II.‑. 1850, l’année de tous les dangers en Ardèche

1°) « Exposer l’autorité à ne pas atteindre son but m’a paru une imprudence pouvant la ridiculiser et la compromettre »  1217

L’année 1850 voit une escalade des manifestations d’insubordination. Face à la gravité de la situation, un agent secret, envoyé par le chef de la Sûreté générale et chargé d’infiltrer les milieux républicains de l’Ardèche, a été mis à la disposition du préfet  1218 . Personne ne prêta certainement attention à cet inconnu à barbe noire, âgé d’une trentaine d’années, qui débarqua à Privas par la diligence, vers 23h30 un soir du mois d’août  1219 . Les rapports écrits qu’il transmettrait allaient permettre de renseigner le préfet sur la réalité de la situation des sociétés secrètes en Ardèche.

Du nord au sud du département, l’opposition au gouvernement et aux autorités se traduit sous la forme de chants relevant du délit d’offense contre le président de la République. A Annonay, trois mégissiers pris de boisson parcourent les rues d’Annonay dans la nuit du 11 au 12 août 1850. Avisant des personnes sortant d’un bal, ils entonnent le refrain du Chant des soldats de Pierre Dupont : « Que l’on mette au bout de nos fusils, Changarnier, Bonaparte... »  1220 . Les trois prévenus, Jean Michel Chomel, Paul Dumas âgés d’une quarantaine d’années, Claude Joseph Filliat et Paul Mantelin âgés d’une trentaine d’années, sont assignés devant la cour d’assises le 20 décembre 1850. Paul Dumas est un récidiviste qui a déjà été condamné à 24 heures de prison en septembre 1849 pour avoir crié « Vivent les rouges; à bas les blancs ». Le verdict tombe, l’ivresse qui a fait perdre leur connaissance leur vaut l’acquittement  1221 .

En cet automne 1850, l’état de tension qui règne dans le département se manifeste par des attaques contre les « blancs » et les représentants de l’ordre. De Miraval, suppléant au juge de paix du canton de Rochemaure, l’avait observé dans sa commune de Meysse et en avait fait part au préfet dès la fin du mois d’août :

‘« Les ennemis du gouvernement lèvent ostensiblement le masque et insultent tout ceux qui ne partagent pas leurs vues. Dans la nuit du 18 au 19 août vers une heure, une partie de la population assistée même de partie de l’autorité locale ont parcouru les rues en vociférant toutes espèces de chants hostiles au gouvernement en en poussant des cris provocatifs tels que “Vive Robespierre, vive la guillotine, à bas le président, à bas la religion” »  1222 . ’

Le sous-préfet de Largentière renforce ce sentiment dans les convictions du préfet lorsqu’il apprend que, dans le sud de l’Ardèche, « les esprits sont fort agités » et que les « démocrates » jouent au chat et à la souris avec les forces de l’ordre comme à Saint-André-de-Cruzières :

‘« […] 50 démocrates environ, de diverses localités s’étaient réunis le soir dans une auberge et avaient commencé de chanter des chansons montagnardes, mais à l’approche des gendarmes, ils se sont tous dispersés. […]. Un peu plus tard, ils se sont rassemblés au balcon du sieur Laroche César et là, pour narguer sans doute l’autorité, ils se sont contentés de chanter La Marseillaise, mais aussitôt que la gendarmerie a paru, ils se sont tus ». ’

Ces manifestations vocales peuvent parfois dégénérer. Le 28 juillet 1850, des incidents assez graves sont signalés à Lablachère  1223 , au hameau de Salymes, le jour de la fête votive. La brigade de gendarmerie en patrouille a son attention attirée par des chants émanant du café de Joseph Basile Gilles : « Rassemblons nous autour de la Montagne, notre tour viendra bientôt, il n’est pas trop tôt ». Le refrain du Chant des ouvriers de Pierre Dupont, « Buvons à l’indépendance du monde » est entonné par Louis Ephrain Chautard, le boulanger du village voisin de Saint-Alban-sous-Sampzon. Difficile pour des représentants de l’ordre de rester de marbre lorsque les paroles d’une nouvelle chanson furent reprises en chœur :

‘« Pauvre Barrot tu n’a plus d’espérance / Car l’on va mettre à Louis Bonaparte / La paille au cul / La paille au cul, repasse les frontières / Cochon de président retourne au fond des enfers / Tu as exilé Barbès et Caussidière / Les montagnards te foutront par derrière / La paille au cul ».’

