1°) « Préhistoire » de la politisation des campagnes ardéchoises

Partons de l’axiome posé par Maurice Agulhon lors du colloque international de l’École française de Rome : « c’est en votant qu’on apprend à voter, c’est en campagne (électorale) qu’on apprend “la politique” »  1070  ; ajoutons-y la notion d’appartenance commune développée par Pierre Bozon en 1978  1071  ; tenons compte de la force du lien communautaire résumé par Jean-Pierre Jessenne dans sa communication au colloque précédemment cité :

‘« Les processus communautaires mettent en jeu d’une part, dans la communauté, l’interconnaissance, les réseaux relationnels, la reconnaissance de l’autorité et de l’hégémonie de certains membres, d’autre part, vis-à-vis du dehors, le rapport avec l’“Étranger” ou le refus de certaines formes d’interventions extérieures »  1072 . ’

Et constatons qu’au regard du pourcentage de participation à la dernière élection partielle de mars 1850, les campagnes ardéchoises ne sont pas indifférentes à la chose politique. Mais n’oublions pas ce que Jean-Luc Mayaud faisait remarquer :

‘« Dans l’analyse de la politisation des campagnes, l’élu est en position d’interface entre, d’une part, le programme électoral formulé dans le langage de la société englobante et, d’autre part, les arguments dans lesquels les habitants de la micropolis se reconnaissent suffisamment pour y adhérer »  1073 . ’

La politisation des campagnes, comme nous l’avions fait remarquer dans notre introduction, se joue donc à deux niveaux, au niveau national et au niveau local. L’infiltration des idées nouvelles s’effectue conjointement avec l’accélération des transformations économiques que connaît le département sous la Restauration et la Monarchie de Juillet. Le cas d’Annonay, le principal centre industriel du département, a déjà été évoqué, mais « les campagnes apparaissent comme baignés, imprégnées d’industries »  1074 avec le développement de l’industrie de la soie depuis les années 1820. « Extraordinaire dissémination des unités de production dans l’espace géographique »  1075 , l’industrie séricicole est en plein essor et le département se place dans l’orbite de la métropole lyonnaise, centre de la filature et du tissage de la soie. Jean Régné voit dans cette « révolution » une mutation importante de la sensibilité politique du département :

‘« Le Vivarais qui jusque là regardait vers Nîmes ou Montpellier, s’oriente nettement désormais et pour un long avenir vers Lyon et Grenoble. Innovation qui contribue à dévier le Vivarais de son orientation traditionnelle vers le Midi royaliste pour le tourner vers l’Est et le Nord républicains »  1076 . ’

Mais le marché des cocons et des grèges enregistre les aléas de la conjoncture économique et politique et les crises lyonnaises affectent l’industrie vivaroise. L’effondrement des cours provoque des troubles intérieurs et des émeutes locales.

La prospérité économique ne bénéficie pas à l’ensemble du département. En dehors de la « route de la soie », il y a des régions qui ne rêvent plus en francs mais qui comptent en centimes, des régions mal desservies  1077 « par des chemins exécrables ; des terres, au rendement faible, cultivées selon des procédés archaïques et qui n’autorisent qu’une parcimonieuse existence aux nombreux cultivateurs qui doivent faire vivre une population trop nombreuse pour des croupes granitiques ou calcaires peu fertiles » 1078 . Les pays de la pente sont le plus exposés. Le préfet en informait le ministre du commerce en 1835 :

‘« Le terrain formé en coteaux dont la pente est très rapide est soumis à une multiplicité de murailles et de soutènements qui opèrent à la vérité des aspects imposants et pittoresques mais qui dévalé aux moindres pluies nécessite du cultivateur le travail le plus opiniâtre et le plus dispendieux »  1079 . ’

