Inséré dans la vie locale à l’échelon cantonal, le juge de paix est un agent important de la régulation sociale car cette institution révolutionnaire 603 s’occupait principalement des litiges de la vie quotidienne 604 en essayant de rétablir la concorde dans les rapports de voisinage. Ses procédures d’arbitrage entre les parties sont généralement bien acceptées puisqu’il s’agissait d’abord de désamorcer les conflits et de parvenir à une conciliation avant de s’engager dans des procédures judiciaires longues et coûteuses. Jacques‑Guy Petit 605 directeur du Centre d’Histoire des Régulations Sociales de l’Université d’Angers, le compare au « médecin de campagne du temps de Balzac » et lui rend cet hommage :
‘« Cette justice paternelle, certes aussi de police, mais où l’emprisonnement est très rarement prononcé, cette justice surtout civile et pacificatrice a répondu à la demande sociale de la France du XIXe siècle. Nous sommes ici bien loin du Surveiller et punir de Michel Foucault » 606 . ’L’étude des jugements rendus par cette justice de proximité nous fait pénétrer au cœur même de la pratique sociale villageoise 607 . Néanmoins ce type de cette source « qui offrent de grandes possibilités aux juristes et aux historiens » reste sous-exploitée, comme le constate Jacques-Guy Petit. Pour remédier à cet état de fait, son Groupe de recherche a lancé une vaste enquête dans tous les services d’archives départementaux afin de connaître la situation exacte des fonds de justice. En Ardèche, ces fonds ont été relativement bien conservés mais l’exploitation de ces petits cahiers de procédures remplis d’une écriture serrée est parfois rendue difficile en l’absence d’un répertoire alphabétique ou chronologique synthétisant de manière plus lisible les décisions rendues. Partir à la recherche d’un nom dans l’océan de ces feuillets sans un instrument de repère relève de l’aventure ainsi que peuvent en témoigner les étudiants qui ont travaillé sur ces archives. Ainsi, la base de données d’Isabelle Lorenzi 608 comporte plus de 1 400 noms recensés entre 1845 et 1850 dans les communes du canton de Largentière. La recherche en est-elle facilitée pour autant lorsque le précieux répertoire des causes portées à la connaissance du juge de paix a été conservé ? Si ce guide renseigne le chercheur sur la présence d’un individu, il ne le dispensera pas de l’immersion dans les cahiers de procédure pour découvrir l’origine du contentieux. L’organisation même des répertoires ne le permet pas car les motifs du contentieux n’y sont guère explicites ainsi que l’illustrent les quelques exemples extraits du répertoire des actes de la justice de paix du canton de Chomérac 609 :
N° | année | Date | Lieu | Motif | Nom | Nom | Date |
8 | 1845 | 27/01 | Chomérac | Défaut | BOUVIER Désiré | BERTRAND Joseph | 1/02 |
109 | 1845 | 11/08 | Chomérac | Aveu | BOUVIER Désiré | TUMPECK Jean Martin | 16/08 |
138 | 1845 | 15/09 | Chomérac | Aveu et sursis | BOUVIER Désiré | HÉBRARD Baptiste | 19/09 |
170 | 1846 | 26/10 | St-Lager-Bressac | Aveu sans appel | REVOL Etienne | MERLIN Daniel | 29/10 |
163 | 1846 | 12/10 | Chomérac | Défaut avec appel | BOUVIER Désiré | JULLIEN Louis | 13/10 |
199 | 1846 | 14/12 | St-Lager-Bressac | Défaut sans appel | CHAMPESTEVE J-F. Régis Adrien | AVON André | 16/10 |
Pour quelles raisons se retrouve-t-on dans le bureau d’un juge de paix ? Laurent Clavier s’est intéressé de près à un peu plus de 600 affaires de la Justice de Paix du 5e arrondissement parisien, soit 356 audiences en juillet, août, septembre 1843 et 276 pour juillet et août 1847 610 . Les trois quarts des affaires concernent le contentieux pour des litiges portant essentiellement et principalement sur des problèmes d’argent : des achats livrés et non payés, des prêts non remboursés à terme, de l’argent dû et non versé. Dans plus de la moitié des cas, les sommes réclamées n’excèdent pas 63 francs 611 si l’on ajoute au principal le complément payable au titre de dommages et intérêts. Le contentieux ardéchois ne dérogerait pas à ces observations si l’on en croît ce sondage réalisé dans les archives de la justice de paix du canton de Chomérac.