L’intervention de la gendarmerie tourne court. Plus de 200 personnes, la plupart armée de pierres, étaient réunies sur la voie publique. Rivière, de Lablachère, désignait les gendarmes de son poing menaçant et criait « Zou ! Zou ! ». La foule reprenait en scandant « pique, pique, Zou, c’est le moment »  1224 . Le gendarme Jean Lèbre saisit Rivière par la veste mais, aussitôt, il est entouré d’une soixantaine de personnes « qui paraissaient fort irritées »  1225 contre lui. L’un des adjoints au maire de Lablachère fait remarquer au chef de brigade que la présence de la gendarmerie en ces lieux « était plus nuisible qu’utile » et les engage à se retirer. Comment en effet éviter un conflit dans lequel la force ne restera pas à la loi ? La retraite s’impose et les gendarmes abandonnent la place  1226 . Cet événement ne reste pas sans précédent et c’est la brigade de gendarmerie de La Voulte qui en fait les frais.

Le dimanche 29 septembre 1850, vers 22 heures, les gendarmes en patrouille font un contrôle d’identité dans le cabaret Lasbroas de la ville. Un individu sans papier est mis en état d’arrestation pour être conduit devant le maire. Au moment de sortir du cabaret, les gendarmes sont interpellés par deux mariniers « connus par l’exaltation de leurs idées et leurs mépris de l’autorité »  1227 répondant au nom de Jean Jacques Bousqueynaud et Paulin Bressaud qui, rejoints par une trentaine de personnes, s’opposent à l’arrestation. Les gendarmes ne peuvent qu’abandonner leur prisonnier. Les autorités judiciaires ont décidé de ne pas laisser la chose impunie. Le samedi 5 octobre à 6 heures du matin, Dhoudain, le substitut du procureur de la République à Privas et Napoléon Valladier, juge d’instruction, accompagnés de la brigade de gendarmerie de Privas devant agir de concert avec celle de La Voulte, font cerner les maisons de Jean Jacques Bousqueynaud et Paulin Bressaud et donnent l’ordre de procéder à leur arrestation. La nouvelle qui se répand comme une traînée de poudre dans les rues de La Voulte suscite une vive émotion au sein de la population ouvrière.

‘« Un nombre considérable de femmes, à la suite desquelles figuraient beaucoup d’ouvriers, résolu à ne pas laisser emmener les prisonniers, accompagna la gendarmerie jusqu’à certaine distance de la ville et chercha à soulever contre elle les individus qui les suivaient »  1228 . ’

L’hostilité aux forces de l’ordre s’étend et la présence d’un uniforme, lorsque la nuit est tombée, provoque des réactions épidermiques. Le 14 octobre 1850, à Villeneuve-de-Berg, la patrouille de nuit de la gendarmerie est « escortée » jusqu’à la caserne par une centaine d’individus qui huait : « à bas la canaille ! » et deux pierres ont été balancées dans leur direction  1229 . Une semaine plus tard, dans la nuit du samedi au dimanche 27 octobre des barricades ont été élevées à Antraigues dans le but d’empêcher la gendarmerie de rentrer dans sa caserne lorsqu’elle aurait terminé sa mission. Une potence aurait même été dressée sur la principale place du village  1230 . La même mise en scène macabre avait été dénoncée par le maire du Pouzin un mois plus tôt, lorsque le commissaire de la ville avait découvert un mannequin pendu à l’arbre de la liberté sur la place publique avec un écriteau sur lequel on pouvait lire : « Position des blancs, vive la République »  1231 . Simulacres d’exécution et Carmagnole, démonstration de force comme à Soyons où, le 22 septembre 1850, une dizaine de jeunes gens originaires de la commune de Saint-Péray et de Toulaud, armés de deux fusils, ont provoqué les habitants par divers chants dont le : “ça ira les aristocrates à la lanterne”, et ont, au moment de quitter les lieux, déchargés leurs armes en tirant en l’air  1232 . Parmi les jeunes venus à Soyons, le fils d’un gendarme a été reconnu. Fait d’autant plus inquiétant qu’une lettre anonyme expédiée au préfet fait état d’une conversation dans laquelle deux gendarmes de Privas auraient déclaré qu’en cas d’émeute « ils ne feraient jamais feu sur les rouges »  1233 . De là à ce que les forces de l’ordre pensent avoir à faire avec un plan d’action concerté, il n’y a qu’un pas qui est franchi au fur et à mesure où les actes de violence et les faits d’insubordination se multiplient. La goutte d’eau qui fit déborder le vase est tombée de Salavas à la fin du mois d’octobre 1850, époque où un jeune sous-préfet, Émile Marie François Nau de Beauregard  1234 prend ses fonctions dans l’arrondissement en remplacement d’Eugène Villard démissionnaire.

