C.‑ Sortir de la légalité républicaine

I ‑. « Ils disent : “faisons de l’ordre” »  1197

L’année 1850 marque un moment crucial dans la prise de conscience insurrectionnelle et dans l’engagement politique. Les républicains savent maintenant d’où soufflent les vents et vers quels horizons, ils les entraînent. Ils ont réalisé que la justice n’a plus les yeux bandés et que les plateaux de sa balance sont faussés. Deux poids et deux mesures. Comment accorder sa confiance à un régime républicain qui s’arrange avec les règles de droit ? La compression du corps électoral s’accompagne, le 8 juin et le 16 juillet, de lois renforçant « le système de défense sociale »  1198 de l’Assemblée avec l’effet de restreindre un peu plus les libertés. Le 8 juin, les lumières de la presse « révolutionnaire » « à bon marché » s’éteignent sous l’étouffoir du droit de timbre imposé à tout écrit périodique de moins de dix feuilles et du rétablissement du cautionnement  1199 . « Après ce déluge », note Karl Marx, « le National et la Presse, deux organes bourgeois, restèrent les postes avancés de la Révolution »  1200 . Le 16 juillet, la loi de 1849 contre les clubs, « foyers des sociétés secrètes »  1201 est prolongée d’un an.

Les républicains de la Montagne ont été progressivement poussés en dehors du terrain institutionnel. Aux yeux du parti au pouvoir, la Constitution, gardienne des institutions, ne semble pas avoir plus de valeur qu’un simple chiffon de papier et la situation politique entre le président et l’Assemblée se dégrade depuis le milieu de l’année 1849. Déjà, en août 1849, des rumeurs de coup d’État relayées par la presse locale circulaient, même si ceux qui en faisaient état tentaient de rassurer les lecteurs. L’éditorial du Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 5 août 1849 argumente :

‘« Un coup d’État, un coup de tête, une révolution ne pourront être tentés qu’au profit d’un prétendant. Où est ce prétendant ? Dès qu’on sort par la pensée, du cercle des institutions républicaines, on fait revivre les anciens partis, avec leurs principes et leurs sympathies contraires. Dés lors la majorité se fractionne dans le pays comme dans l’assemblée. […]. Voilà pour ceux là même qui supposent aux anciens partis de coupables arrières pensées, la véritable et toute puissante garantie de la République : divisés ces partis sont condamnés à l’inaction ou à la défaite, réunis et constituant la majorité, ils ne peuvent vouloir que le maintien et le perfectionnement de nos institutions républicaines. […]. Non la France n’a rien à craindre de ces coups d’État qui rouvriraient pour elle le gouffre des révolutions… ». ’

Même sérénité affichée quatre jours plus tard, lorsque le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche daté du 9 août 1849 commente le voyage présidentiel dans les départements de l’Ouest : « ce voyage présenté il y a quelques jours, comme le prélude d’une violation prochaine de la constitution donne au contraire le démenti le plus éclatant aux bruits absurdes dont l’opinion publique s’est émue ». Paroles apaisantes…Mais le spectre du coup d’État épouvante toujours :

‘« Tout le monde reconnaît que l’événement caché dans le mot mystérieux de coup d’État serait le signal de la guerre civile dans 50 de nos départements, entraînerait une effroyable anarchie où la fortune de la France s’abîmerait peut-être »  1202 . ’

Quelques mois plus tard, le message présidentiel adressé à l’Assemblée, le 31 octobre 1849, n’envisageait pas l’avenir sous de bons auspices. La gravité des premières phrases prononcées au début de l’allocution donnait le ton :

‘« Dans les circonstances graves où nous nous trouvons, l’accord qui doit régner entre les différents pouvoirs de l’État ne peut se maintenir que si, animés d’une confiance mutuelle, ils s’expliquent franchement l’un vis-à-vis de l’autre »  1203 . ’

En quelques phrases incisives, le président de la République montrait qu’il n’était plus le personnage gauche qui bredouillait en octobre 1848 quelques mots insignifiants à la tribune de l’Assemblée et redescendait « au milieu d’un éclat de rire de stupéfaction »  1204 . Le message était clair et justifiait le remaniement ministériel qui redéfinissait les rôles de chacun :