Ces régions forment-elles des isolats ? Relativisons ce constat. D’importants lieux de rencontrent existent avec la multitude des foires tenues tout au long de l’année  1080 . Dans les montagnes ce sont de véritables événements note Albin Mazon dans son Voyage autour de Valgorge  1081 . Par exemple Loubaresse, village isolé sur le plateau qui domine la vallée de Valgorge est célèbre par ses foires aux bestiaux  1082 et devient un « trait d’union » entre le Vivarais et l’Auvergne. Par ailleurs, Albin Mazon établit un rapport inversement proportionnel entre « vogue des foires et facilité des communications ». Ces courants commerciaux irriguent le département, du Plateau ardéchois au rivage rhodanien. Des colporteurs sillonnent aussi le département. Michel Carlat et Marie-Hélène Reynaud font observer que « la vente des tissus et des produits de mercerie s’opère par un réseau de voyageurs-représentants de commerce qui rayonnent de la Provence à l’Oisans, du Massif Central à l’Oisans »  1083 . Les marchandises et les idées circulent.

Des centres d’opposition républicaine se dessinent sous la Monarchie de Juillet dans les milieux ouvriers à Annonay, la jeunesse intellectuelle à Tournon et parmi les membres des sociétés politiques ou secrètes. L’arrondissement de Largentière se distingue par ses manifestations anti-monarchiques. A Montréal (canton de Largentière), le 26 juin 1836, jour de la fête patronale, un attroupement considérable s’est formé malgré l’arrêté municipal interdisant la célébration de cette fête. Les cris de « Vive la république » ont été poussés  1084 . Dès 1832, l’impopularité du nouveau dirigeant est telle qu’il réussit à concilier la conjonction des oppositions légitimiste et républicaine  1085 . Ainsi à Thueyts, le juge de paix Teyssier organise à son domicile une réunion composée de républicains et des légitimistes pour opposer M Xavier Hyacinthe de Blou, capitaine dans la garde royale à M Pierre-Victor Roche, moulinier en soie à Jaujac, conseiller général sortant  1086 .

Des sociétés secrètes apparues dans la capitale ou à Lyon et Grenoble ont leurs ramifications en Ardèche. Le 14 mai 1834, le préfet de l’Ardèche écrit aux maires d’Aubenas et de Saint-Pierreville pour les informer de la présence, dans leur commune, d’agents très actifs de sociétés parisiennes  1087 . Les républicains ne sont pas les seuls à avoir le monopole de l’organisation. « Aide-toi, le Ciel t’aidera », fondée par Guizot avec le philosophe Pierre-Paul Royer-Collard en 1827 pour organiser l’opinion libérale par l’inscription de la bourgeoisie sur les listes électorales, est signalée à Lamastre et Tournon. Le secrétaire de la société implantée à Tournon est un avoué : Jules Rousset membre fondateur de la loge maçonnique, La Parfaite Égalité  1088 . Il n’est pas rare de le voir fréquenter les milieux républicains de Tournon en compagnie de son ami Perrier, procureur du roi 1089 . Des idées d’organisation du travail saint-simonienne arrivent en provenance de Grenoble portées par des avocats comme Laurent de l’Ardèche. Les théories de Fourier semblent même intéresser Louis-Simon-Élie de Montgolfier  1090 , grand industriel de la papeterie et affilié à la franc-maçonnerie. Il tenta une application du système phalanstérien dans le courant de l’année 1833 lorsqu’il annexa une imprimerie à la fabrique de papier de Fontenay  1091 . Des amitiés inaccoutumées ont pu se nouer dans les prestigieuses familles de la noblesse locale d’Annonay. Pendant sa scolarité, le jeune Etienne Barou de la Lombardière de Canson  1092 dont la famille est liée à la dynastie papetière des de Montgolfier, croise la route d’Auguste Blanqui  1093 à l’institution Massin à Paris. Quels souvenirs ou quelles impressions en aurait-il gardé pour qu’en 1832, Blanqui le révolutionnaire, traqué par la police, puisse trouver refuge en Ardèche auprès d’Étienne qui l’aurait hébergé pendant trois mois dans son château de la Rivoire  1094  ?