Quatre cent cinq affaires ont concerné le contentieux de la justice de paix du canton de Chomérac 612 de janvier 1848 à fin décembre 1851 et les causes appelées devant le tribunal se répartissent de la manière suivante :
Non respect des clauses d’un bail | 1 |
Détournement d’objets saisis | 1 |
Emprunt de matériel non rendu | 1 |
PV dressé pour non respect d’un arrêté municipal | 2 |
Coupe de bois sans autorisation | 2 |
Insultes et outrages | 2 |
contestation de décision de justice de paix | 3 |
Loyer non payé | 5 |
Remboursement de ferme verbale | 7 |
Remboursement de compte divers | 14 |
Conflits de voisinage liés à la propriété | 17 |
Remboursement de frais d’actes ou d’expertise | 23 |
Remboursement d’un billet à ordre | 24 |
Remboursement de prêt verbal | 53 |
Salaire | 57 |
Remboursement de vente verbale | 192 |
L’argent est le dénominateur de 375 affaires, soit dans plus de 9 cas sur 10. 80% des cas sont concernés par des affaires de remboursement. Il existait plusieurs moyens permettant le règlement d’une somme : le paiement en espèces, l’utilisation des billets à ordre, le recours au prêt, la vente verbale.
Le billet à ordre est un peu l’ancêtre de nos chèques utilisé dans les transactions commerciales. Le souscripteur du billet s’engage à payer à un tiers bénéficiaire, une certaine somme d’argent à une date déterminée. La moyenne des sommes réclamées hors intérêt par ce moyen de paiement tourne autour des 150 francs. Cette moyenne n’est pas significative avec un écart-type de 100 et tant la dispersion des sommes est importante.
Les prêts les plus anciens ont été consentis en 1844 et certaines affaires jugées peuvent être le résultat d’une pratique assez courante en Ardèche : le « billet à ordre voyageur » illustré par le cas suivant 613 . Le 20 mars 1850, Paul Valette, de Saint‑Lager‑Bressac, a souscrit, au profit de Casimir Angelier, un billet à ordre d’un montant de 200 francs remboursable le 15 juillet 1850. Ce dernier, débiteur de Louis René Varenne, lui transmet la créance due par Paul Valette qui se retrouve assigné en justice de paix en novembre 1850 afin de se voir notifier le paiement de la dette.
La souscription d’un billet à ordre officialise un prêt et se démarque de la pratique des actes verbaux. Il s’agit là des prêts faits sans passer par le support d’une quittance ou d’un enregistrement, gagés sur la confiance et le respect de la parole engagée. Ce sont en général de petites sommes 614 qui devaient être, à l’origine, remboursées assez vite. Mais, dans cette société d’interconnaissance, un individu peut rester l’obligé d’un tiers pendant de longues années sans que cela obère leurs relations. Les problèmes surgissent lorsque le prêt « change de génération » avec le décès du principal intéressé. Ainsi, en septembre 1851, Jean-Jacques Ladreyt, de Saint‑Lager‑Bressac, assigne en justice de paix Jean-Jacques Montusclat pour lui réclamer au titre de prêt verbal la somme de 68 francs 615 . Montusclat, réticent, fait valoir l’argument suivant : « comme le père de Ladreyt lui doit peut-être 600 francs depuis 1821, il oppose cette somme en compensation ».
