II -. Les formes de la République

Les « formes » de la République traduisent l’idéal républicain, mais, éternelle question, lequel ? De l’Athéna casquée personnifiant la République guerrière et protectrice balayant les armées coalisées à Valmy, à la jeune fille vêtue à l’antique tenant dans sa main droite une pique surmontée du bonnet phrygien symbole de l’affranchissement des esclaves, quoi de commun ? Cette préoccupation avait déjà taraudé les membres du gouvernement provisoire de l’après-révolution de 1848. Comment symboliser les grands idéaux de la République ? Comment « inventer cette visualisation de l’État anonyme » selon l’expression de Maurice Agulhon  650 et résumer un idéal politique ? Ledru-Rollin, ministre de l’Intérieur chargé des Beaux-Arts, opta pour la voie d’un concours  651 permettant de sélectionner la représentation opportune de cet idéal républicain incarné par le changement de régime. La peinture qui remporterait le concours serait acquise par le gouvernement pour être reproduite et placée dans les salles des assemblées publiques et des municipalités. Ledru‑Rollin précisa le contenu du cahier des charges dans une lettre circulaire adressée aux candidats : la composition devait faire apparaître la trinité : La Liberté, l’Égalité, la Fraternité, « assise pour faire naître l’idée de stabilité » ; les couleurs nationales devaient être dominantes et le bonnet phrygien devait être « transfiguré ». Cette République devait symboliser l’auctoritas, cette autorité morale qui n’a pas besoin de la force pour s’imposer. Il fallait donc éviter les représentations trop guerrières afin de se conformer aux aspirations pacifiques du nouveau régime ou les représentations qui sentaient trop la poudre des barricades, comme cette Liberté peinte par Delacroix. Cette jeune femme aux seins dévoilés qui, fusil en main, guidait le peuple insurgé, n’était pas très assortie à cette nouvelle « ère des bons sentiments » qui s’ouvrait. Le 23 octobre 1848, pour la phase finale du concours, 19 finalistes présentent leur réalisation monumentale devant un jury composé de « politiques »  652 et d’artistes. Ce fut alors la surprise! Personne n’avait pu prévoir la réaction du jury. « Indigné des résultats hétéroclites et de ce qu’il ressentait comme un fiasco honteux, le jury décida de ne pas décerner de prix mais aussi exclut la possibilité d’une nouvelle épreuve ». Les oeuvres finales avaient été perçues comme un mélange déroutant d’attributs symboliques et grossiers, de personnifications hybrides  653 . Le critique d’art Champfleury enfonça le clou: « Personne n’oubliera jamais cette triste exhibition des Républiques à l’École des Beaux Arts »  654 .

‘« C’étaient des Républiques, roses, vertes, jaunes. Des Républiques entourées des attributs de 89 : chaînes brisées, triangle égalitaire, faisceaux, tables de loi ; des Républiques en robes de soie, en robes de chambre, en habits à ramages, en garde national »  655 . ’

