A. donnent une précision supplémentaire : « Dans l’échantillon observé, la fortune laissée augmente avec l’âge jusque vers 60 ans (avec une forte dispersion) puis reste stable » 32. (Renvoi à la note de bas de page 32) : « Cependant, on observe une décroissance du patrimoine avec l’âge au-delà de 60 ans avant 1890 et une légère croissance après ».