1°) Romances en « bleu blanc rouge » pour Marianne

Les chansons entonnées pendant la période de la Seconde République en disent long sur les espérances des républicains  687 . Charles-Albin Mazon avoue dans ses Notes intimes  688 que les « chansons de Pierre Dupont avaient beaucoup poétisé », pour lui, la République. Ces chansons ou ces refrains souvent chantés à tue-tête au cours de fêtes locales dans les années 1849-1851 en Ardèche ou dans les cabarets républicains  689 , laissent entendre le répertoire communément utilisé par les républicains pour se définir et qualifier leurs opposants  690 . « Rouge » s’oppose à « Bleu » et à « Blanc » aussi appelé « cambrin » ou « aristo ». Le blanc désignant les légitimistes voit son appellation étendue aux conservateurs catholiques ou protestants membres du parti de l’Ordre  691 . La République « rouge » ou « démocratique et sociale » portée par les députés montagnards avec ses inévitables références à la Révolution française est à l’avant-garde du combat contre le retour de la monarchie. Loin d’être de simples mots, ces termes pouvaient être ressentis comme de véritables insultes comme en témoigne Marie Fraysse, née à Veyrières  692 le 15 mai 1893 et dont l’enfance a été bercée par les souvenirs de cet antagonisme entre « Rouges et Blancs »  693 :

‘« Un soir à la veillée chez mes parents, devant la cheminée, les familles Fraysse et Neyrand passaient la soirée ensemble. Les deux anciens de Veyrières prisaient et discutaient. Mon grand père et le père Loÿe commençaient à se disputer. Ils étaient pourtant de grands amis, pas seulement des voisins. Ils faisaient beaucoup de choses ensemble. Souvent, ils partaient à pieds le samedi au marché d'Aubenas. Mais le ton montait et le père Loÿe dit alors " tu n'es qu'un cambrin !" Qu'est-ce qu'il n'avait pas dit là ! Mon grand père, tu sais; il était grand, très grand. Un mètre quatre vingt douze ! Et puis il était maçon ! Alors il se lève, et avec sa main il prend la tête du père Loÿe et il appuie dessus en se mettant très en colère : "un cambrin ! Moi ? Moi qui suis resté six mois sous les rochers pour la République ! Il était furieux, il est parti se coucher. Quinze jours de brouille. Ma mère, elle a mis du temps pour les rabibocher ! ».’

Les rouges, les blancs, les bleus ? Comment les contemporains des événements de 1848 les différentiaient-ils ? Le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 22 septembre 1848 fait état d’une initiative du gouvernement qui, pour rendre compte des forces respectives de chaque parti en France, fit dresser une liste générale avec indication d’opinion de tous les citoyens membres des conseils municipaux. Quatre « partis » sont identifiés : les légitimistes, les conservateurs, les républicains modérés, les républicains ardents. Les bonapartistes sont absents de ce répertoire mais font leur apparition dans la fièvre de la préparation des élections présidentielles. Début novembre, un nouvel article du Courrier de la Drôme et de l’Ardèche simplifie la taxonomie en « deux grandes divisions : les conservateurs et les socialistes » et apporte des précisions :

‘« Les conservateurs pensent que l’humanité est incurablement atteinte d’infirmités, de défauts enfants des inégalités de fortunes ou de fonctions qui pour être regrettables n’en sont pas moins nécessaires. Héritiers des grandes idées morales et religieuses qui dirigent le monde depuis les temps historiques, les conservateurs veulent s’en servir pour perfectionner peu à peu cette société. Les conservateurs se divisent en monarchiques et républicains modérés. Les monarchiques se divisent entre légitimistes, orléanistes, bonapartistes »  694 . ’

En février 1849, les termes de la classification des « partis » ne sont toujours pas stabilisés et quatre grandes catégories sont de nouveau identifiées : « les socialistes, les républicains montagnards, les monarchistes, les républicains modérés »  695 . Le terme « montagnard » fait son apparition  696 . Le courant montagnard prend sa source dans le mouvement d’opinion qui soutenait les luttes de l’extrême-gauche à l’Assemblée dans le débat constitutionnel  697 . Il se renforce dans le soutien apporté à Ledru-Rollin, désigné comme candidat officiel au cours d’une réunion de la Montagne pour les présidentielles de décembre 1848 et organise une propagande systématique en sa faveur, relayée en province à partir de novembre 1848, par la fondation d’une « association pour le développement des droits et des intérêts de la démocratie » : la Solidarité républicaine  698 . « Le grand parti de la République démocratique et sociale »  699 se démarque alors des « socialistes révolutionnaires » qui, hostiles à Ledru-Rollin, lui préféraient le « médecin des pauvres » : François-Vincent Raspail, en prison depuis le 15 mai  700 . Le parti de la Montagne s’est doté d’une plate-forme électorale publiée dans le « Manifeste de la Montagne ». Ce manifeste, que des députés de l’extrême-gauche n’avaient pas voulu signer  701 , exposait un programme de réformes dont le résumé définissait les grandes orientations :

