III -. Saisies et adjudications

Dans sa thèse consacrée à l’analyse des communautés rurales du département du Doubs  622 , Jean‑Luc Mayaud avait voulu saisir l’endettement de la population à travers les transcriptions des saisies immobilières, constatant qu’il s’agissait là d’une approche satisfaisante car elle « révèle les cas extrêmes de l’endettement, lorsque celui-ci met en péril la survie du débiteur ; elle en donne une vision sociale et permet d’en dégager la géographie ainsi que les rythmes »  623 . Suivre ainsi la piste de l’endettement permettrait de faire apparaître un malaise économique, des situations de crise génératrices de mouvements sociaux pouvant émerger lors d’un événement critique. Mais, ce que Jean-Luc Mayaud avait pu expérimenter dans le Doubs ne peut pas être reproduit en Ardèche car la source des transcriptions immobilières se tarit dans les années 1840  624 . Il existerait bien sûr d’autres possibilités de mesurer cet endettement, en s’intéressant, par exemple, à la « transcription des actes de mutation des biens susceptibles d’hypothèques »  625 .

L’hypothèque, cette sûreté immobilière qui a grevé l’immeuble du débiteur, donne au créancier une garantie de paiement de la dette. La démarche méthodologique qui consisterait à exploiter les registres de cette série 4Q pourrait s’envisager dans le cadre d’une étude sérielle. Ainsi, Élie Reynier nous apprend que, pendant la période 1844-1848, près de 15 000 actes hypothécaires ont été pris dans l’arrondissement de Privas  626 . Fallait-il dès lors s’essouffler à rechercher l’hypothétique présence de nos personnages à l’intérieur de ces registres sachant que la table alphabétique du répertoire des formalités hypothécaires et le registre indicateur de la table alphabétique n’avaient pas été versés pour l’arrondissement de Privas et Largentière ? Il fallait saisir cet endettement rapidement et par une méthode permettant une exploitation nominative. La vente judiciaire des biens par adjudication le permettait, même si elles ne donnaient pas la possibilité pas de cerner la totalité de cet endettement.

La recherche de ces ventes peut s’effectuer de deux façons différentes. La plus classique consiste à consulter les cahiers des charges de la procédure judiciaire  627 consignés dans de petits registres dont l’en-tête récapitule, parfois sous forme de répertoire, les affaires jugées. Ces registres obéissent à la même organisation structurée en deux parties distinctes : le cahier des charges et l’adjudication. La lecture des deux premiers paragraphes du cahier des charges renseigne sur le nom, la profession et l’adresse de la partie civile et de l’assigné en justice. Le troisième paragraphe, introduit par la mention « Faits », résume les circonstances qui ont conduit à cette vente des biens par expropriation forcée et indique la date et la nature de la transaction initiale conclue entre les deux parties. Une formule rédigée sous la forme « Faute par le dit X d’avoir obtempéré au sus-dit commandement et d’avoir payé audit sieur Y » énumère les sommes réclamées et impayées ayant motivé la saisie et dont l’inventaire minutieux est retranscris. La rédaction du cahier est clôturé par les « clauses et conditions de la vente » déclinées sous forme d’articles  628 précisant les modalités de la vente et le montant initial de la mise à prix des lots. La deuxième partie du cahier des charges concerne l’aspect judiciaire de la procédure d’adjudication. Après avoir présenté les magistrats chargés de l’exécution du jugement, le greffier note le rappel des faits avant de consigner les différentes opérations de la vente aux enchères qui démarre dès l’allumage d’une bougie. Aux termes des enchères, les adjudications sont entérinées par une formule consacrée :

‘« Le feu de cette bougie s’étant éteint  629 sans autre enchère, il en a été allumée deux autres successivement dont les feux se sont aussi éteints sans qu’aucune offre ne soit survenue. En conséquence le tribunal déclare X adjudicataire du premier lot moyennant la somme de xxx à la charge pour lui de se conformer aux clauses de la vente ». ’

L’étude de ces cahiers permet donc de retracer la genèse et la géographie de l’endettement. Les chercheurs pressés par le temps et qui pistent un nom précis peuvent avoir recours à un deuxième type de source : la « Table alphabétique des acquéreurs et nouveaux possesseurs »  630 qui se présente sous la forme d’un gros registre de taille 45x30 composé d’environ 200 folios obéissant à un classement alphabétique et chronologique. En enregistrant les noms et adresse des nouveaux acquéreurs, la table donne des renseignements sur la nature des actes ‑vente, partage, échange, donation, adjudication‑ avec leur prix d’acquisition. Bien évidemment, les raisons de l’assignation en justice pour la vente judicaire des biens n’apparaissent pas, mais connaissant le nom du « vendeur », il suffira de se reporter au cahier des charges correspondant afin d’obtenir des renseignements plus précis. Cette source utilisée seule, sans le recours aux cahiers de la procédure, permet simplement de retracer la géographie des saisies.

Cette première partie historiographique et méthodologique devait mettre à plat les manières d’écrire l’histoire de l’insurrection et examiner les possibilités de renouveler cette étude par une nouvelle approche en utilisant des archives nominatives. Il existe, certes, des biais induits d’abord par l’effet de source des archives de la série M, et par l’accessibilité des archives nominatives. De plus, le corpus nominatif établi au regard des noms relevés dans les cartons d’archives de la répression et des demandes d’indemnisation au titre de victimes du coup d’État (série F15 des Archives nationales) ne peut pas être utilisé « brut de décoffrage ». Pour l’exploiter, il faut lui donner une forme concrète en procédant à son opérationnalisation. Autrement dit, quels sont les indicateurs permettant d’identifier un insurgé de Décembre 1851 ? Quels sont les critères retenus permettant de valider l’hypothèse d’une insurrection pour la République ? Cette « objectivation » des concepts de « République » et de « Résistance » constitue la trame de la seconde partie de cette étude et devrait montrer « la genèse d’une insurrection ».

Notes
622.

Jean-Luc MAYAUD, Les Secondes Républiques du Doubs, ouv. cité

623.

Jean-Luc MAYAUD, Les Secondes Républiques du Doubs, ouv. cité, p 205.

624.

Arch. dép. Ardèche transcription de saisies immobilières tribunal d’instance de Largentière : 3U1 988‑997 du 6 août 1807 au 27 juillet 1839 ; tribunal d’instance de Privas : 3U2 801‑104 du 25 mai 1897 au 17 mai 1841 ; tribunal d’instance de Tournon : 3U3 918, du 20 juin 1807 au 14 mai 1811

625.

Arch. dép. Ardèche série 4Q.

626.

Élie REYNIER, La Seconde République dans l’Ardèche…, ouv. cité, p 38

627.

Arch. dép. Ardèche « cahiers des charges adjudications sur expropriation forcée ou sur licitation » pour la période 1847-1852 : tribunal d’instance de Largentière 3U1 642-653 ; tribunal d’instance de Privas 3U2 652-660 ; tribunal d’instance de Tournon 3U3 770-784.

628.

Exemple pris dans Arch. dép. Ardèche 3U2 653, adjudication Chapus : « article 1 : les immeubles saisis seront vendus en deux lots, le premier se composera de la maison située au Bourg-Saint-Andéol, faubourg de la Tour …. ». « Article 15 […] le dit Alexandre Richard, poursuivant, fixe la mise à prix du premier lot à trois cent francs et pour le tout quatre cent francs ».

629.

La bougie met une minute environ pour se consumer.

630.

Série 3Q des Archives départementales.