1°) Le temps de l’euphorie

La connaissance de l’état de l’opinion semble avoir été une des principales préoccupations du gouvernement provisoire qui a remplacé la monarchie déchue. Dès le 25 février, le ministre de l’Intérieur, Ledru-Rollin, adresse une circulaire aux préfets et manifeste son désir de connaître dans les plus brefs délais les réactions provinciales. En Ardèche, les services de la préfecture sont sans nouvelle de l’évolution de la révolution jusqu’au 27 février. Les seules informations qu’ils reçoivent, émanent du Courrier de la Drôme et de l’Ardèche qui donne le détail des événements parisiens  779 . Le préfet de l’Ardèche informe ses subordonnés qu’il restera à son poste, bien résolu à maintenir jusqu’au dernier moment l’ordre et le respect dus aux lois  780 .C’est aussi la détermination du sous-préfet de Tournon. Il note dans son rapport : « la sous‑préfecture jouit du calme le plus parfait, personne ne fait de politique ici, nous ferons de l’ordre ». Si la ville de Tournon baigne dans un calme apparent, la situation est différente à Annonay. Le sous-préfet de Tournon dans son rapport adressé au préfet constate que « l’autorité y est fort critiquée »  781 et dès le 26 février au soir la maison du député-maire Tavernier est la cible d’une manifestation qui a dégénéré. Selon les faits rapportés par le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche  782 , « des rassemblements tumultueux d’ouvriers se formèrent avec la résolution d’aller donner un charivari à Tavernier ». L’adjoint au maire Alléon, accompagné par une cinquantaine d’hommes de la garde nationale, a été accueilli par des volées de pierres lancées par les émeutiers. Devant le nombre, ils sont obligés de battre en retraite et prennent position « sur la place des Cordeliers en se frayant un passage à coups de sabres et de baïonnettes »  783 . C’est alors que Joseph Abrial, dit « le tambour », guida la foule vers une entrée qui donne dans le jardin de la maison du maire. Tavernier s’est déjà esquivé  784 , laissant deux servantes dans la maison. Abrial les interpelle : « filles allez dire à Madame que nous voulons du pain, du vin et de l’ouvrage ». Une autre voix : « et de l’argent ! », « ou le feu ! ». Abrial menace de « saigner Tavernier comme un cochon » et il laisse libre court à sa fureur en brisant des fauteuils et en déchirant les housses des meubles pendant que Joseph Royer, dit « Chilon », fracasse avec une hache les glaces du salon. Cette scène de pillage et de désordre dura jusqu’à quatre heures du matin. Le lendemain à 10h, le jardin fut de nouveau envahi par une troupe d’enfants dirigée par Mandon  785 . Ils escaladent et pénètrent dans la maison la veuve Mignot, fille de Tavernier, et mirent en pièces tout ce qui leur tomba sous la main. « Les livres de la bibliothèque furent déchirés et dispersés et des gravures et des portraits de famille subirent le même sort »  786 . Ce même jour, le sous-préfet de Tournon envoie le renfort d’un détachement de canonniers stationné à Valence. Alléon peut ainsi compter sur l’appui de cinq cents hommes armés et les principaux meneurs de l’insurrection sont rapidement arrêtés  787 .

Le reste de l’Ardèche n’a pas bougé. L’administration ne connaît pas de vacance, « aucun service n’a souffert » selon les dires du sous-préfet de Largentière dans son rapport en date du 7 mars 1848. La République est proclamée dès le 2 mars 1848 à Largentière  788 . A Annonay où désormais « l’ordre règne partout », le sous‑préfet, passant en revue la garde nationale, est accueilli par la population aux cris de « Vive la République »  789 . L’Église catholique tient à être présente pour célébrer l’avènement de la République. Le 9 mars 1848, un service funèbre est célébré dans l’église de Privas « en commémoration des victimes de la glorieuse révolution qui vient de donner la République »  790 . Une lettre circulaire adressée par monseigneur Guibert, évêque de Viviers, aux curés de son diocèse le 2 mars 1848 paraît dans le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche daté du 14 mars 1848 :

‘« Les membres du gouvernement provisoire ont demandé des prières à l’Église pour obtenir du Ciel l’esprit de règle et de fermeté dont ils ont besoin. Nous nous empressons de déférer à un vœu si religieux ». ’