Comment se libérer de sa dette quand on n’a pas le numéraire suffisant ? Le juge de paix accepte parfois des transactions permettant de renégocier le montant de l’emprunt initial. Alexandre Clauzel, moulinier du Pouzin, sollicite Auguste Brun en avril 1850 afin qu’il s’acquitte des 100 francs qu'il lui doit depuis le 27 juillet 1846 616 . Brun se reconnaît débiteur, mais il ne pourra pas s’acquitter de la somme immédiatement. Alexandre Clauzel accepte de réduire sa demande à 44 francs en échange du salaire qu’il doit à la fille de Brun, ouvrière en soie dans son moulinage. Les demandes de remboursement de ces prêts en justice de paix ne sont-elles pas aussi la traduction d’un certain malaise économique comme le suggère en février 1851 Mélanie Delhomme veuve Quiot, cette marchande de Chomérac qui « a patienté autant qu'elle a pu pendant dix ans, mais les affaires de son commerce ne lui permettent pas d'ajourner bien loin le paiement de cette somme de 110 francs ».
Les ventes verbales se caractérisent par de petites sommes 617 , reliquats de versements à régler dans la foulée de la livraison de la marchandise : des cochons gras aux animaux de basse-cour, du fourrage pour les litières des animaux de ferme à la feuille de mûrier vitale pour les éducations de vers à soie, du blé et du sel, du pain et du vin, du lard et du jambon, des fruits et des légumes de saison, du matériel de construction aux articles de quincaillerie, du combustible bois ou charbon aux effets d’habillement : tout le nécessaire de la vie au quotidien défile dans ces registres de procédure.
Lorsqu’un débiteur ne peut pas se libérer en numéraire, il peut solliciter un délai de paiement ou reverser l’équivalent estimé en nature. Les cas de refus d’un délai sont rares, les espèces sonnantes et trébuchantes étant le plus souvent préféré à leur équivalent en nature. En octobre 1848, la veuve Bourjac, de Saint-Julien‑en‑Saint‑Alban, réclame à Jules Lamotte, propriétaire cultivateur du même lieu, la somme de 200 francs correspondant à la valeur des récoltes qui lui reviennent en sa qualité de grangère. Lamotte espère un arrangement étant donné que la veuve lui doit « le montant des avances qu'il a faites pour elle en achetant des cochons, des feuilles pour les vers à soie, des journées de cheval pour labourer et des vendanges » 618 . Si elle veut bien transiger sur le montant de la somme restant à payer, elle ne veut pas du vin offert par Lamotte, car elle « aime mieux être payée en argent qu’en denrée ». Ces échanges de biens ou de services en contrepartie d’une somme d’argent sont souvent sujets à caution lorsque le débiteur estime en avoir fait assez. En octobre 1851, Charles Antoine Théoule, propriétaire de Saint‑Lager‑Bressac, comparaît devant le juge de paix en compagnie d’André Besson à qui il réclame depuis 1847 la somme de douze francs pour une vente de blé. La réponse d’André Besson est catégorique : il déclare « ne rien devoir à Théoule qui est un voleur et un vieux pillard », il aurait déjà remboursé le demandeur « en poireaux ou en journées de travail ».
Quel parti tirer de l’exploitation de ces archives de la justice de paix ? L’attention de Laurent Clavier avait été attirée par « la quasi‑absence des affaires de voisinage, d’injures, outrages, diffamation ou voies de fait » 619 . Il semblerait que ce phénomène se vérifie dans le canton de Chomérac et ces constatations donnent une orientation nouvelle à la méthodologie de recherche. Les actes de rébellion ou d’insoumission n’y apparaissent pas. La justice de paix nous renseigne sur les affaires du quotidien, le petit endettement. Une étude exhaustive des archives de la justice de paix ne se justifiant pas, l’exploitation de la source devait se limiter à vérifier la présence éventuelle d’un individu dans les registres de procédure. En revanche, la piste de l’endettement personnel pourrait être suivie à travers les saisies et les ventes judiciaires d’immeubles. La perte de ses biens, révélateur d’une situation économique en détresse, amènerait un individu à se révolter plus facilement qu’un autre qui aurait plus à y perdre. Ceci n’est qu’une simple hypothèse d’orientation de la recherche car, pour saisir les logiques des comportements des individus, il faudrait pouvoir accéder à leur raisonnement. La quête de l’Homo œconomicus “inventé” par les sociologues théoriciens de l’action rationnelle peut être poursuivie dans le cadre de cette étude en laissant de côté, pour l’instant, le débat sur les raisons d’agir d’un individu. Le comportement d’une personne n’est certes pas toujours motivé par un simple calcul d’intérêt 620 mais elle aurait peut-être ressenti un profond sentiment d’iniquité lié à son expropriation et aurait eu plus de « bonnes raisons » 621 de passer à l’acte.