Une réunion devait se tenir le 27 octobre 1850 à Salavas, dans l’auberge tenue par Henry Escoutay. Le juge de paix du canton de Vallon est dépêché sur les lieux par mandat du sous-préfet et du procureur de la République. Il est accompagné par deux sous-officiers de la gendarmerie et un peloton de gendarmerie car on s’attend à de la résistance 1235 . Le sous-préfet a en effet préféré ne pas faire le déplacement car « exposer l’autorité à ne pas atteindre son but m’a paru une imprudence pouvant la ridiculiser et la compromettre »  1236 . Sur place, au premier étage de l’auberge, une trentaine de personnes écoute les paroles de Paulin Jacques, le fils du meunier qui s’est proposé de lire un discours qu’il avait lu dans les journaux  1237 . Dés l’introduction de son allocution, Jacques situe son discours dans une perspective religieuse :

‘« […] Il faut convenir mes chers amis que nous sommes des bien braves gens, des honnêtes hommes puisque nous dévouons nos personnes pour être les martyrs de la liberté, puisque nous défendons les doctrines du fils de l’homme, la cause de l’humanité, la sainte République que Jésus Christ le premier a proclamé sur la terre ; il a fait plus encore, il a versé son sang pour stigmatiser son œuvre et ses principes de liberté dont il était le premier innovateur.
Nous aussi à son exemple, nous nous présentons pour stigmatiser de notre sang s’il le faut le droit d’un chacun et de tous que nous déffendons et déffendrons à l’instar des nobles girondins, pour notre bonheur et celui des pauvres aveugles qui nous combattent. […] ». ’

Puis, progressivement il établit un parallèle entre christianisme et socialisme, argumentation qui ne pouvaient pas laisser insensible l’auditoire :

‘« […] socialisme et Religion sont synonime. Et puisque j’ai prononcé le mot de socialisme permettez que je vous en donne un aperçu d’autant plus étendu que mes connaissances me le permettent.
J’aborde un sujet très difficile et j’en laisse le soin d’une définition assez parfaite à un citoyen plus capable que moi.
La généalogie du socialisme se perd dans la nuit des siècles mais sa naissance, son apparition à notre époque ne date que de Saint-Simon. […]. De là lui vient le nom de St Simonisme, après lui phalanstère et de nos jours encore vous entendez parler de socialisme sous le nom de leurs auteurs, tels que Louis Blanc, Proudon , Considérant, Pierre Leroux. […]
Le socialisme, citoyens, a pour but l’amélioration intégrale, progressive et pacifique du sort du peuple. Il ne tient donc pas à suprimer le mariage, la propriété, le capital, les valeurs monétaires et la paternité comme l’ose dire les laches, menteurs réactionnaires, car s’ils l’osaient ou du moins s’il y avait la possibilité, ils vous diraient encore que le socialisme veut détruire la maternité.
Et pour vous en donner un résumé plus laconique et plus à votre portée, le socialisme est un soleil radieux resplendissant de lumière qui porte ses rayons sur tous l’univers pour éclairer les hommes et les aider par sa clarté à sortir des ténèbres dans lesquelles les a plongé l’individualisme des monarchies et des rois […] ». ’

Le juge fait irruption dans la salle de réunion baignée dans un silence absolu  1238 et fait saisir le discours de Jacques, une dizaine de feuilles remplies d’une écriture serrée.

