I -. A la requête du ministère public

L’exploitation sérielle des archives judicaires soulève le problème inhérent à la généralisation d’une situation induite par un effet de source. Devant le tribunal, ne comparaissent en effet que ceux qui ont été pris en infraction par les autorités compétentes. Pour la période 1847-1853, 9 614 jugements correctionnels à la requête du ministère public ont été rendus par les tribunaux correctionnels des trois arrondissements et enregistrés sans distinction dans de grands registres constituant la série U des archives départementales  586 . Jusqu’en 1866, le classement suit l’ordre chronologique de présentation des affaires au tribunal. A partir de cette date, la généralisation des répertoires spécifiques distingue les jugements en matière de délits de pêche, de délits de chasse, de vols, de vols de récoltes, de coups et blessures, d’abus de confiance, de diffamation, d’escroqueries, de falsification et tromperie dans la vente de marchandises (loi du 27 mars 1851), de mendicité, de vagabondage, de rébellion, d’infractions au roulage, de rupture de ban, d’usage de timbres‑poste ayant déjà servi (loi du 16 octobre 1849). Serait-ce là le signe de l’importance nouvelle accordée à ces violations de la loi ? Au regard de cette recherche, deux types de délits attirent notre attention : ceux qui portent atteinte aux intérêts matériels de l’État et ceux qui troublent l’ordre public, délits qui prennent leur source dans cette observation faite par Maurice Agulhon, dans un chapitre de l’Histoire de la France rurale  587 : « dans les campagnes et les villages de ce temps, la brutalité est endémique et l’indocilité mille fois plus fréquente que de nos jours ». A lire la presse locale, le sentiment d’insécurité et la violence menacent les populations. La violence ferait-elle donc partie du quotidien ? Il n’est pas rare de trouver dans les colonnes du Courrier de la Drôme et de l’Ardèche ces récits de rixes de cabaret qui se sont réglées à coups de tessons de bouteilles ou à coups de couteaux. Affrontements de clients éméchés ? Certainement, mais pas dans tous les cas. Ainsi le 1er avril 1847, six hommes armés de bâtons entrent dans un cabaret de Boucieu (canton de Tournon). Ils repèrent deux clients attablés et s’acharnent sur eux en les frappant de manière très violente. Selon le journaliste qui assista au procès qui s’ensuivit, « le procureur réclama un verdict sévère contre des faits malheureusement trop communs en Ardèche ». Les querelles d’honneur dégénèrent parfois aussi de manière tragique. Ainsi le 4 juillet 1847  588 lors de la fête votive de Freyssinet, les époux Doulmès s’apprêtent à passer la nuit dans une grange à foin mise à la disposition par le maire pour éviter aux derniers fêtards d’affronter le chemin du retour en pleine nuit. C’est à ce moment qu’un individu « adresse des propos insolents » à la femme de Doulmès. Le mari demande à ce malotru de sortir pour s’expliquer. A peine avait-il fait quelques pas en dehors de la grange qu’il s’écroulait, frappé d’un coup de couteau en plein cœur.

Les rivalités entre villages ou hameaux dégénèrent aussi de temps à autre en véritables batailles rangées ou en scènes de lynchage. Ces scènes de violence se greffent sur des ambiances festives à l’origine : la fête votive, le cabaret, les jours de tirages au sort pour la conscription. Ainsi, en ce 17 août 1847, sur la place du village de Labeaume, un homme est pris à partie par une trentaine de jeunes gens originaires de Ruoms. Un habitant de Rosières s’interpose pour tenter de lui porter secours. Il est violemment frappé à coup de pierres « mais on a pourtant quelques espoirs de le sauver » conclut de manière optimiste le rédacteur de ce fait divers paru dans le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche  589 . A Saint‑Sernin, une bagarre éclate dans un cabaret. Six jeunes du village s’affrontent avec leurs homologues issus de hameaux différents mais cette fois-ci, c’est l’aubergiste qui fait les frais de ce pugilat en recevant deux blessures très graves  590 .

L’Ardèche serait-elle un département particulièrement exposé à la violence ? Non si l’on se réfère au nombre d’affaires ayant comparu devant le tribunal correctionnel à la requête du ministère public. Mais ce qui est à peu près certain, c’est qu’en ce milieu du XIXsiècle on peut retrouver des constantes de la vie quotidienne identiques à celles que Robert Mandrou avaient mises en lumière dans son Introduction à la France moderne  591 , notamment cette hypersensibilité des sentiments qui peut donner naissance à des manifestations agressives.