Décrets sur l’organisation judiciaire des 16-24 août et 11 septembre 1790. Les compétences du juge de paix ont été redéfinies par la loi sur les justices de paix des 25 mai et 5 juin 1838.
Le juge de paix considéré comme un officier de police judiciaire et comme un auxiliaire du procureur de la République a autorité en matière de justice pour intervenir dans les procédures judiciaires (civile et petit pénal) ; conciliatoires (par arbitrage ou transaction) ; administratives et sociales (délivrance des actes de notoriété, appositions de scellés, inventaires après décès, présidence des conseils de famille, etc.),
Jacques‑Guy PETIT [Dir.], Une justice de proximité : la justice de paix (1790 – 1958), PUF, Coll. Droit et Justice, 2003.
Jacques-Guy PETIT. Mission de recherche Droit et Justice/Note de Synthèse/justice de Paix/Petit (12/2002), p 11, http://www.gip-recherche-justice.fr
Thèse en cours d’Arnaud Cappeau, doctorant Université Lyon II sous la direction de Jean-Luc Mayaud : Vivre son voisin au village. Les conflits de voisinage dans les campagnes du Rhône, 1790-1958. Soutenance le 27 novembre 2004. CPL, Université Lyon II.
Mémoire de maîtrise sur les conflits de voisinage dans le canton de Largentière sous la direction de Jean‑Luc Mayaud, 1998.
Arch. dép. Ardèche 4U 7 1Justice de paix.
Laurent CLAVIER, « Éclats de vues, écrits de vie. Remarques sur une justice de paix et ses acteurs dans le Paris populaire vers le milieu du XIXe siècle » dans Réflexions sur les sources écrites de la “biographie politique”. Le cas du XIX e siècle ». Journée d’étude du samedi 13 novembre 1999 organisée au centre Mahler par Louis HINCKER, Université Paris I‑Panthéon‑Sorbonne, CNRS, UPRESA 8058, p 30.
Laurent CLAVIER, idem, p 34.
Commune de Baix, de Chomérac, Le Pouzin, Rochessauve, Saint‑Bauzile, Saint‑Julien‑en‑Saint-Alban, Saint-Lager‑Bressac, Saint‑Symphorien/Chomérac.
Arch. dép. Ardèche 4U15/17. Justice de paix du canton de Chomérac en date du 18/11/1850. N° 155.
Si la moyenne des sommes réclamées hors intérêt tourne autour des 122 francs. Elle n’est pas significative avec un écart-type de 122. Le montant de certains prêts verbaux peut atteindre les 1 000 francs.
Arch. dép. Ardèche 4U15/17 Justice de paix du canton de Chomérac en date du 1/09/1851. N° 112
Arch. dép. Ardèche 4U15/17 Justice de paix du canton de Chomérac en date du 8/04/1850.
La moyenne des sommes réclamées hors intérêt tourne autour des 60 francs avec un écart type de 43.
Arch. dép. Ardèche 4U15. Justice de paix du canton de Chomérac en date du mois d’octobre 1848. N° 121.
Laurent CLAVIER, « Éclats de vues, écrits de vie… », idem, p 33.
Selon la théorie sociologique de l’utilitarisme qui considère que le comportement de l’homme en société s’appuie sur deux principes : l’Homo oeconomicus agit en fonction de ses intérêts personnels et son comportement est rationnel.
Selon l’expression de Raymond Bourdon, théoricien de « l’actionnisme ».