Les gendarmes qui ont immobilisé le conférencier trouvent sur lui un pistolet chargé et un poignard. Quelques auditeurs veulent quitter la pièce mais le juge interdit toute sortie tant qu’il n’aura pas procédé à l’identification de toutes les personnes présentes. Un coup d’œil par la fenêtre fait prendre conscience à Gaucherand et Jacquemin du sérieux de l’affaire : l’auberge est cernée par un cordon de gendarmerie. Ils ne peuvent exprimer leur rage qu’en hurlant : « : « canailles et brigands ! Incapables de se servir des armes qui leur étaient confiées ». A l’intérieur de l’auberge, les gendarmes ont procédé à l’arrestation de ceux qui avaient résisté avec trop de véhémence. Il faut maintenant procéder au transfert des prisonniers, chose qui ne s’annonce pas facile car l’obscurité de la nuit tombée risque de favoriser les tentatives d’évasion. Les forces de l’ordre quittent l’auberge et se retrouvent face à face avec une centaine de personnes originaires de Vallon qui, informées que le sang coulait à Salavas, s’étaient déplacées en masse. Albert Silhol, le charron de Vallon, et Eugène Platarès, dit « le Bleu », un cultivateur de Salavas, suivis par un groupe d’une dizaine de personne s’avancent en direction des gendarmes et offrent à boire aux prisonniers. Albert Silhol tente alors de faire comprendre aux forces de l’ordre que les prévenus n’iront pas plus loin : « ils ne les emmèneront pas ». Les gendarmes se replient à l’intérieur de l’auberge et refusent de céder aux injonctions. Silhol dégaine alors une baïonnette et la plante dans une table en criant « aux armes ! Aux poignards ! ». Alors que deux gendarmes entreprennent de maîtriser Silhol, la foule tente d’arracher les prisonniers au reste de la troupe. Paulin Jacques est saisi à bras le corps par Louis Eldin, dit « Toulon », et mis hors de portée des autorités. Un brigadier est interpellé par Toulon qui signifie, d’un ton menaçant, que, face à 400 personnes bien déterminées et toutes disposées à résister, il ne servirait à rien de vouloir faire du zèle. « La force publique dut, pour éviter l’effusion de sang, se retirer devant les menaces et les violences »  1239 . Elle se replie sur Vallon. Sur le chemin de leur retraite, les gendarmes sont harcelés par une foule hostile d’où fusent de temps à autres des menaces de mort. Aux menaces s’ajoutent des jets de pierres. Alors que deux représentants de l’ordre sont atteints par ces projectiles, le brigadier de Thorey arme sa carabine et ouvre le feu, ce qui a pour effet de calmer temporairement les ardeurs des plus audacieux. Mais la fureur de la foule se déchaîne à l’arrivée à la caserne de Vallon et s’exprime par une grêle de pierres s’abattant sur les fenêtres et les portes. La réaction du préfet ne se fit pas attendre. Deux jours après les événements, il se rend sur place, accompagné de 70 hommes de troupe, pour mener son enquête et, à l’issue des auditions, délivre cinq mandats de dépôt, six mandats d’amener et 19 comparutions immédiates. Un arrêté préfectoral pris dans la foulée dissout les gardes nationales de Vallon et de Salavas jugées peu fiables  1240 .