‘« L’exécutif révocable et subordonné au Législatif ; point de Président. – Liberté de pensée…. par la parole ou la presse… sans entrave préventive ou fiscale, sans cautionnement, privilèges, censure ou autorisation. – Rehaussement des fonctions d’instituteur, émancipation du bas clergé. –Application la plus large de l’élection et du concours à toutes les fonctions publiques. –Réforme du service militaire. – Abolition des impôts sur le sel et les boissons. – Révision de l’impôt foncier et des patentes. –Impôt progressif et proportionnel sur le revenu net ; remboursement des 45 centimes. – Exploitation par l’État des chemins de fer, mines canaux, assurances. –Réduction des gros traitements, augmentation des petits. – Réforme administrative judiciaire et pénale, abolition de la peine de mort. –Encouragement à l’industrie. –Droit à l’enseignement. –Droit au travail par le crédit et l’association »  702 . ’

La République démocratique et sociale donnerait le « droit au travail » et permettrait l’accès au capital en instituant le crédit géré par des banques de prêt ; la charge fiscale qui pesait sur les « petits » serait allégée ; l’accès à l’instruction bénéficierait aux enfants du « peuple ». L’avènement de la République démocratique et sociale pouvait donner des espoirs et des rêves d’une vie meilleure. Mais était-ce réalisable ? Certains se posent la question, comme Bastiat, le tenant du libéralisme anti-étatique :

‘« Lisez le dernier Manifeste des Montagnards, celui qu’ils ont émis à propos de l’élection présidentielle. Il est un peu long, mais, après tout, il se résume en deux mots: “L'État doit beaucoup donner aux citoyens et peu leur prendre”. C'est toujours la même tactique, ou, si l’on veut, la même erreur »  703 . ’

Contestés, les républicains « rouges » sont qualifiés par leurs adversaires aussi bien de« démagogues » que de « démocrates socialistes » abrégés en « démocs-socs » ou simplifiés en « socialistes ». L’avènement de la République démocratique et sociale ou « république des partageux »  704 est assimilé à l’anarchie provisoirement terrassée par l’élection d’un Bonaparte à la présidence de la République. Un candidat conservateur catholique aux législatives de 1849 en Ardèche avertit les électeurs en ces termes :

‘« […] Un homme personnifiait en lui la révolution démagogique, la terreur enfin, Ledru-Rollin. […] L’élection du 10 décembre a heureusement inauguré une ère nouvelle pour notre jeune République. Si l’anarchie n’est pas tout a fait vaincue et écrasée, elle ne règne plus, si la démagogie prépare encore ses armes pour de nouveaux combats, elle est surveillée, muselée, domptée, l’ordre renaît […] »  705 . ’

Notes
687.

Voir en annexes, pp. 214-217.

688.

Arch. dép. Ardèche, Notes intimes, p. 20.

689.

Arch. dép. Ardèche. 5M10. Rapport anonyme d’un agent secret à Privas en date du 10 septembre 1850 : « Entre 9 h et ½ et 10 h Guérin cafetier fit entrer chez lui deux jeunes jouant de la vielle et leur fit chanter dans la salle les chansons de la République ayant pour refrain “drin drin, venez les rouges à bas les blancs” ».

690.

Robert SERRE dans son livre 1851. Dix mille Drômois se révoltent, ouv. cité, donne dans les annexes des pages 355 à 356, de nombreux exemples de chansons retrouvés chez des militants républicains de la Drôme.

691.

En suivant la définition donnée par Maurice AGULHON dans 1848 ou l’apprentissage de la république, déjà cité, p. 91, « […] on appelle parti de l’ordre la coalition conservatrice, d’origine diverse, nouée dans le comité de la rue de Poitiers, et dans laquelle les partisans de Louis-Philippe et ceux Henri V oublient leurs querelles. Le parti de l’ordre est une coalition de “blancs” et de “bleus”. […]. Un bleu est un homme qui accepte la philosophie politique de 1789 (ce qui l’oppose au blanc) mais en refusant de dépasser la liberté dans le socialisme (ce qui l’oppose au rouge). Le mot conviendrait donc en vérité aussi bien à Louis-Bonaparte qu’à Thiers ou à Cavaignac».

692.

Hameau de la commune de Chirols dans le canton de Thueyts.

693.

Michel MORIN, « Le récit fondateur » dans Il y a cent cinquante ans… Décembre 1851 en Ardèche. Mémoire d’Ardèche Temps, Présent, n°72, 15 novembre 2001, p41.

694.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 2 et 3 novembre 1848.

695.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 11 février 1849.

696.

Allusion à la Révolution française et en référence aux députés qui siégeaient sur les bancs les plus élevés de la Convention.

697.

Maurice AGULHON, 1848 ou l’apprentissage de la république, déjà cité.

698.