Selon l’expérience de François Ploux qui a analysé les formes de la violence dans la société rurale  592 , la brutalité pourrait s’observer à plusieurs niveaux : dans l’intimité familiale traduisant les rivalités d’intérêt qui peuvent exister au sein de la parentèle ; dans le proche voisinage impliquant deux « maisons » devenues adversaires; au sein du village quand le clientélisme oppose une faction à une autre ; au niveau de l’unité territoriale d’appartenance des « sociétés d’honneur » qui se jugent à leur capacité de relever les défis d’une autre communauté et qui valorisent la rixe comme moyen d’affirmation face « aux étrangers ». L’État ne tolérant pas le recours à une violence physique dont il n’a pas le monopole, le ministère public se portera partie civile pour punir les coups et blessures, faisant fi des formes rituelles ou symboliques de réconciliation ou d’arrangement pouvant exister au sein des communautés villageoises  593 . Ces points névralgiques de rencontre entre l’autorité de l’État et la manière de vivre au village créent des zones de tension.

La question des délits forestiers  594 , notamment, préoccupe les autorités car elles n’ont pas les mêmes conceptions d’utilisation de la forêt que les sociétés rurales. Pour ces dernières, « elle est avant tout une annexe de la ferme, l’annexe la plus précieuse […] parce qu’elle livrait le combustible pour le foyer, l’engrais pour le jardin, l’aliment du bétail et les rations de sucre, fruits et miel, aux hommes »  595 . La mise en place du Code forestier en juillet 1827 et l’instauration d’un permis de chasse à 25 francs allaient renforcer la surveillance et aboutir à des confrontations inévitables entre usagers et gardes forestiers.

Un autre foyer d’exacerbation peut surgir lorsque la pression des autorités se fait trop pesante et perturbe l’équilibre des sociétés rurales. La révolte naîtrait donc de ce rapport conflictuel avec les autorités et l’exaspération des populations pourrait alors être invoquée. C’est ce que suppose Maurice Agulhon, lorsqu’il affirme que la répression policière et judiciaire des mois précédant décembre 1851 « avait perpétré dans les départements des dizaines de petits coups d’État locaux, contre lesquels on attendait le signal de la revanche »  596 . Certes la chronologie des événements  597 dévoile le processus de plus en plus répressif dans lequel se sont engagées les autorités administratives ardéchoises ; processus qui allait à l’encontre des manifestations folkloriques traditionnelles : interdiction des charivaris, des farandoles sur la voie publique, interdiction des vogues, interdiction d’arborer la couleur rouge, mais ces insurgés identifiés dans le corpus d’étude n’étaient-ils pas connus auparavant des services de la justice ? N’avaient-ils pas un passé qui les aurait amenés à fréquenter les bancs du tribunal correctionnel ou de la cour d’assises, ce qui aurait pu faciliter un passage à l’acte insurrectionnel ? Comment le vérifier sinon en dépouillant de manière exhaustive les archives judiciaires des tribunaux correctionnels des trois arrondissements du département. Ce suivi nominatif allait coûter cher en « crédit temps » mais l’enjeu méritait ce sacrifice. Comme il était matériellement impossible pour un seul chercheur de passer en revue tous les jugements correctionnels à la requête du ministère public sur plusieurs années, il fallait se contenter des bornes chronologiques de la Seconde République légèrement déplacées en amont à l’année 1847, en aval après l’instauration du Second Empire jusqu’en 1853. On pouvait se dispenser de remonter le cours du temps plus en avant car les dossiers des inculpés de Décembre 1851 faisaient état des condamnations antérieures importantes et, en même temps, une autre alternative pouvait être envisagée en s’intéressant de plus près aux condamnés à des peines de prison.

Avant son incarcération, chaque individu ayant franchi les portes de la prison voit son identité consignée soit dans les registres d’écrou  598 de la maison d’arrêt située au chef-lieu de l’arrondissement, soit dans les registres de la maison de correction ou de la maison de justice. La différence entre ces trois répertoires provient de la spécificité du lieu d’emprisonnement  599 : En principe, les prisons départementales sont destinées aux courtes peines et sont spécialisées en fonction des catégories de détenus : la maison d’arrêt accueille les prévenus en attente de passer en correctionnelle ; la maison de correction renferme les condamnés dont la peine n’excède pas un an de détention ; la maison de justice héberge les détenus en attente d’un jugement aux assises. Mais la distinction n’est toutefois pas facile à faire car, si en théorie chaque type de détenus devait être séparé des autres, la réalité est parfois différente et des condamnés à l’emprisonnement par décision de simple police ou à la contrainte par corps  600 étaient parfois mélangés avec des détenus condamnés à des peines plus longues.