Loin de calmer les esprits, ces mesures ne découragent pas les actes d’insubordination. Le 4 novembre 1850, l’arrestation de Louis Alzas, dit « Laroche », pour lequel un mandat d’arrêt avait été délivré provoque une nouvelle mobilisation de la part d’hommes en armes qui s’oppose à son transfert. Le maire de Vallon, Isidore Valladier joue les médiateurs et négocie la reddition des prévenus de Salavas en promettant des mises en liberté sans caution des personnes contre lesquelles des mandats de comparution ont été lancés  1241 . La position du maire et des représentants de l’État est très inconfortable dans « ce canton pourvu d’armes de chasse et de munitions, peuplé d’ennemis politiques et religieux » et dans lequel « chaque acte de la force militaire irrite les colères, provoque les menaces »  1242 . La vindicte populaire le désigne comme le principal instigateur de l’expédition policière de Salavas et seul responsable des mesures répressives qui en furent la conséquence  1243 . Isidore Valladier avoue son impuissance car il ne se sent pas soutenu par la majorité. La rumeur publique fait même circuler que trois des inculpés de Salavas auraient couché chez François Lichière, le second adjoint de la ville  1244 et que deux honorables personnalités, riches propriétaires de Vallon : le médecin Hippolyte Puaux et Ollier de Marichard, le commandant démissionnaire de la garde nationale suspendue de Vallon, seraient les bailleurs de fonds de l’émeute  1245 . Les prévenus de Salavas aurait la sympathie de l’opinion protestante alors que les catholiques les redouteraient mais ne diraient rien « pour conserver leurs personnes et leurs mûriers »  1246 . Isidore Valladier craint aussi des représailles de la part de ses administrés et s’inquiète de voir ses mûriers traités comme ceux du juge de paix. Dans cette région de sériciculture, existe-t-il une vengeance plus terrible que de tronçonner la source même de l’approvisionnement des vers producteurs du fil de soie ? Et les exemples de ces actes de vandalisme ne manquent pas  1247 . Les autorités judiciaires sont impuissantes si elles veulent rester dans la légalité ainsi que le fait remarquer le procureur de la République, Brun de Villeret, en date du 14 novembre 1850 au sous-préfet :

‘« Je regrette bien vivement de ne pouvoir exercer des poursuites contre l’adjoint de Vallon qui a donné asile aux prévenus de Salavas. Pour être punissable, il faudrait qu’il s’agisse d’un individu qui eut été poursuivi et condamné pour un crime. Cette double circonstance ne se rencontrant pas dans l’espèce, il n’est possible d’exercer aucune poursuite contre ce fonctionnaire ». ’

Cet « amour désordonné de la stricte légalité »  1248 exaspère le sous-préfet et le découragement semble miner sa détermination lorsqu’il confie à son supérieur hiérarchique :

‘« J’ai pour mon compte le plus vif désir de voir réprimer avec énergie toute tentatives de désordre, je paierai de ma personne chaque fois que j’en rencontrerai l’occasion mais suis-je secondé par les hommes qui m’entourent. Ai‑je des moyens d’action sérieux de maintenir le repos des populations qui nous sont confiées, je n’hésite pas à répondre négativement »  1249 . ’

Face à cette impasse, la seule solution résiderait dans l’envoi de forces militaires en nombre suffisant pour décourager toute tentative de sédition. Il sollicite le renfort de deux brigades ou une compagnie d’infanterie. Le moral du sous-préfet subit un nouveau traumatisme quand, moins d’une semaine après les événements qui ont agité Salavas, il doit improviser une réplique à l’agression du maire et de la garde nationale survenue au cours d’une patrouille nocturne à Burzet. L’agression aurait eu lieu après la fermeture des lieux publics, lorsque, selon le rapport du juge de paix, « plusieurs personnes de la commune de Saint-Pierre-de-Colombier et de Mayras qui avaient formé le complot de se rendre à Burzet dans le but de troubler la tranquillité publique par des chants et des cris séditieux »  1250 parcourent les rues en chantant et vociférant. Aux ordres du maire demandant de se disperser répond une volée de pierres balancée par la trentaine de personne rassemblée autour du temple. La garde nationale réussit à interpeller cinq individus soupçonnés d’avoir participé à l’attaque. La détermination du maréchal des Logis Rochette évite la libération des prisonniers. Le sous-préfet ne sait plus où donner de la tête. Au lendemain des événements de Burzet, il doit en effet procéder à deux arrestations prévues à Jaujac et cela lui pose un problème d’intendance qu’il transmet au préfet : « comment loger tout ce monde là ? Notre maison d’arrêt est pleine »  1251 . Six nouveaux prévenus arrêtés à Jaujac le 10 novembre viennent s’ajouter aux 47 déjà incarcérés. Les arrestations de Jaujac lui ont réservé une agréable surprise. « La population de Jaujac paraissait surprise mais nullement hostile. […]. Nous n’avons rencontré de résistance nulle part ». Embellie de courte durée car le 12 novembre, au moment de l’arrivée des prisonniers en provenance de Jaujac, un groupe de gens s’est rassemblé devant le seuil de la maison d’arrêt de Largentière. Le scénario rodé les jours précédents lors des interventions des forces de l’ordre se met de nouveau en scène. Des « zou zou » retentissent mais la présence sur les lieux du sous-préfet, du lieutenant de gendarmerie et du commandant de la garde nationale qui, pour décourager toute tentative, ont saisi et « écroué un des plus mutins » dissuade les plus convaincus de passer à l’action. Le 16 novembre 1850, Nau de Beauregard adresse au préfet un rapport des actions menées depuis sa prise de fonction  1252  :