En conséquence, le terme populum du chant Domine salvum fac populum est remplacé par le terme Rempublicam. Dans toutes les parties du département, l’avènement de la République est salué par les plus vives acclamations  791 , des manifestations d’enthousiasme, des banquets et des plantations d’arbres de la Liberté. Arnaud, le maire de Burzet et son conseil municipal contiennent à peine leur émotion dans un article paru dans le Courrier de la Drôme et de l'Ardèche en date du 6 avril 1848 :

‘« Dire l’enthousiasme qui a suivi cette proclamation, raconter l’entraînement de cette mer populaire, rendre comte des acclamations, des manifestations, du vertige et du délire dont cette journée a été le témoin, c’est impossible ». Au milieu de ce tourbillon populaire, le maire, à cheval, accompagné de deux adjoints, tous en tenue, avec la rosette tricolore à la boutonnière, accompagnés de M Lacombe, avocat du barreau de Largentière, notre compatriote, précédé du corps municipal, du percepteur, du secrétaire de la mairie et des notables de la cité, et escorté par la garde nationale a défilé au son des tambours que dominaient des chœurs chantant la Marseillaise ». ’

« L’esprit du pays est en général favorable à la République »  792 note le commissaire de la République dans un rapport adressé le 23 mars au ministre de l’Intérieur.

Il est vrai que l’avènement de la République a suscité de nouvelles espérances. Les habitants d’Antraigues les expriment dans les colonnes du Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 9 mars 1848 :

‘« Le bruit de la victoire du peuple a réveillé un vieil écho dans nos montagnes. Notre village n’avait pas oublié que de son sein étaient sortis deux députés à la Convention, de glorieuse mémoire. Depuis lors ce pays n’a pas dégénéré. Ce que notre République doit être : la vertu et l’honneur pour principe : l’Évangile dans la Constitution, plus d’exploitation de l’homme par l’homme ; l’égalité des droits et des devoirs ; toute hiérarchie dans le mérite et la vertu seuls. Il n’y a plus qu’un grand parti national, celui de l’honnête homme et du citoyen. Parmi nous on ne verra ni vengeance, ni réaction : l’ordre, la générosité, la fraternité seront notre unique réponse aux calomniateurs du peuple. Si quelques hommes élevés à une école corruptrice regrettaient les privilèges de la corruption, le peuple, longtemps exploité par eux, se contenteraient de les moraliser par son exemple et, en face de ceux qui seraient incorrigibles, il se souviendrait seulement que la révolution qui vient de s’accomplir a été la révolution du mépris ». ’

La déclaration du sous-préfet Launay Le Provost publiée le même jour se veut rassurante, ces espérances nouvelles ne seront pas trahies :

‘« Assurer aux Citoyens une parfaite égalité de droit, répartir la richesse publique de la manière la plus équitable, répandre parmi le peuple les bienfaits de l’ordre et du travail, maintenir notre patrie dans une attitude ferme et digne à l’égard de l’étranger, telle est l’œuvre courageuse que se sont imposés les hommes qui président en ce moment aux destinées du pays. A vous mes chers concitoyens, l’honneur de leur prêter un généreux concours par vos lumières, votre dévouement et votre patriotisme. A vous l’honneur d’assurer la prospérité publique par le respect des personnes et des propriétés. A vous l’honneur de faire retentir de par le monde le nom redoutable de la France, si, jaloux de votre gloire, des ennemis, que vos pères ont vaincu autrefois, songeaient à vous braver encore »  793 . ’

Chose dite, chose faite, le conseil municipal de Saint‑Sauveur-de-Cruzières souhaite apporter au nouveau gouvernement le concours dont il a besoin afin « d’assurer le bonheur de la France notre patrie ». Au mois d’octobre, le nouveau préfet de l’Ardèche, Eugène Guiter, exprime sa reconnaissance aux populations ardéchoises après deux tournées dans le département :

‘« J’ai le besoin de laisser aller à vous l’élan de ma reconnaissance et aussi l’expression des confiances que vous m’avez exprimées. La République aura bien des progrès à réaliser parmi nous. Cette oeuvre d’amélioration sera, si Dieu et vos volontés servent mes espérances, votre oeuvre autant que la mienne, l’oeuvre de tous ». ’

Cette déclaration du préfet reflète bien cette « ère des bons sentiments », où la croyance au progrès s’allie avec la religiosité et le principe d’universalité, « le peuple et Dieu » au service de la construction d’un idéal républicain. Cet esprit de 1848 semble se prolonger en 1849, si l’on en croît le journal républicain l’Ami du Peuple  794 relatant l’ambiance de la “fête nationale” du 25 février à Vals. Un banquet “fraternel” avait réuni 161 personnes :

‘« Le hasard avait confondu l’habit de bourgeois avec la veste du travailleur, tout le monde rivalisait de politesse et d’urbanité. Quoi de plus ravissant que la pratique de la Fraternité ».’

