III -. La pratique du suffrage universel « au village » ou les territoires de la République en Ardèche

1°) Les élections à l’Assemblée constituante du dimanche de Pâques, le 23 avril 1848

Les républicains de « la veille » ont fait campagne pour repousser la date des élections initialement prévues le 9 avril 1848. Comment cette élection législative a-t-elle été préparée dans l’Ardèche ? Elle semble avoir donné lieu à une vive effervescence dans les jours qui ont précédé le scrutin. Peter M. Jones signale même des affrontements qui auraient fait un mort dans le canton de Montpezat  836 . Le gouvernement parisien est conscient de l’enjeu de cette consultation populaire. Le ministre de l’Intérieur Ledru-Rollin avertit les commissaires de la République que ces « élections doivent être animées de l’esprit révolutionnaire », sinon c’est « la guerre civile et l’anarchie »  837 . Dans une circulaire, le commissaire de la République reçoit la mission « d’éclairer et de guider » les nouveaux électeurs, le gouvernement révolutionnaire ne pouvant se « réduire à enregistrer des procès-verbaux d’élections, ni à compter des voix ; il doit éclairer la France et travailler ouvertement à déjouer les intrigues de la contre-révolution, si par impossible, elle ose relever la tête ». Dans sa lettre circulaire datée du 22 mars 1848, le commissaire de la République fait donc appel au dévouement patriotique et républicain des agents administratifs du département:

‘« L’intérêt public exige de nous tous un effort pour que les élections de l’an ne soient pas retardées par la négligence des administrations municipales. J’ai fait le choix de vous, citoyen, pour que dans votre canton vous vous assuriez de l’exécution de ces listes conformément aux circulaires déjà publiées. C’est une mission de la plus haute importance que celle de citoyen, je vous délègue tous les pouvoirs nécessaires à son exécution. Je vous ai choisi pour votre caractère et l’heureuse influence qu’il exercera sur vos concitoyens. Je compte sur votre patriotisme et votre dévouement à la chose publique ». ’

Guider le peuple ? Le commissaire de la République de l’Ardèche transmet au ministre de l’Intérieur, le 22 mars 1848, « je n’ai pas cependant encore la liste complète des candidats que le gouvernement doit recommander plus particulièrement au pays, si cette recommandation devient nécessaire »  838 . Devant la profusion des candidats, le juge de paix du canton de Joyeuse demande conseil aux autorités administratives :

‘« Les vrais amis de la République déplorent de ne recevoir aucune instruction. S’il n’y a pas accord, les localités se diviseront sur le choix dans la pépinière des prétendants. Les maires du canton me harcèlent tous les jours pour les fixer sur les neuf qu’ils doivent désigner. Nos légitimistes, qui s’accordent très bien, se fortifient de nos hésitations. Veuillez nous fixer sur un choix »  839 . ’

Le 11 avril 1848, le maire d’Issarlès lui fait écho et demande « une liste des candidats qui seraient les plus dignes pour remplir cette grande oeuvre d’où dépend notre destinée »  840 .

Des listes de candidatures officielles auraient-elles existé ? Selon Le Républicain du 5 mai 1848, « la trinité gouvernementale » ‑Laurent de l’Ardèche, Gleizal, Arnaud-Coste ‑ aurait distribué plus de 100 000 bulletins portant leurs noms. Au lendemain des élections, le commissaire délégué de Saint-Étienne-de-Lugdarès informe le commissaire de la République de Privas qu’il a bien reçu les bulletins du gouvernement le 22... « Seulement c’était trop tard »  841 .

Le taux de participation à ces législatives fut très élevé, aux alentours de 84% en moyenne pour l’ensemble du territoire. Philippe Vigier souligne que l’influence du clergé y fut sûrement pour quelque chose  842 . « La France a voté conformément à la ligne de la majorité du gouvernement provisoire. République libérale sans révolution sociale ni réaction monarchique » constate Maurice Agulhon  843 . Pour Pierre Lévêque, ces élections peuvent apparaître comme l’entrée dans une certaine modernité d’une population aux trois-quarts rurale et anticipent « le modeste début d’un processus d’émancipation par rapport aux tutelles accoutumées »  844 . En Ardèche, selon Élie Reynier, les élections de Pâques marquent « la défaite de la République démocratique et sociale ». Une soixantaine de candidats se présente devant les électeurs et le verdict populaire tombe. Les neufs premiers de la liste sont élus. Parmi ces lauréats, sept figurent sur une liste soutenue par le clergé de Viviers. Exception faite de Laurent, tous les commissaires mis en place par le gouvernement provisoire ont été battus  845 .

René Rémond pense que « la controverse sur la date des élections a ainsi modifié le rapport des forces et les dispositions psychologiques générales : peut-être a-t-elle infléchi l’expression du suffrage et pesé sur le résultat des élections »  846 . Qu’en est-il pour l’Ardèche ? Firmin Gamon, auteur d’un petit opuscule d’une quarantaine de pages sur l’installation de la Seconde République, constate avec amertume :

‘« le renvoi des élections fut une faute immense. Le suffrage universel, repoussé jusqu’alors avec tant d’insolence, de mépris, de dédain par les royalistes leur apparaissait maintenant comme plein de raison, de droit et de souveraine justice »  847 . ’
Notes
836.

Peter M. JONES, Politics and rural society. The Southern Massif Central c.1750‑1880, Cambridge University Press, 1985, p 230 cité par Raymond HUARD dans Revue d’histoire du XIXe, 1997/1, déjà cité, p. 58. Il n’a pas été possible de vérifier cette information dans les dossiers consultés aux Archives départementales de l’Ardèche.

837.

Circulaire du ministre de l‘Intérieur aux commissaires de la République en date du 12 mars 1848. Arch. dép. Ardèche 2M 337

838.

Brouillon d’un rapport au ministère de l’Intérieur en date du 23 mars 1848. Arch. dép. Ardèche 2M 273

839.

Arch. dép. Ardèche 2M 337.

840.

Arch. dép. Ardèche 2M 337.

841.

Arch. dép. Ardèche 2M 337. Le commissaire délégué de Saint-Étienne-de-Lugdarès en date du 25 avril 1848.

842.

Philippe VIGIER, la Seconde République, PUF, Que sais-je, 7ème édition, 1996, p 33.

843.

Maurice AGULHON, déjà cité, p 55.

844.

Pierre LÉVÊQUE, « Les campagnes françaises et la Deuxième république », Revue d’Histoire du XIXe, n°14, 1997, p 82. Voir aussi sur le sujet, Christine GUIONNET, L’apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la Monarchie de Juillet, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Jean-Luc MAYAUD, « Pour une communalisation de l’histoire rurale », dans Actes du Colloque international de l’École française de Rome. Rome, 20-22 février 1997, La politisation des campagnes au XIXe siècle. France, Italie, Espagne, Portugal, déjà cité, pp. 153-167 ; Gilles PÉCOUT, « La politisationdes paysans au XIXe siècle », déjà cité.

845.

Voir résultats des votes en annexes, p. 201.

846.

René RÉMOND, la vie politique déjà cité, p 37.

847.

Firmin GAMON, de la révolution de 1848, Aubenas, Cheynet, 1849, p 50.