A.‑ Définir l’insaisissable « chose publique »

I -. « La République ? Oui, mais laquelle ? »

Qu’est-ce que donc la République ? L’interrogation n’est pas nouvelle. En 1849, elle figurait en bonne place dans les colonnes du Courrier de la Drôme et de l’Ardèche :

‘« République et républicains ? Ces expressions réveillent chez les uns une idée plus ou moins confuse des institutions des anciens peuples de la Grèce ou de Rome, chez d’autres le souvenir des républiques italiennes du moyen âge, chez d’autres l’idée d’une organisation politique analogue à celle des Etats-Unis, ou de la Suisse, chez d’autres le souvenir de l’une des trois ou quatre républiques très différentes qui se sont succédé de 1792 à 1804 »  638 . ’

La République serait donc un régime politique de constitution non monarchique qui inaugura une ère nouvelle au lendemain de la victoire de Valmy en septembre 1792, ainsi que le souligne Pierre Nora dans l’introduction de son article destiné au Dictionnaire critique de la Révolution française :

‘« République, le mot est inséparable de la Révolution et de ses deux temps forts : 1789 et la substitution de la souveraineté nationale à la souveraineté monarchique, 1792 et la chute de la monarchie »  639 . ’

L’événement Révolution française constitue pour l’esprit républicain « un point zéro absolu, analogue à l’incarnation pour le christianisme » avance Jacques Solé dans son livre La Révolution en questions 640 .Cet « enfantement révolutionnaire » enthousiasmait déjà Victor Hugo lorsque en juillet 1851, face à un parterre de représentants du peuple, il déclamait :

‘« On ne sépare pas 1789 de la République, on ne sépare pas l’aube du soleil. Cette révolution inouïe dans l’histoire, c’est l’idéal des grands philosophes réalisé par un grand peuple, c’est l‘éducation des nations faite par l’exemple de la France, son but sacré, c’est le bien universel, c’est une sorte de rédemption humaine : c’est l’ère entrevue par Socrate et pour laquelle il a bu la ciguë, c’est l’œuvre faite par Jésus-Christ et pour laquelle il a été mis en croix. Cette révolution, après de longues épreuves, a enfanté la République »  641 . ’

La première République de cette aube révolutionnaire se déclina sous diverses versions : République de la nation en danger qui, pour survivre en septembre 1793, accepta de cohabiter « avec la Terreur à l’ordre du jour » ; République thermidorienne des Directeurs instituée au lendemain de la chute de Robespierre ou, selon l’expression de Boissy d’Anglas, la « République des meilleurs » fréquemment malmenée par des tentatives d’insurrections ; République consulaire proclamée dans la foulée d’un coup d’État orchestré par le général Bonaparte, le 18 brumaire de l’an VIII ; République impériale plébiscitée par le sénatus-consulte du 28 floréal de l’an XII ; « monarchie républicaine » issue des barricades de juillet 1830 s’incarnant dans la dynastie des Orléans en la personne du roi Louis‑Philippe. L’éphémère Seconde République, inaugurant une «ère des bons sentiments », laissa un goût amer aux républicains de la Montagne après le maintien au pouvoir de son président par le coup d’État du 2 décembre  642 .

La République est donc un régime qui a pu s’incarner sous divers avatars n’ayant pas tous l’apparence de la démocratie  643 et s’est s’accommodé des diverses violations de sa constitution. Ainsi, sous la Seconde République, le bombardement de Rome par les troupes françaises  644 en juillet 1849 constituait une violation de l’article V de la Constitution interdisant à la République française d’employer ses forces militaires contre les libertés d’un autre peuple  645 . En outre, l’article 54 interdisait toute déclaration de guerre de la part du pouvoir exécutif sans l’assentiment de l’Assemblée nationale, et la Constituante avait, par sa décision du 8 mai, désapprouvé l’expédition romaine. La deuxième violation flagrante de la Constitution se manifesta, par la « forfaiture scandaleuse »  646 instituée par la loi électorale du 31 mai 1850 qui « raya d’un trait de plume » quatre millions d’électeurs.