L’imagination et le talent des candidats étaient venus se fracasser sur l’écueil de la représentation républicaine, mais l’idée de République, véhiculant une charge émotionnelle, suscitait toujours des passions. Seule une représentation d’une puissante femme allaitant deux enfants aurait pu se démarquer du lot. Cependant, le peintre Daumier, dont l’esquisse avait été initialement retenue par le jury, avait abandonné parce que, selon Albert Boime, il n’aurait pas terminé son oeuvre finale dans les délais. Si les autres candidats avaient noyé sous une pléthore d’accessoires symboliques la signification de leur République, Daumier avait choisi un seul emblème : les trois couleurs du drapeau fermement tenu dans la main de la femme nourricière. Cette composition pouvait se lire comme une allégorie de la Charité, héritière de la figure de la charité romaine et de la charité chrétienne comme le firent les critiques à l’époque, mais Marie-Claude Chaudonneret  656 attire l’attention sur un détail, sur un signe parfaitement visible et qui pourtant passe inaperçu. Sur l’un des parements supportant le siège de la République est « gravée » une marque utilisée par les compagnons tailleurs de pierre : une croix s’inscrit dans un cercle complété par trois points disposés en triangle. Marie-Claude Chaudonneret assimile cette République à l’image d’une fraternité universelle : « la Mère des compagnons, celle qui donne à tous, avec un grand souci d’équité, le pain, l’instruction et l’affection »  657 . Il s’agit là de « la plus simple et la plus universelle image de la République »  658 . Universelle, car la République de Daumier échappe au temps. En effet, aucune allusion à un quelconque « marqueur de temps » n’apparaît dans le tableau (urne du suffrage universel, tables de la Loi républicaine...) ; le bonnet, cher à l’imaginaire collectif des hommes politiques, a effectivement été transfiguré : la République est coiffée de lauriers, signe de paix et d’immortalité. Intemporelle, universelle, la République de Daumier échappe aux outrages du temps et met en scène la compassion pour le genre humain. « Ce jour-là, j’ai crié vive la République, car la République avait fait un grand peintre »  659 s’enthousiasmait le critique Champfleury en contemplant « cette forte femme assise avec ses deux enfants suspendus à sa mamelle » pendant qu’à ses pieds, lisent deux enfants. L’idéal républicain de 1848 est peut-être là dans cette « République qui nourrit ses enfants et les instruit »  660 , dans l’image de cet enfant lisant, appuyé contre la jambe de la Mère‑République dont les plis de la tunique forment un triangle au-dessus de la tête de l’enfant. Égalité pour tous dans l’accès à l’éducation pour le bien du peuple, pour le bien commun, pour que vive l’idéal de « Liberté-égalité-solidarité » d’une République démocratique et sociale. N’est-ce pas là des « droits naturels » prescrits par les Déclarations  661 de l’époque révolutionnaire ? La Seconde République l’avait aussi gravé dans le marbre de sa constitution lorsque solennellement dans le troisième paragraphe du préambule de sa constitution du 4 novembre 1848, elle proclamait : « La République française reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives ». Mais quel contenu donnait-on dans les campagnes à la définition de ces droits ?

Notes
650.

Maurice AGULHON, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaine de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979, p 98.

651.

L’historien de l’art, Albert Boime avait fait œuvre pionnière en publiant dans The Art Bulletin, en 1971, une analyse de ce concours pour la représentation de la figure de la Seconde République. Albert BOIME, « The Second Republic’s Contest for the figure of the Republic » dans Art Bulletin, volume 53 n°1 mars 1971. Sur le sujet voir aussi Marie-Claude CHAUDONNERET, la figure de la République. Le concours de 1848, Paris, Réunion des musées nationaux, collection « Notes et documents », 1987 ; Chantal GEORGEL, 1848 la République et l’art vivant, Paris, Fayard, 1998.

652.

Le Moniteur Universel en date du 24 octobre 1848. Membres du jury : les «politiques » : Charles Blanc, Flocon, Étienne Arago, Albert de Luynes. Les artistes : Horace Vernet, Picot, Robert Fleury, Jean‑Louis Ernest Meissonnier, Thomas Couture en remplacement d’Eugène Delacroix et Mercey. La plupart des documents concernant l’organisation du concours a été reproduit dans Marie‑Claude CHAUDONNERET, La figure de la République… ouv. cité, pp 107-129.

653.

« The final entries seemed to have presented a bewildering farrago of symbolic attributes and tactless, hybridized personifications ». BOIME, art. cité p 72.

654.

CHAMPFLEURY (signé Bixiou), « Revue des Arts et des Ateliers » dans Le Pamphlet, 3‑6 septembre 1848. Texte reproduit dans Marie-Claude CHAUDONNERET, La figure de la République… ouv. cité, p 138.

655.

CHAMPFLEURY, Histoire de la caricature moderne, Paris, N.D, 1871, dans BOIME, art. cité, p 74. Texte reproduit dans Marie-Claude CHAUDONNERET, La figure de la République… ouv. cité, p 139.

656.

Marie-Claude CHAUDONNERET, « La République de Daumier » dans La figure de la République…. ouv. cité, pp 59-66.

657.

Marie-Claude CHAUDONNERET, idem , p 62

658.

Marie-Claude CHAUDONNERET, ibidem.

659.

CHAMPFLEURY (signé Bixiou), 3-6 septembre 1848, art. cité.

660.

Devise choisie par Daumier pour accompagner son esquisse.

661.

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, préambule de la constitution de 1791, de 1793, de an III.