La révolution parisienne a donc engendré des espoirs mais a suscité aussi une certaine agitation en Ardèche. Quelles explications peut-on donner à ces troubles ?
Tout d’abord, ils sont circonscrits dans l’espace et intéressent surtout les communes des Cévennes vivaroises et de la « montagne ardéchoise ». Ils sont favorisés par les mesures de révocation des anciennes autorités prises par les commissaires envoyés par Ledru‑Rollin. Ces mesures ont des incidences sur la vie politique locale et elles font apparaître sur le devant de la scène politique des conflits antérieurs. Ainsi, sous la Monarchie de Juillet, l’opposition la plus virulente au gouvernement de Louis-Philippe se situait dans le canton des Vans et émanait des légitimistes. « Au lendemain des Trois Glorieuses, l’administration préfectorale eut à se préoccuper presque uniquement des menées carlistes, des cris séditieux de “Vive Henri V, à bas les libéraux” » fait observer Jean Régné dans son étude sur « la pénétration des idées nouvelles en Ardèche au début de la Monarchie de Juillet » 821 . Ces oppositions sont d’autant plus réactivées que ces mesures sont prises dans la période effervescente de la préparation des élections législatives à l’Assemblée constituante.
Pour un certain nombre de responsables locaux, le gouvernement républicain est le garant de l’égalité, de la justice et de l’équité et les citoyens sont en mesure d’attendre de leurs dirigeants une éthique politique en étroite relation avec la dignité de leur charge. Le clientélisme et les passe-droits sont rejetés comme dans la pétition adressée par les habitants de Banne aux commissaires de la République. Ils reprochent notamment, à tort ou à raison, à leur maire d’être le « client » de l’ancien député et espèrent que « justice leur sera faite enfin sous un gouvernement qui repousse l’intrigue et la protection mendiée ». C’est la même impression qui domine lorsqu’on examine le cas de Salavas. Ses habitants refusent les privilèges que le maire en place s’octroie. Selon la pétition transmise au commissaire de la République en date du 8 mai 1848, le maire aurait revendiqué deux lots pour le compte de membres de sa famille lors du partage des propriétés communales, « tandis que trente citoyens, tous enfants de Salavas, ayant absolument les mêmes titres et les mêmes droits se voient inhumainement frustrés du bénéfice du partage sans soute parce qu’ils sont moins riches ou qu’ils paraissent être dans l’impossibilité d’en référer à l’autorité compétente » 822 . Ces principes républicains de vertu et de probité doivent être également l’apanage des ministres du culte. Le 22 juin 1848, le maire de Freyssenet (Canton de Privas) adresse au commissaire de la République les griefs de ses administrés contre le curé de la paroisse et demande « un guide vertueux et éclairé » pour la « bouillante jeunesse » des montagnes. Il est vrai que la paroisse est sans prêtre et frappé d’interdit depuis plus d’un mois et demi depuis que la « bouillante » population de Freyssinet a expulsé son desservant. Celui-ci aurait eu, depuis 19 ans, une conduite indigne et aurait semé la discorde au sein de la commune 823 .
La République est donc bien autre chose que la simple apparence d’un régime politique, elle doit avoir une éthique et une morale que le ministre de l’Intérieur, Antoine Marie Jules Sénard, rappelait aux commissaires de la République le 17 juin 1848 :
‘« La République en consacrant l’égalité de droits pour les citoyens a élevé et agrandi les devoirs des fonctionnaires. Le gouvernement doit attendre de ceux qu’il associe à sa mission plus de zèle, plus de dévouement, que n’en pouvait exiger un pouvoir de privilège, ennemi de la liberté. La monarchie a vécu de défiance et de corruption. La république commande la droiture et invite à la confiance. Aujourd’hui, le gouvernement doit reposer sur l’assentiment de la nation tout entière, à cette condition seule l’autorité sera forte, légitime, inébranlable, car les citoyens comprendront qu’elle est une émanation de chacun d’eux et ils la défendront comme leur propre ouvrage, comme l’expression vraie de leur volonté collective. Aussi citoyen préfet, vos administrés sont en droit d’attendre beaucoup de vous, car le poste éminent que vous remplissez suppose le mérite, et le mérite doit être prouvé non seulement par le choix qu’on a fait de vous, mais encore par la sagesse des actes de votre administration » 824 .’Le maire d’Issarlès était pénétré de ces principes républicains bien avant que ne paraisse cette circulaire. Le 7 mai 1848, il définissait déjà dans une lettre au préfet les vertus républicaines inspirées des principes de la démocratie de l’Antiquité et de 1789. Pour ce maire d’une commune du plateau ardéchois du canton de Coucouron « incrustée de royalisme », le véritable républicain est « celui qui est capable de sacrifier son repos et sa fortune, s’il le fallait, pour soutenir la cause commune qui ne peut être mieux gardée que par un gouvernement démocrate » 825 . Sa charge, il ne la doit qu’à son mérite. Sa mission, il l’a acceptée par « dévouement à la République née en 1789, restée trop longtemps en léthargie et qui s’est réveillée le 24 février, glorieuse et triomphante ». Le fondement religieux n’est pas absent de son propos lorsqu’il « demande à Dieu de rendre cette République désormais éternelle ». Éthique, équité, probité, mérite, religiosité, tels sont les fondements républicains qui transparaissent en ce début d’« ère des bons sentiments ».