De plus, selon Karl Marx, cette constitution portait en son sein le cancer qui allait la conduire à sa propre perte :

‘« Chaque paragraphe contient, en effet, sa propre antithèse. […] Les paragraphes 45 à 70 de la Constitution sont rédigés de telle façon que, si l’Assemblée nationale peut écarter le président constitutionnellement, ce dernier ne peut se débarrasser de l’Assemblée nationale que par voie inconstitutionnelle, en supprimant la Constitution elle-même. […]. La Constitution se détruit encore une fois elle-même en faisant élire le président au suffrage direct par tous les Français. Tandis que les suffrages de la France se dispersent sur les 750 membres de l’Assemblée nationale, ils se concentrent ici, par contre, sur un seul individu. […]. L’Assemblée nationale représente bien dans ses différents membres les aspects multiples de l’esprit national, mais c’est dans le président que ce dernier s’incarne. Il a en face d’elle une sorte de droit divin. Il est par la grâce du peuple »  647 . ’

Comment dès lors s’étonner que l’on puisse « sortir de la légalité pour rentrer dans le droit »  648 et le discours des vainqueurs, au lendemain du coup d’État, glosera sur cette thématique : « cette forme du droit qu’on nomme la légalité pèse peu devant la notion de légitimité »  649 .

Notes
638.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 19 octobre 1849.

639.

Pierre NORA « République » dans François FURET et Mona OZOUF [Dir.], Dictionnaire critique de la Révolution française, Flammarion, 1988, p 832.

640.

Jacques SOLÉ, La Révolution en questions, Seuil, 1988, p. 323.

641.

Intervention de Victor HUGO à la séance de l’Assemblée nationale le 17 juillet 1851, « Discours sur Napoléon le petit » dans Le Moniteur universel, p 2050.

642.

La troisième fut reconnue sur fond de défaite militaire, consacrée par la reddition à Sedan de l’ancien président élu de la Seconde République plébiscité empereur en décembre 1852, un an jour pour jour après son coup d’État. Mais, si la République était proclamée en ce 4 septembre 1870, c’était bien en attente d’une restauration monarchique. Les hypothèques sont levées dix ans plus tard, en 1880, borne chronologique choisie par Maurice Agulhon pour commencer son histoire de La République, Maurice AGULHON, La République. L'élan fondateur et la grande blessure 1880-1932, tome 1, Hachette, 1990, 465 p

643.

« L’aube de la démocratie » se lèverait dans les années 1848, selon Serge Berstein qui remarque : « dans l’histoire de la France politique, les années 1848-1880, entendues au sens large, font entrer en jeu une dimension qui n’était certes pas absente des périodes antérieures, mais qui n’en figurait qu’un aspect secondaire, celle de la démocratie ». Serge BERSTEIN, « Prologue » dans Serge BERSTEIN et Michel WINOCK [Dir.], L’invention de la Démocratie, 1789-1914, Éditions du Seuil, 2002, pp. 105-249.

644.

Les troupes françaises sous le commandement du général Oudinot entrent dans Rome le 3 juillet 1849.

645.

« Elle respecte les nationalités étrangères, comme elle entend faire respecter la sienne ; n’entreprend aucune guerre dans des vues de conquête, et n'emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple ».

646.

Claude NICOLET, l’idée républicaine en France…ouv cité, p 143.

647.

Karl MARX, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Éditions des Mille et une nuits, 1997, pp 36-39. (1ère édition 1852).

648.

Louis-Napoléon Bonaparte, Quatre années de présidence de la République. Discours et messages de Louis‑Napoléon Bonaparte depuis son retour en France jusqu’au 2 décembre 1852, Paris, Plon, 1853.

649.

Guy de l’Hérault et Gallix, Histoire complète et authentique de Louis‑Napoléon Bonaparte […] précédée d’un avant propos intitulé : le 2 Décembre devant l’histoire, H. Morel, 1852 cité par Jean‑Claude CARON « Face au coup d’État… » art. cité p 18.