Avant de rentrer dans le vif du sujet, une première remarque s’impose. Celui qui approche pour la première fois les archives de l’enregistrement, les actes notariés ou les documents de l’état civil du XIXe siècle pourrait se demander comment ces documents juridiques et administratifs rédigés en français 1096 étaient compris par des Ardéchois qui, au XIXe siècle, communiquaient pour la plupart en langue occitane 1097 ? Une autre interrogation vient alors immédiatement à l’esprit : face à un juge d’instruction ou un représentant de l’ordre que pouvaient-ils entendre ou comprendre des interrogatoires rédigés dans la langue de Molière ?
A l’aube de l’avènement de la Troisième République, il existait une France où le français demeurait une langue étrangère pour la moitié de ces citoyens constate Eugen Weber dans son ouvrage consacré à la modernisation de la France rurale 1098 . Le français langue étrangère est une réalité en Ardèche. La plus grande partie du département est située en domaine nord-occitan et seules les extrémités septentrionale et méridionale lui échappe. Au nord, une limite dialectale passant approximativement par la vallée de la Cance et remontant la Deume en direction du nord-ouest sépare l’aire linguistique de la langue d’oc du franco-provençal. Au sud, il existe une transition linguistique à l’intérieur du domaine occitan et traverse l’extrémité méridionale du département selon un axe est-ouest 1099 situé au sud de la rivière Ardèche et de son affluent, le Chassezac. Pierre Bozon, auteur d’une étude sur La vie rurale en Vivarais publiée en 1961, note que cette limite correspond aux frontières historiques des diocèses d’Uzès et de Viviers. Pratiquement, elle se matérialise dans les manières de prononcer certains sons. Les spécialistes linguistiques parlent de « l’isoglosse de la palatalisation des sons [k] et [g] en position initiale ou accentuée devant A ». Ainsi, par exemple, au sud de cette ligne « la chemise » s’écrit « camisa » alors qu’au nord, elle devient « chamisa » et se prononce [tchamiso] ou [tsamiso]. La toponymie enregistre cette particularité : au sud-est des Vans, on trouve le hameau de Casteljau alors que quelques kilomètres plus au nord, c’est le hameau du Chastelas qui fait son apparition. On pourrait ainsi multiplier les exemples : dans le parler sud-occitan la rue, « carrierra », sera prononcé [carriero], elle devient « chorreiro » dans le parler nord-occitan et s’entend [tchoryeiro]. Celui qui est étranger au « pays » est vite trahi par sa manière de parler. Ainsi, lors de la prise d’armes contre la sous-préfecture de Largentière, Henri Perbosc situe immédiatement le groupe de gens qui l’interpelle : « à leur langage et à leur accent, je vis qu’il était de Vagnas ou de Salavas » 1100 .
Quelle était donc la réalité de la pratique de la langue française en Ardèche ? Le français, la langue de la nation, la langue de la République une et indivisible était-elle bien comprise ? Des manifestations ponctuelles de sa pratique peuvent être observables. Le fait qu’en janvier 1789, les cahiers de doléances du Vivarais furent rédigés en français ne signifie pour autant que la langue de l’administration et des notables était partout devenue une évidence. Cette observation pourrait être confirmée par des statistiques émanant du ministère de l’Instruction publique pour l’année 1863 telles qu’elles apparaissent résumées, pour l’Ardèche, dans le tableau ci-dessous 1101 :
Cette évidence n’en est certes plus une depuis 1539, date à partir de laquelle l’ordonnance de Villers-Cotterêts avait imposé l’usage du français pour la rédaction de tous les actes. Le parler de l’Île de France se substituant au latin devenait la langue officielle de l’administration.
Aujourd’hui le parler occitan n’est pas encore une langue morte, mais il tend à s’estomper et à disparaître. Dans certains cantons ardéchois, il reste une réalité parmi les « anciens » qui, nés dans les premières décennies du XXe siècle, s’expriment encore « en patois » dans l’intimité, mais, dès que débarquent les enfants ou les petits enfants, le français appris à l’école communale revient de droit. Une dizaine d’associations ardéchoise lutte encore pour la promotion, la diffusion et la sauvegarde du parler occitan : Parlarem en Vivarès dans la région d’Annonay, Seccion vivaresa de l’Institut d’Estudis Occitans, Lous Espelis d’Amoundaou du Plateau ardéchois, Los Raiols, Lo Coiron bofarèu, Groupe occitan de Laurac, l’Agaram, Groupe occitan de Ribes, La Faraça dans la région des Vans, Dona Vierna, Lou Calèu à Bourg-Saint-Andéol.
Eugen Weber, la Fin des terroirs. La modernisation de la France rurale. 1870-1914, Fayard, 1983, p 111. Voir aussi Pierre BARRAL, « Depuis quand les paysans se sentent-ils français ? », Ruralia, 1998-03, [En ligne], mis en ligne le 1 janvier 2003. URL : http://ruralia.revues.org/document53.html
Pour être tout à fait précis il faudrait également distinguer au sud-ouest de cette ligne le dialecte provençal du parler rhodanien entre Orgnac et Bourg-Saint-Andéol et le dialecte languedocien du parler cévenol entre Labastide-de-Virac et Malbosc.
Arch. dép. Ardèche. 5M16. Déposition en date du 16 décembre 1851 de Henri Perbosc, 41 ans, habitant au mas de la Réole, commune de Labeaume. Voir en annexes la carte de la répartition des parlers locaux en Ardèche, p. 59.
Arch. nat. F17 3160. Manuscrit ministère de l’Instruction publique : 1863 « Statistique. État divers ». Tableau reproduit par Eugen Weber dans La fin des terroirs, carte p. 109 et appendice « Usage de la langue française parmi l’ensemble de la pop et dans les écoles. 1863 ». Voir aussi Hervé LE BRAS, Emmanuel TODD, L’invention de la France. Atlas anthropologique et politique, Librairie générale française, 1981, carte de l’alphabétisation page 279. Plus de la moitié des Ardéchois ne parle pas le français en 1863.