Lorsque la Seconde République se met en place, le processus de politisation des campagnes est déjà entamé. Mais, Maurice Agulhon dégage dans sa présentation du Colloque international de l’École de Rome un aspect important de cette politisation :

‘« Politiser, porter dans les moindres villages, par l’élection législative, des programmes et des enjeux de politique pure, c’est soumettre aux paysans des problèmes de politique d’État auxquels ils ne s’intéressaient pas spontanément : politique étrangère, coloniale, choix entre Monarchie et République, lois sociales pour les ouvriers. Il faut être un paysan plus cultivé que la moyenne, bon lecteur de journal ; pour prendre à cela un intérêt réel »  1095 . ’

Cette citation soulève deux interrogations qu’il nous faudra vérifier dans le courant de l’étude. Tout d’abord, reflet de la « descente de la politique vers les masses », le « local » et le « national » apparaissent étroitement imbriqués. N’est-on pas alors tenté de rechercher dans les rapports entre les villageois la traduction des grands enjeux « politiques » de la nation ? La résistance au coup d’État s’expliquerait alors parce que les insurgés ont acquis cette maturation politique qui leur a fait prendre conscience de l’importance de l’enjeu national de défendre une constitution violée par un président de la République en exercice. La deuxième remarque concerne « l’apprentissage de la politique ». La progression des idées démocratiques ne pourrait se faire, entre autres, que par l’instruction. Intéressons-nous donc à la culture politique de ces paysans ardéchois en la mesurant à l’aune de leur instruction.

Notes
1070.

Maurice AGULHON, idem, p. 5. Une autre étape décisive du processus de la socialisation politique des Français est atteinte lorsque se met en place la loi du 21 mars 1831. Près de trois millions de citoyens participent à l’élection des corps municipaux et quatre millions à l’élection des officiers de la garde nationale.

1071.

Pierre BOZON, L’Ardèche, la terre et les hommes du Vivarais, L’Hermès, Lyon, 1978, 254 p, cité p 60. « Chaque village était une cellule vivante et complète avec ses commerçants, ses artisans; ses intellectuels (prêtres, notaires...), un organisme soudé par l’utilisation des pâturages ou four commun, par la pratique de l’entraide, par l’animation des fêtes votives ou des manifestations marquant les grands moments de l’existence : noces, funérailles, par la multitude des foires. Ainsi s’était bâtie une civilisation paysanne fondée sur l’harmonieux équilibre de l’individualisme et de l’appartenance au groupe » .

1072.

Jean-Pierre JESSENNE, « Synergie nationale et dynamique communautaire » dans Actes du Colloque international de l’École française de Rome, ouv. cité, p. 63.

1073.

Jean-Luc MAYAUD, « Pour une communalisation de l’histoire rurale » dans Actes du Colloque, idem, p. 156.

1074.

Vital CHOMEL, ibid, p. 96.

1075.

Yves MOREL, Les Maîtres du fil, tome I, ouv. cité, p 143.

1076.

Jean RÉGNÉ, « La pénétration des idées…ouv. cité, p. 27.

1077.

En 1830, on ne comptait guère que 1 130 km de routes et souvent peu praticables. Jusqu’en 1875, le trafic muletier conserva une grande place. En 1840, le département est traversé par huit routes royales totalisant 468 km de distance. Sur ces huit routes, seule la n°82 de Roanne au Rhône en passant par Annonay, le Bourg-d’Argental, Saint-Étienne est entièrement terminée. « Les autres suivent toutes des directions irrégulières et très montagneuses, anciennement tracées pour l’usage des bêtes de somme, mais successivement élargies pour les approprier aux besoins des communications actuelles ». Annuaire de l’Ardèche, 1840, p 386. On compte 27 routes départementales souvent placées sur la crête des sommités et dont le roulage se fait sur le terrain naturel. A la fin du XIXe siècle, la vallée de la Drobie (canton de Joyeuse) n’est toujours pas desservie et « les paysans qui vont aux foires de Joyeuse, des Vans ou de Valgorge transportent toujours sur leur dos non seulement les balles de châtaignes mais aussi les porcs ». Docteur FRANCUS, Voyage autour de Valgorge, cité par Pierre BOZON, La vie rurale en Vivarais, ouv. cité p 276. Le préfet dans ses rapports annuels devant le Conseil général ne peut que constater les difficultés : « La plupart des routes sont à ouvrir péniblement au milieu des montagnes, les murs de soutènement et les travaux d’art absorbent ses faibles ressources et qu’en résumé le mètre courant qui dans certains départements et entre autres dans celui de Saône et Loire coûtent de 4 à 5 franc se paie ici de 10 à 15 francs ». Arch. dép. Ardèche. Rapport du préfet au Conseil général présenté à l’ouverture de la cession en date du 14 septembre 1846.