‘« Pour raffermir la République menacée de tant de côtés par l’anarchie ; pour assurer l’ordre plus efficacement qu’il ne l’a été jusqu’à ce jour ; pour maintenir à l’extérieur le nom de la France à la hauteur de sa renommée, il faut des hommes qui, animés d’un dévouement patriotique, comprennent la nécessité d’une direction unique et ferme, et d’une politique nettement formulée, qui ne compromettent le pouvoir par aucune irrésolution, qui soient aussi préoccupés de ma propre responsabilité que de la leur, et de l’action que de la parole »  1205 . ’

Au mois de janvier 1850, le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche, traquant toujours tous les signes démontrant la bonne volonté présidentielle pour respecter la légalité constitutionnelle, publie un article trouvé dans Le Napoléon du 20 janvier :

‘« Les coups d’État ? Depuis un an, une ou deux fois par mois, on s’insurge à froid contre des prétendus projets de coup d’État. […] Si les coups d’État eussent été dans la pensée du président, quelles occasions plus favorables que le 10 décembre, le 29 janvier et le 13 juin ? » 1206 . ’

Coup d’État latent, « lois d’état de siège, lois de censure, lois de clôture, lois de compression, lois d’étouffement, lois pour l’ignorance publique, lois de déportation et de transportation  1207 , lois contre le suffrage universel, lois contre la presse » énumère Victor Hugo dans cet inventaire des mesures « camisoles de force » destinées « à faire de l’ordre »  1208 . Comment les républicains pouvaient-ils maintenant faire face à cette avalanche de mesure sachant que le décret du 28 juillet 1848 avait réglementé l’organisation des clubs devenus interdits par la loi du 19 juin 1849 et soumis à des restrictions les réunions politiques, les banquets politiques, les assemblées « dont les hommes de désordre pourrait profiter ». Toute réunion, toute association devenait donc une société secrète  1209 . Les lieux dans lesquels s’exerce « une propagande active en faveur des idées socialistes » sont placés sous étroite surveillance. Pour éviter que la contagion des idées socialistes ne gangrène les institutions chargées de la défense de la nation, une liste de lieux publics interdits aux militaires est dressée et cible nombre de cafés et cabarets du département.

Liste de lieux publics à interdire aux militaires dans les gîtes d’étapes du département 
Privas Café fix sur l’Esplanade, café de la cantine près de l’église
Bourg-Saint-Andéol Cabaret Mandin, café Aymard, café Lascombe.
Viviers Café Mazet, café Martinet, cabaret du sieur Roux, dit « Baïonnette » coutelier, cabarets Chabert et Barbin
Villeneuve-de-Berg café Ozil
La Voulte Café Laforêt, Chambon, Ferdinand Labrois.
Joyeuse Café Sévenier place de la Recluse.
Vallon café Villard place de l’hôtel de ville.
Mayres Cabaret de Jean Planche.
Tournon Café Vallon, Café des Pavillons au débarcadère, cabaret Clauzel boulanger place de la sous préfecture
Annonay Café forézien de Laurent Baron, café du Siècle, café du Panthéon de Rey, auberge de Jean Goudard
Serrières Café Guérin, Auberge du Nord.

Le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche avait porté à l’attention de ses lecteurs la situation particulière des principales communes des environs d’Aubenas et de Largentière « infectées de publications socialistes, activement répandues, propagées et controversées de cabarets en cabarets par une nuée d’agents étrangers à l’Ardèche »  1211 . Il est vrai que, de temps à autre, la police ou la gendarmerie arrêtait un individu suspect quand celui-ci dépassait les limites fixées par le cadre de la loi. Son nom faisait ensuite l’objet d’un petit encart dans le journal. Ainsi le numéro daté des 7 et 8 janvier 1850 mentionne l’arrestation à Aubenas de Jean-Baptiste Escoffier, originaire d’Avignon, le 22 décembre pendant qu’il distribuait des écrits prohibés »  1212 . Pourquoi un « étranger » faisait-il de la propagande si loin de son domicile ? Son métier lui servait peut-être de couverture, mais le temps n’était plus à la libre circulation des idées et les colporteurs en librairie étaient dans le collimateur des autorités, d’autant plus qu’au moment de son arrestation, Jean-Baptiste Escoffier était en possession d’une arme prohibée, motif aggravant qui lui sera retenu en plus de l’effraction commise à la loi de la presse. La justice estime la peine à un séjour de 15 jours en prison  1213 assorti de 18 francs de frais de justice.