On remarqua même dans l’assemblée « un citoyen bien connu pour ses opinions légitimistes ». Des toasts sont portés à la République pendant que l’éloge du drapeau tricolore était fait  795 .

Notes
779.

Arch. Départ Ardèche. 5M 10. Rapport du sous-préfet de Tournon au préfet en date du 27 février 1848.

780.

Arch. Départ Ardèche. 5M 10. Rapport du sous-préfet de Tournon au préfet, ibidem.

781.

Arch. Départ Ardèche. 5M 10. Rapport du sous-préfet de Tournon au préfet ibidem.

782.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 8 juillet 1848. Suivi du procès des seize individus accusés d’avoir pris une part active aux troubles d’Annonay le 26 février 1848.

783.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 8 juillet 1848, ibidem. Le sous-préfet de Tournon dans son rapport au préfet en date du 27 février 1848 mentionne : « M Alléon a empêché qu’il fut fait usage des armes à feu (et des baïonnettes) pour repousser l’agression, (nous n’étions pas assez nombreux pour résister à l’émeute) mais il s’est occupé d’organiser une force suffisante pour le rétablissement de la tranquillité publique qu’il est fortement résolu de maintenir ».

784.

Arch. Départ Ardèche. 5M 10. Le sous-préfet de Tournon dans son rapport au préfet en date du 27 février l’atteste : « M Tavernier dont la vie était menacée a quitté Annonay. Il est passé à Tournon incognito et sans s’arrêter ».

785.

Il s’agit de Louis Mandon né dans les années 1825, portefaix, demeurant à Annonay. En 1851, Il fait l’objet de « renseignements sur les condamnés politiques ou ennemis du gouvernement de l’arrondissement de Tournon envoyé par le commandant de gendarmerie de l’arrondissement de Tournon en date du 24 février 1858 ». Dans le rapport, il est signalé en 1851 comme « hostile au gouvernement. Mauvais gaillard, ivrogne. Capable de faire un mauvais coup. Dangereux, sans influence ». Arch. Départ Ardèche 5M31.

786.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 8 juillet 1848, ibidem.

787.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 8 juillet 1848 sur le suivi du procès des seize individus accusés d’avoir pris une part active aux troubles d’Annonay. « Les accusés arrivent la chaîne au cou, escortés par un détachement de 50 hommes du 64ème régiment. Sont condamnés à cinq ans de réclusion : Mandon Louis âgé de 21 ans, Legoux Auguste 26 ans, Géry Jean-Pierre 26 ans, Seux Barthélemy, dit « Thomie » 28 ans, Royer Louis, dit « Chilon » 27 ans. Condamnés à trois ans de réclusion : Duvergier Mathieu 17 ans, Villeudieu Pierre, 20 ans. Condamnés à deux ans de réclusion : Pichat Augustin 28 ans, Vidon Guillaume 20 ans, Roumery Jean-François 20 ans, Filos Auguste 15 ans et demi ; Champ Régis 27 ans, Ramage Benoît 25 ans, Hilaire Antoine François 20 ans, Cholvy Jean-Joseph, dit « Marchandon », 21 ans, marchand d’allumettes, Bleuse Augustin 28 ans, manœuvre.

Joseph Abrial est jugé ultérieurement. Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 26 et 27 novembre 1849. Affaire portée devant la cour d’assises du Gard à l’audience du 19 novembre 1849. Abrial, dit « Tambour » est condamné à 8 ans de prison et 200 francs d’amende.

788.

Arch. Départ Ardèche. 5M 10. Rapport du sous-préfet de Largentière au préfet en date du 3 mars 1848.

789.

Lettre d’Alléon, maire d’Annonay, au préfet en date du 6 mars 1848.

790.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche du 11 mars 1848.

791.

Arch. Départ Ardèche. 5M10. Le préfet au ministre de l’Intérieur en date du 10 mars 1848.

792.

Arch. Départ Ardèche 2M273. Brouillon d’un rapport adressé au ministre de l’Intérieur le 23 mars 1848.

793.

Déclaration du sous-préfet citée dans le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 9 mars 1848.

794.

Imprimerie Cheynet.

795.

Arch. Départ Ardèche 2M338. Le citoyen légitimiste qui au moment de l’éloge du drapeau tricolore avait répondu « vive le drapeau bariolé » est toutefois expulsé malgré ses tentatives de justification.