IV -. Bilan de la politisation des campagnes ardéchoises en 1851

Peut-on finalement définir des constantes politiques qui tendraient à définir une géographie électorale ? Le territoire  1060 est le point nodal où l’alchimie entre l’histoire et la géographie s’opère et nous pourrions reprendre à notre compte cette expression d’Élisée Reclus qui déclinait l’histoire comme de la géographie dans le temps et la géographie comme de l’histoire dans l’espace. Le territoire s’incarne donc dans des réalités non exclusivement géographiques et se présente comme un produit de l’histoire des sociétés  1061 . C’est une « scène » parsemée de lieux dont les habitants connaissent « le sens », c’est un espace vécu, contrôlé, mais aussi défendu, « un espace dont l’enracinement historique et l’identité créent une spécificité »  1062 . Pour Eugen Weber, le particularisme local détermine les votes. L’isolement et l’autosubsistance contribuent à maintenir la stabilité politique (ou plutôt apolitique) ou le refus des idées nouvelles  1063 . Il estime également que le processus de politisation a été lent dans les campagnes et que la politique dans les régions rurales restait à un stade archaïque, local et personnel jusque dans les années 1880  1064 . Mais, une remarque concernant le suffrage universel et ses influences s’impose. Comment faire la part de l’influence dans les votes si l’on considère le manque d’instruction des populations villageoises ? L’analphabète se sent soumis aux influences. Par crainte du ridicule et la peur de ne pas savoir voter, il utilise son droit de vote avec timidité. Il faut donc qu’il ait une totale confiance en celui ou ceux auxquels il va s’adresser. Alain Corbin fait remarquer que « l’exercice du droit de vote suppose une connaissance du hors-groupe, sinon de la société globale et de l’univers conceptuel qui autorise une bonne compréhension des débats nationaux »  1065 . Jean-François Soulet a montré que « loin d’être passive, la communauté villageoise sait utiliser ce qu’apporte la “modernité” pour défendre ses intérêts et préserver sa “dissidence”  1066 alors qu’Eugen Weber voit dans le vote paysan le souci « bien pesé de l’intérêt privé et collectif », à savoir : « vendre son vote ou le donner à son maître était considéré comme une affaire dans laquelle on échangeait un droit vide pour un avantage concret »  1067 . Les autorités locales sont tout à fait conscientes de la réalité de ces influences. Le juge de paix du canton de Saint-Félicien, dans le nord de l’Ardèche, informe le préfet de l’Ardèche, le 14 novembre 1848, sur les conditions dans lesquelles vont s’exercer le scrutin pour l’élection du président de la République : « une partie des votants déposera sans contrainte et sans connaissance de cause le bulletin que son curé ou son voisin influent lui aura remis »  1068 . Le juge de paix du canton d’Aubenas confirme la réalité de ces influences : « dans les communes rurales, l’intelligence est faible et partout les passions politiques sont calmes. En général, les communes rurales voteront pour le président de la République comme elles votèrent pour les représentants, d’après les conseils et selon l’impulsion de leurs curés et de leurs maires »  1069 . Dans le canton de Burzet, selon le juge de paix, l’influence cléricale est presque la seule à laquelle obéissent les populations, « le curé est pour eux un père supérieur auquel ils sont soumis d’une manière presque aveugle ». Toutefois si la politique « au village » est faite par le curé qui reçoit « le mot d’ordre de l’évêché », selon l’expression du juge de paix de Burzet, dans certains cas, ce dernier peut être favorable aux institutions républicaines. Ainsi, le même juge de paix du canton de Burzet reconnaît le dévouement et le patriotisme du curé de la commune de Colombier.

Notes
1060.

Pour une approche des différents sens du « territoire » voir Jacques LÉVY et Michel LUSSAULT, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, 2003, pp. 907-917.

1061.

Jacques SCHEIBLING, Qu’est-ce que la géographie ? Hachette, 1994, p. 143.

1062.

Dictionnaire de la géographie, idem, p. 907.

1063.

Eugen Weber, déjà cité, p 380.

1064.

Eugen Weber, déjà cité, p 352.

1065.

Alain CORBIN, déjà cité, p 277.

1066.

Jean-François SOULET, Les Pyrénées au XIXe siècle. Une société en dissidence. Cité par Yves Déloye et Olivier Huard, dans Revue d’histoire du XIXe, 1996/2, article : « Le XIXe siècle au miroir de la sociologie historique », p 54.

1067.

Eugen Weber, déjà cité, p 375.

1068.

Arch. dép. Ardèche. 2M273. Le juge de paix du canton de Saint-Félicien au préfet, en date du 14 novembre 1848.

1069.

Roux, juge de paix du canton d’Aubenas au préfet, en date du 13 novembre 1848.