‘« La situation politique de mon arrondissement depuis un mois que je réside à Largentière est loin de s’améliorer. Depuis le 28 octobre jusqu’au 15 novembre il m’est permis d’établir l’énumération suivante :
1. troubles de Salavas.
2. banquet de Laurac.
3. liste d’affiliations à Joyeuse.
4. banquet de Lablachère.
5. arrestations de Burzet.
6. troubles à Burzet et Mayras au sujet du transfèrement des prisonniers.
7. idem à Vallon.
8. idem à Largentière.
9. Société secrète de Jaujac.
10. une fabrique clandestine de poudre à Tauriers.
11. un dépôt d’armes de guerre à Lablachère.
12. une société secrète à La Souche.
13. idem à Vagnas.
14. un assassinat pour dissidence d’opinions politiques a eu lieu à Saint-André-de-Cruzières 
1253 .
15. on a coupé à Vallon les mûriers du juge de paix, on complote à tous les coins de rue, des cris séditieux sont proférés sans cesse dans deux cafés ». ’

Le sous-préfet estime que des mesures énergiques s’imposent pour rétablir l’ordre car « la démoralisation politique gagne à l’ombre de la propagande socialiste qui n’est pas assez énergiquement réprimée et que l’absence de force militaire encourage »  1254 En situation de crise, il faut savoir mettre entre parenthèses certains principes et prendre des décisions qui peuvent bousculer le respect de la légalité :

‘«. M. le Procureur de la République et M le Juge d’instruction sont gens tout aussi dévoués à l’ordre que moi, mais pour atteindre le même but, nous ne suivons nullement la même route. Ces messieurs remplissent leur mission comme si nous nous trouvions en temps de pleine et calme monarchie. Les questions d’ordre sont pour eux des questions incidentes, ils ne comprennent que la lettre de la loi, ils me semblent plongés dans un monde théorique qui peut-être celui de leurs abstractions, espérances, souvenirs, mais qui sans contredit ne ressemble en rien à l’action nécessaire au milieu de notre époque de bourrasques politiques »  1255 . ’

Notes
1217.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 26 octobre 1850.

1218.

C’était l’un des souhaits du sous-préfet de Largentière lorsque dans un rapport au préfet, il demandait « Ne pourriez-vous pas faire venir de Paris quelques uns de ces agents de police qui se faisant affilier à cette société secrète pourrait nous rendre de si grands services ? Sans cela, nous ne parviendrons jamais à découvrir ce qui existe, sans nul doute ». Arch. dép. Ardèche. 5M11. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 17 septembre 1850.

1219.