Le domicile du prévenu interpelle. Philippe Vigier faisait observer qu’avant même la révolution de 1848, une aile révolutionnaire existait au sein du parti républicain ; elle était représentée par les sociétés de carbonari d’Avignon, Cavaillon, Carpentras… »  1214 . La charbonnerie était aussi implantée en Ardèche sous l’influence de l’école de droit de Grenoble « et nous étonnerions bien des gens », témoignait Albin Mazon, « si nous nommions quelques uns de nos concitoyens de ce temps, qui, après avoir prêté les serments des charbonniers, en faisant leur cours de droit dans le chef-lieu de l’Isère, étaient devenus plus tard de très honorables fonctionnaires publics et d’ardents conservateurs »  1215 . Laurent de l’Ardèche, en exagérant certainement, lui avait confié avoir fait partie de 42 sociétés secrètes entre 1815 et 1848  1216 . Courant 1850, des sociétés secrètes fleurissent à nouveau sur le territoire ardéchois alors qu’un certain nombre d’affaires encombrent le bureau du préfet.

Notes
1197.

Victor HUGO, Choses vues. 1849-1885, ouv. cité, p. 243. Commentaire pour l’année 1850 qui se concluait par « Pour eux la camisole de force s’appelle le calme ».

1198.

Charles SEIGNOBOS, La Révolution de 1848, ouv. cité, p. 154.

1199.

Charles Seignobos indique que le nombre des numéros de journaux transportés par la poste tomba de 146 millions en 1849 à 34 en 1851. Ibidem. Autres innovations de cette loi : les articles ne sont plus anonymes. Ils doivent porter la signature de leur auteur. Un droit de réponse inséré gratuitement dans le journal est accordé pour les personnes interpellées dans un article.

1200.

Karl MARX, Le 18 Brumaire, ouv. cité, p. 91

1201.

Selon l’expression de Léon Fauchez lors de la présentation de son projet de loi lors de la séance à l’Assemblée nationale en date du 26 janvier 1849.

1202.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 9 août 1849.

1203.

Discours et messages de Louis-Napoléon Bonaparte, ouv. cité, p. 63.

1204.

Victor HUGO, Choses vues. 1830-1848, ouv. cité, p. 716.

1205.

Discours et messages de Louis-Napoléon Bonaparte, idem, p. 64.

1206.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 24 janvier 1850.

Signification des trois dates mentionnées : 10 décembre 1848 : élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République ; 29 janvier 1849 : rumeur de coup d’État dans un contexte de dissolution de l’Assemblée constituante à la demande de l’un de ses membres : Rateau. « A sept heures du matin, en s’éveillant, les habitants du faubourg Saint-Antoine avaient trouvé leur rue encombrée dans toute sa longueur de troupes échelonnées et des pièces de canon braquées sur les places. […]. Vingt pièces étaient en batterie autour de l’Assemblée nationale. Avec cela, les bruits les plus alarmants. Un immense complot couvait ; la garde mobile se révoltait […]. On était dans cette situation où l’on ne croit rien et où l’on craint tout ; Paris tressaillait dans une agitation immense ; les uns parlaient d’un 31 mai, mais où étaient le Robespierre ? Les autres d’un 18 brumaire, mais où était le Bonaparte ? Les plus rassurés espéraient “que le gouvernement pêcherait les montagnards dans cette eau trouble”. […]. En somme y avait-il eu complot ? On ne pouvait le dire. On n’y voyait pas clair. Complot de qui ? Du parti montagnard pour rétablir la terreur ? Ou du parti royaliste, pour rétablir Henri V Peut-être des deux à la fois. Dans tous les cas, le complot avorté était nié des deux parts ». Événement rapporté par Victor HUGO dans Choses vues 1849-1885, Édition d’Hubert Juin, Gallimard, 2003, pp. 176-178. 13 juin 1849 : manifestation des représentants de la gauche à Paris organisée par Ledru-Rollin en protestation de la violation de la constitution suite à l’attaque de la ville de Rome par l’armée française. Le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 1er février 1849 a porté l’événement à la connaissance de ses lecteurs : « Paris le 29 janvier. Dès huit heures ce matin, des troupes de toutes armes envahissaient Paris et prenaient position sur les places et endroits stratégiques : place de l’hôtel de ville, place du Panthéon, boulevard du Temple, place de la Concorde, de la Madeleine, de la Bastille, le Luxembourg ». Il reproduisait une dépêche télégraphique du Ministère de l’Intérieur datée du 30 janvier 1849 : « Un complot ourdi par les meneurs des sociétés secrètes, qui espéraient attirer dans leurs rangs quelques mécontents de la garde mobile a été déjoué dans la journée d’hier. L’autorité a opéré plusieurs arrestations. Le colonel Forestier de la 6ème légion de la Garde nationale est prévenu d’avoir cherché à établir un soulèvement dans la force publique contre le pouvoir établi ».