La consultation de ces grands registres présente un intérêt certain pour le chercheur en mal de renseignements puisqu’une véritable fiche anthropométrique est établie à l’admission. Correctement remplie, elle donne des informations sur l’aspect morphologique et vestimentaire du détenu, mentionne le nom de ses parents, la date de son arrestation et de son jugement, le verdict du jugement. Autre avantage : ces registres font état des individus condamnés par les tribunaux de simple police ou par la justice de paix à de très courtes peines pour des faits mineurs ne relevant pas du tribunal correctionnel et qui auraient échappé à l’investigation du chercheur cherchant à faire l’économie du dépouillement des cahiers de la justice de paix. Bien évidemment, comme toute source manuscrite, ils sont sujets à des erreurs de transcription  601 ou à des « oublis » d’enregistrement. « Oubli » ou absence de l’individu parce que condamné, il ne serait pas présenté devant l’administration pénitentiaire afin de purger sa peine à l’instar de Joseph Victor André Valette. Le 18 mai 1850, il est condamné par le tribunal correctionnel de Largentière pour outrages envers la gendarmerie à quinze jours de prison. Deux semaines auparavant, il avait traité le brigadier Rieutord et le gendarme Ginestet de « gueux, canailles et assassins ». Absent à l’audience correctionnelle, André Valette est arrêté le 5 février 1853 et écope le 13 octobre 1853 d’un an de prison pour récidive, cette fois-ci envers une « canaille de commissaire » de police. Le registre d’écrou de la maison d'arrêt Privas  602 a bien enregistré son entrée en cellule le 1er décembre 1853. Deux mois après son incarcération, une mention marginale fait état de son transfert le 31 janvier 1854 pour la maison centrale de Riom.

L’exploitation de ces sources judiciaires lorsque le ministère public s’immisce dans la société villageoise est-elle suffisante ? Pour éviter que le règlement des conflits ne soit confié à une instance extérieure qui va trancher en se référant à un système de normes juridiques qui peut échapper à la logique de la communauté villageoise, les parties peuvent faire appel à la médiation du juge de paix.

Notes
586.

Voir détail en annexes, p. 211

587.

Maurice AGULHON, « Attitudes politiques », dans Histoire de la France rurale [Dir. Georges Duby et Armand Wallon], tome 3 Éditions du Seuil, 1976, p 135.

588.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 8 juillet 1847.

589.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 17 août 1847.

590.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 9 septembre 1847.

591.

Robert MANDROU, Introduction à la France moderne 1500-1640, Albin Michel, 1961 et 1974.

592.

François PLOUX, Guerres paysannes en Quercy. Violences, conciliations et répression pénale dans les campagnes du Lot (1810-1860), Paris, Éditions de la Boutique de l'Histoire, 2002, 376 p.

593.

Voir des exemples dans Elisabeth CLAVERIE et Pierre LAMAISON, Violence et parenté… Ouv. cité. Chapitre XIII « l’arrangement » pp 265-270.

594.

5 890 jugements pour délits forestiers rendus en Ardèche de 1847 à 1853. A titre de comparaison Jean‑Luc MAYAUD dénombre 14 531 condamnations pour délits forestiers entre 1845 et 1854, dans Les Secondes Républiques du Doubs, ouv. cité p 186.

595.

Andrée CORVOL, « La forêt » dans Les Lieux de mémoire, [Dir.] Pierre NORA, tome III. Les France. 1. Conflits et partages, Gallimard, p 691.

596.

Maurice AGULHON, 1848 ou l’apprentissage de la république, déjà cité, p 179.

597.

Voir en annexes, pp. 61-78.

598.

Série Y des Archives départementales.

599.

Jean-Claude FARCY, « Justice et pénalités dans la France du XIXe siècle », dans Historiens et Géographes, n° 338, décembre 1992, dossier La France au XIX e siècle », p. 168.

600.

Loi sur la contrainte par corps du 21 avril 1832, art. 33. Prononcée contre toute personne condamnée pour dette commerciale au paiement d’une somme principale supérieure à 200F. En matière criminelle, correctionnelle et de police, selon l’article 420 du code d’instruction criminelle, les condamnés qui justifient de leur insolvabilité seront mis en liberté après avoir subi 15 jours de prison si l’amende et autres condamnations pécuniaires est inférieure à 15F, un mois de prison pour une amende comprise entre 15f et 50f, deux mois équivalent à une condamnation à l’amende de 50 à 100 francs, quatre mois pour une somme supérieure à 100 francs.

601.

Voir le cas Faulet-Favoulet précédemment cité : partie D) Méthodologie, II Histoire personnelle, 1°) N, M, D.

602.

Arch. dép. Ardèche Y 137