1078.

Vital CHOMEL, ibid, p. 81.

1079.

Arch. dép. 14M9 Le préfet au ministre du Commerce en date du 19 décembre 1835.

1080.

Les foires importantes se sont développées dès le XVe siècle. Les plus importantes se tiennent à Loubaresse, Saint-Cirgues, Mézilhac, Saint-Agrève, Berzème, Aubenas, Lablachère, Villeneuve-de-Berg, Privas, le Cheylard, Saint-Martin-de-Valamas, Vernoux, Lamastre, Annonay, de Tournon à Bourg-Saint-Andéol.

1081.

Docteur FRANCUS, Voyage autour de Valgorge, 1875-1878, réédition 1968, p. 287.

1082.

Foires tenues au XIXe siècle les 1er, 15, 28 mai, 25 juin, 16 juillet, 18 août, 24 septembre, 8 et 22 octobre, 7 et 21 novembre.

1083.

CARLAT Michel [Dir.], L’Ardèche, Curandera, 1985, 635 p.

1084.

Arch. dép. Ardèche. 4K54. Actes du préfet, n°219.

1085.

Jean RÉGNÉ, idem, p. 7. Il note également qu’après la condamnation des insurgés lyonnais en août et celle des accusés de Saint-Étienne, Grenoble et Marseille en décembre 1835, le parti républicain subit une éclipse presque totale. Cité p. 28.

1086.

Jean RÉGNÉ, idem, p. 29.

1087.

Arch. dép. Ardèche. Actes du préfet. 4K43 N° 595.

1088.

Jean–Pierre PORET, La franc-maçonnerie en Drôme-Ardèche, Éditions et Régions, Valence, 1999, p. 36.

Albin MAZON (Docteur Francus), Quelques notes historiques sur la franc-maçonnerie dans l’Ardèche Avant et après la Révolution par le docteur Francus. Éditions E&R Valence, réédition 1996, [1ère édition] 1896, p. 88.

1089.

Jean RÉGNÉ, idem, p.10.

1090.

Né en Isère à Rives-sur-Fure le 24 juillet 1784, décédé le 21 janvier 1864 à Cannes.

1091.

LéonROSTAING, La famille de Montgolfier, ses alliances. Ses descendants, Lyon, A Rey, 1910, p. 360.

1092.

« La famille Barou s’est fixée à Annonay au XVIe siècle pour y pratiquer la religion réformer et tenter fortune dans le négoce ». Source Marie-Hélène BALAZUC « De l’Ancien Régime à la Restauration. La noblesse ardéchoise sous la Révolution » dans La Révolution française en Ardèche. Actes des colloques de Villeneuve-de-Berg et Annonay. Septembre 1988, Mémoire d’Ardèche et Temps présent, 1989, p.87. Etienne Daniel Emile Jacques Barou de La Lombardière de Canson (1805-1860) est le fils de Barthélemy Anne Jacques (1774-1859) ancien volontaire de l’Armée des Alpes en l’an II. Barthélemy Anne Jacques s’intéresse à la fabrication du papier et devient en 1796 l’associé du célèbre inventeur d’aérostats : Etienne Jacques de Montgolfier (1745-1799) après avoir épousé sa fille Alexandre Jacqueline (1777-1849).

1093.

Son frère Adolphe y est professeur.

1094.

Léon ROSTAING, idem, p. 457.

1095.

Maurice AGULHON, « Présentation », Actes du Colloque de l’École française de Rome, déjà cité, p. 8-9.