DUMONT De MONTROY, Souvenirs de Léon Chevreau 1827-1910, ouv. cité, p.35. Arch. dép. Ardèche 5M10. D’après se présentation dans un rapport adressé au préfet en date du 23 septembre 1851, l’agent secret Arnaud relève directement de Constant, chef de cabinet à la préfecture de Paris et est entièrement dévoué aux ordres du préfet. Sa mission est des plus confidentielles, seuls le préfet et son frère, son chef de cabinet, connaissent sa véritable identité. Pour les autres, il est Bernard. La police, la gendarmerie et les employés de la préfecture doivent en effet absolument ignorer la présence d’agents de Paris dans l’Ardèche. Pour infiltrer les milieux républicains de l’Ardèche, il doit d’abord acquérir « la confiance de tous les piliers d’estaminet » et utiliser ses talents d’acteur : « c’est mon rôle de comédien que je développe avec un aplomb et un accent de conviction qui les persuade plus que tous les bons billets ». Les rendez-vous avec le préfet se font dans la plus grande discrétion : « je serais demain à 9h en face de la voûte qui lie les bureaux de la préfecture à vos appartements, au commencement de cette petite ruelle qui conduit à la promenade du champ de mars, en face de cette voûte, à 9h précises, je resterai un quart d’heure afin de donner le temps à M. votre frère de venir me trouver. Je resterais bien davantage mais je risquerais d’être remarqué ».

1220.

Arch. dép. Ardèche. 2U58.

1221.

D’autres chanteurs pris de boisson ont aussi été acquittés : Joseph Béalet, des Assions, a chanté le 14 juillet 1850 “la paille au cul les corbeaux à calottes”, “Que l’on mette au bout de nos fusils, Changarnier, Bonaparte, le pape”, dans l'auberge Jallet : “Assemblons nous pauvre paysan, nous sommes dévorés par le bleu et le blanc, si nous n'y prenons garde, ils nous feront manger de la paille”. Cour d’assises en date du 21 décembre 1850.

1222.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. De Miraval, suppléant au juge de paix du canton de Rochemaure, en date du 30 août 1850. 5M11

1223.

Arch. dép. Ardèche. 2U58. Cours d’assises. Dossiers de procédures criminelles

1224.

Rapport de Jacques Hilaire Gaucherand, gendarme à Largentière, ibidem.

1225.

Déclaration de Jean Lèbre, gendarme en date du 22 août 1850, ibidem.

1226.

L’affaire n’en restera pas là. Les chanteurs : Frédéric Pascal, cultivateur, 25 ans ; Louis Ephrem Chautard, boulanger, 21 ans ; Auguste Privat Gilles, frère du cafetier, bourrelier, 21 ans, passent en cour d’assises, accusés de délit d’offense commis publiquement envers le président de la République, le 28 juillet 1850 à Salymes commune de Lablachère.

1227.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 9 octobre 1850.

1228.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche, idem. Jean Jacques Bousqueynaud, 34 ans et Paulin Bressaud, 23 anssont traduits devant le tribunal correctionnel de Privas le 19 octobre 1850. Ils sont condamnés à huit jours de prison et aux frais de justice qui se montent à 126 francs. Jacques Breysse, marinier de 26 ans jugé en même temps qu’eux, écope de la même peine.

1229.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. Rapport du lieutenant de gendarmerie de Privas au préfet en date du 14 octobre 1850.

1230.

Arch. dép. Ardèche. 2U 60 Réquisitoire finale du procureur de la République contre Lacombe, Court et Vincent en date du 6 janvier 1851.

1231.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. Le maire du Pouzin au préfet en date du 23 septembre 1850

1232.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. Rapport du lieutenant de gendarmerie en date du 22 septembre. Cité par le sous-préfet de Tournon en date du 28 septembre.

1233.

Arch. dép. Ardèche. 5M10. Rapport anonyme en date du 24 septembre 1850.

1234.

Émile Nau de Beauregard (1823-1906), sous-préfet de Largentière d’octobre 1850 à mai 1852.

1235.

Reconstitution des faits d’après Arch. dép. Ardèche. 2U 60. Dossiers de procédures criminelles 1850.

1236.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Rapport du sous-préfet de Largentière au préfet en date du 26 octobre 1850, déjà cité.

1237.