Les manifestations populaires de l’adhésion des communes à la République s’expriment également par la plantation d’arbres de la liberté. Élie Reynier note que ces manifestations furent toujours un élan spontané de joie, organisées un peu partout dans l’enthousiasme des premiers jours 826 . Pourtant, quelques-unes furent émaillées d’incidents. S’agirait-il de communes hostiles à l’idée républicaine ? La plantation de l’arbre de la liberté à Burzet qui a suscité tant de troubles pourrait le laisser supposer. A la tête de la commune de Burzet se trouve le notaire Arnaud qui, le 5 mars 1848, fait état de « l’élan spontané de l’enthousiasme républicain de sa commune, enthousiasme d’autant plus ardent qu’il avait été plus comprimé 827 ». Mais Arnaud est en conflit avec le très influent de Bernardy, juge de paix suspendu de ses fonctions le 21 avril 1848 828 . C’est un noble 829 qui ne reconnaît aucunement au commissaire de la République le droit de le révoquer de ses fonctions 830 . Le sous-commissaire de la République en résidence à Largentière est informé que de Bernardy, aidé de son père, excite la population à la révolte et « qu’une collision sanglante pourrait avoir lieu si l’autorité manquait de force » 831 . Le 30 avril, la confrontation a lieu le jour de la plantation de l’arbre de la liberté. Au moment de la bousculade, la gendarmerie qui avait tenté de disperser les manifestants se retire afin « d’éviter toute effusion de sang » 832 .
La portée symbolique de cet événement peut être mise en évidence et déchiffrée à plusieurs échelles. Au niveau local, il y a la tentative de récupération de la manifestation populaire d’adhésion républicaine symbolisée par la plantation des arbres de la liberté. Ici, elle est orchestrée par un noble, de Bernardy, que l’on peut supposer opposant traditionnel à la République. Cette manifestation sert surtout de contestation de l’autorité municipale et donc de la légitimité du maire en place. A l’échelle nationale, elle permet aussi de s’opposer aux forces de l’ordre, la gendarmerie, garante de l’ordre républicain. La gendarmerie abandonne la place à la contestation. L’autorité du représentant de la République dans le département, le commissaire Arnaud-Coste est testée. La circulaire du 12 mars 1848 adressée par le Ministre de l’Intérieur, Ledru-Rollin, l’informait de ses pouvoirs et de ses responsabilités.
‘« Quels sont vos pouvoirs ? Ils sont illimités. Agent d’une autorité révolutionnaire, vous êtes révolutionnaire aussi. Investis de la souveraineté du peuple, vous ne relevez que de votre conscience; vous devez faire ce que les circonstances exigent pour le salut public. » 833 . ’Confronté à l’événement et après avoir reçu une délégation des habitants de Burzet, le commissaire de la République décide de prononcer la dissolution du conseil municipal de Burzet et ce, malgré les mises en garde du sous-commissaire de Largentière qui préconisait la réserve dans ce canton si divisé. « Donner raison à un parti contre l’autre, c’est presque toujours manquer le but, la neutralité est en général l’attitude la plus convenable » 834 .
Au-delà de ces événements ou des bons sentiments affichés par certains élus pour le nouveau régime 835 , comment mesurer l’attrait de la République pour les populations ardéchoises ? Si nous partons de l’hypothèse que les élections permettent d’étudier le langage silencieux des masses et que 1848 est une étape décisive dans le processus de politisation, l’étude au niveau local des comportements et des résultats électoraux des différents suffrages devrait permettre d’apporter des éléments de réponse permettant de vérifier certaines hypothèses sur la politisation des populations ardéchoises.
Jean RÉGNÉ, La pénétration des idées nouvelles en Ardèche au début de la Monarchie de Juillet 1830-1836, Comité des travaux historiques et scientifiques du Ministère de l’EN. Tome XXII, Hartmann Paris, 1935, 31 p.
Arch. Départ Ardèche 3M268. Pétition des habitants de Salavas contre la nomination de Jean-Louis Blachère.
Arch. Départ Ardèche 3M266.
Arch. Départ Ardèche. 6M52.
Arch. Départ Ardèche. 2M676. Masclaux, maire nommé d’Issarlès, pour avis sur la proposition d’un candidat au poste d’adjoint en date du 7 mai 1848. Le maire sera désavoué aux élections de juillet 1848 et remplacé par Jean-Louis Hilaire.
Élie REYNIER, La Seconde République, déjà cité, p 55.
Élie REYNIER, idem, p 53.
Arch. Départ Ardèche. 3K 141. Arrêté de suspension en date du 20 avril 1848.
Titre de noblesse acquis en 1771 par Jean Bernardy après le rachat au marquis de Chanaleilles de la seigneurie de Saint-Cirgues et du titre de baron des Éperviers. Source : Éric TEYSSIER, Université Paul Valéry. Montpellier.
Arch. Départ Ardèche 1Z 250.
Arch. Départ Ardèche 1Z 250.
Arch. Départ Ardèche. 5M 10. PV de l’émeute de Burzet du 30 avril 1848.
Arch. Départ Ardèche. 2M337. Le ministère de l’Intérieur Ledru-Rollin aux citoyens commissaires en date du 12 mars 1848.
Arch. Départ Ardèche. 5M 10. Rapport du sous-commissaire de Largentière au citoyen commissaire de Privas en date du 4 mai 1848.
. « L’intérêt de l’ordre et du bien général » en faveur des institutions républicaines n’est parfois pas une marque d’attachement au régime républicain. Ainsi, de Bernardy se rallie au gouvernement républicain pour espérer une réintégration dans sa fonction. Le rapport du juge de paix de Burzet au préfet en date du 16 novembre 1848 est formel : « son influence ne contrariera pas les intentions du pouvoir exécutif, elle les secondera mais toujours au vue de sa nomination future bien que l’homme [...] soit réactionnaire ». Arch. dép. Ardèche. 2M273.