La Solidarité républicaine, association pour le développement des droits et des intérêts de la démocratie. Paris, 129 rue Montmartre, 4 novembre 1848. 8p. Signé Martin-Bernard, A. Perdiguier, Ch. Delescluze. Secrétaire : Jean Macé. En janvier 1849 elle comptait des bureaux dans 62 départements, 353 associations et peut-être 30 000 membres. Précision apportée par Peter MCPHEE dans « Contours nationaux et régionaux de l’associationnisme politique en France (1830-1880) » dans La politisation des campagnes au XIXe siècle. France, Italie, Espagne, Portugal, Actes du Colloque international organisé par l’École française de Rome en collaboration avec l’École normale supérieure (Paris), l’Universitat de Girona et l’Università degli studi della Tuscia-Viterbo, Rome, 20-22 février 1997, Collection de l’École française de Rome, 2000,p. 213. La Solidarité républicaine fit l’objet de la loi contre les clubs.

699.

Charles SEIGNOBOS, « La Révolution de 1848-Le Second Empire (1848-1859 ») dans Ernest LAVISSE [Dir.], Histoire de la France contemporaine. Tome 6, p. 125.

700.

Début décembre 1848, Engels, dans un article intitulé « La classe ouvrière française et l’élection présidentielle » rédigé pour la Nouvelle Gazette rhénane, explique les raisons de cet antagonisme liées aux événements de juin 1848 : « Et pourtant, pour ne pas diviser les voix, le peuple aurait peut-être voté pour Ledru-Rollin. Mais c'est alors qu’il prononça son discours contre Cavaignac où il se mettait, une fois encore, aux côtés des vainqueurs, où il reprochait à Cavaignac de ne pas avoir réprimé la révolution avec assez d’énergie, de n’avoir pas eu en réserve davantage de bataillons à lancer contre les travailleurs […] Ce discours a retiré complètement à Ledru-Rollin tout crédit auprès des travailleurs. Aujourd’hui encore, cinq mois plus tard, après qu’il ait dû subir, pour ainsi dire, à ses dépens toutes les conséquences de la bataille de juin, même maintenant, il est encore avec les vainqueurs contre les vaincus, il est fier d'avoir réclamé contre les insurgés plus de bataillons que Cavaignac ne pouvait en mettre en ligne ». ENGELS, Œuvre posthumes manuscrites. Article disponible sur le site <http://www.marxists.org>

701.

Un député d’extrême-gauche, Marc-Antoine Brillier refuse de signer ce manifeste. Il s’en explique dans une lettre adressée à l’un de ses amis : « Ce manifeste, malgré les formes de langage qu’il emprunte, est conçu dans un esprit exclusif qui tend à diviser le parti républicain. […]. Le manifeste fut discuté pendant plusieurs jours à la Montagne, puis définitivement arrêté. Le jour de sa publication, on nous convoqua dans un bureau de l’Assemblée, pour en entendre la lecture et le signer, si cela nous convenait. Avant de commencer la lecture, M. M... nous prévint que le manifeste était déjà livré à l’impression, et qu’il n’était pas possible d’y apporter aucun changement que la discussion serait sans objet, et qu’on se bornerait à recevoir les signatures de ceux à qui il plairait de signer. Pour moi, qui savais ce qui s’était passé auparavant, qui savais que cette situation sans dignité n’était point l’effet du hasard, mais le résultat d’un calcul, je vis sous la forme polie du langage de M. M..., un procédé blessant pour la réunion dont je faisais partie. Je refusai de signer, car l’abnégation a aussi ses limites. […]. Les montagnards, pris individuellement, ont pour la plupart les meilleurs sentiments et sont animés du meilleur esprit ; mais la réunion de la Montagne tend à former une petite église au sein du parti républicain, ayant un esprit d’exclusion et presque d’intolérance que je considère comme extrêmement factieux. Les trois représentants de Paris dernièrement élus, MM. Vidal, Carnot et de Flotte, ont refusé d’en faire partie, malgré l’invitation qui leur en a été faite ». Lettre publiée par Claude Berthet dans « Étude biographique sur Marc-Antoine Brillier, ancien représentant du peuple (1809-1888) », Lyon, 1908. Article disponible sur le site de l’Association 1851-2001 : <www.1951.org >.

702.

« Résumé »dans Charles SEIGNOBOS, « La Révolution de 1848… », déjà cité, p. 135.

703.

BASTIAT (1801-1850), « L’État », paru au Journal des Débats dans le numéro du 25 septembre 1848. Article pouvant être consulté sur le site : < http://bastiat.org>. Le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date des 3 février 1849 et 21 février 1849 accorde une tribune au représentant du peuple, Mathieu de la Drôme pour répondre aux attaques émises par le rédacteur du journal sur le programme de la Montagne. « Vous commencez par traiter d’ignorants les hommes de la Montagne qui n’auraient pas les premières notions d’économie politiques. Un parti qui vote constamment avec Lamennais, un de ses membres, et presque constamment avec Cormenin, peut se consoler du brevet d’ignorance que vous lui octroyez si libéralement ». Suit une explication détaillée de chaque article du manifeste dénigré par ses adversaires.

704.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 22 février 1850. Article paru lors de la campagne pour les élections législatives partielles de mars 1850. « […] Il paraît que la république des partageux n’est pas bien sûre de notre canton, car elle nous a dépêché deux ou trois émissaires destinés à pérorer de cabaret en cabaret en faveur du candidat socialiste. […] ».

705.

Arch. dép. Ardèche 2M338. Profession de foi d’Auguste Broët aux électeurs en avril 1849.