1207.

Loi du 19 juin 1850 qui décidait le transfert des insurgés de juin internés en Algérie aux Iles Marquises.

1208.

Victor HUGO, Choses vues. 1849-1885, ouv. cité, p. 243. Une caricature de l’époque vante les douceurs du régime des Pachaliks et croque des scènes d’arrestation avec un petit commentaire : « Atteint et convaincu d’avoir été instituteur primaire », « Atteinte et convaincue de porter un châle rouge », « Atteint et convaincu d’avoir lu les journaux républicains », « Atteint et convaincu d’avoir, sous le prétexte de dîner avec deux amis, établi un club ». Au milieu de la planche, la scène d’arrestation d’un réfractaire est dessinée montrant un lapin tenu fermement par les oreilles par un gendarme chien de chasse.

1209.

C’est pour cette raison que l’historien Charles Seignobos dans son histoire de la Seconde République insérée dans L’histoire de France contemporaine sous la direction d’Ernest Lavisse minimise l’action de ces sociétés : « Il ne nous reste aucun moyen de savoir le nombre des affiliés, mais les rapports officiels l’exagèrent jusqu’à l’absurde ». Ouvrage cité, p. 155.

1210.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. A cette liste officielle, il faut ajouter ceux qui sont dans le collimateur des autorités : Arch. dép. Ardèche. 5M10. Lettre non signée en date du 22 février 1850 : « Dans le courant de l’année 1848 et dans les premiers mois de l’année 1849, il s’est formé dans le département plusieurs réunions politiques non publiques en vertu des dispositions du décret du 28 juillet 1848. Mais depuis cette époque toutes les autorisations accordées par mon prédécesseur ont été retirées, les cercles de Privas, d’Aubenas, Bourg-Saint-Andéol, Tournon, Largentière, Annonay, ont cessé d’exister et sont complètement dissous. Les anarchistes n’en continuent pas moins de se réunir dans certains lieux déterminés. Vous savez comme moi que les cafés Fix, Malleval, Meyssac, Mandin, Jaume, Verger, Valentin, l’hôtel des bateaux à vapeur etc. sont les lieux de rendez-vous habituels des démagogues de Privas, d’Aubenas, Bourg-Saint-Andéol, du Pouzin ».

1211.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 17 janvier 1850.

1212.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 7 et 8 janvier 1850.

1213.

Arch. dép. Ardèche. Audience du tribunal correctionnel de Privas en janvier 1850. Escoffier Jean Baptiste colporteur en librairie, âgé de 45 ans, né à Bollène et résidant à Avignon.

1214.

Philippe VIGIER, La Seconde République dans la Région alpine, ouv. cité, tome I, p. 308.

1215.

Docteur FRANCUS alias Albin MAZON, Quelques notes sur la franc-maçonnerie, ouv. cité, p. 86.

1216.

Docteur FRANCUS, ibidem.