Arch. dép. Ardèche. 2U 60. Selon déclaration de Alzas devant le juge en date du 27 décembre 1850. L’orthographe du manuscrit n’a pas été corrigé et les fautes et coquilles éventuelles n’ont pas été signalées.

1238.

Arch. dép. Ardèche. 2U 60. Selon déclaration de Narcisse Régis Victor Malartre devant le juge, idem.

1239.

Arch. dép. Ardèche. 2U 60. Acte d’accusation des prévenus inculpés dans l’affaire de Salavas en date du 1er mars 1851.

1240.

Arrêté du préfet en date du 30 octobre 1850. « Considérant que la garde nationale dûment convoquée dans diverses circonstances ne s’est pas rendu à l’appel des autorités locales, considérant que le Président et les membres d’une société secrète arrêtés en flagrant délit de réunion illicite ont été arrachés aux mains de la gendarmerie par les habitants des communes de Salavas et de Vallon, que les cris de aux armes ont été proférés, qu’il résulte d’informations ultérieures que ces individus ont déclaré qu’ils résisteraient par la force à l’exécution de la loi, qu’il importe à la sûreté publique de retirer les armes qui pourraient servir à ces criminels, vu l’urgence, arrêtons : la garde nationale de Salavas et de Vallon sont suspendues ».

1241.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Rapport du sous-préfet de Largentière au préfet en date du 4 novembre 1850.

1242.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Rapport, ibidem.

1243.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Rapport du sous-préfet de Largentière au préfet en date du 14 novembre 1850.

1244.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière en date du 12 novembre 1850 au préfet pour informations suite à un rapport du commissaire de police de Vallon

1245.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Rapport du sous-préfet de Largentière au préfet en date du 16 novembre 1850.

1246.

Arch. dép. Ardèche 5M13. ibidem.

1247.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 29 et 30 avril 1850 : « 26 mûriers ont été mutilés sur les terres de Vincent, Chamontin, Blachère et Ollier à Vallon ». Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 17 mai 1850 : « Le 9 mai 1850, dévastation de six jeunes mûriers sur les terres de Louis Monteil, de Vallon par Louis Dumas. Louis Dumas arrêté est traduit devant le tribunal correctionnel de Largentière au mois de juillet 1850. Il doit répondre aussi du vol d’un couteau à deux lames. Âgé de 10 ans, il est condamné à être interné dans une maison de correction jusqu’à ses 18 ans et aux frais de justice qui s’élèvent à 58,45 francs. Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 25 mai 1850 : « Le 13 mai, des arbres ont été coupés aux Vans par Jean-Pierre Bernard et un enfant de Sainte-Marguerite au préjudice de Balmelle propriétaire aux Vans ». Les condamnations sont parfois lourdes pour les prévenus. Au mois de juin 1850, Joseph Robert, de Saint-Sauveur-de-Cruzières, âgé de 73 ans, est condamné à 15 jours de prison et 47,20 francs de frais pour avoir coupé quatre mûriers et un peuplier au préjudice de Nicolas Cardinal. En juin 1848, Etienne Ladreyt, de Cornas, âgé de 45 ans avait écopé de quatre mois de prison pour le même délit. Rosalie Allamel, 26 ans, ménagère à Chassiers qui a coupé dans la nuit du 21 au 22 février 1849 cinq mûriers, une vingtaine de ceps de vignes, un pommier au préjudice de Victor Vernet doit purger six mois de prison et s’acquitter de 16,30 francs de frais de justice. Il faut préciser qu’en septembre 1848, Rosalie Allamel avait agressé Rosalie Vigne, l’épouse du dit Victor Vernet. Cet acte de violence avait été sanctionné par trois jours de prison.

1248.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Rapport du sous-préfet de Largentière au préfet en date du 9 novembre 1850.

1249.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Rapport du sous-préfet de Largentière au préfet en date du 16 novembre 1850.

1250.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Le juge de paix de Burzet en date du 6 novembre 1850.

1251.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Rapport du sous-préfet de Largentière au préfet en date du 9 novembre 1850. Il y aurait 47 personnes incarcérées à la maison d’arrêt de Largentière. Le procureur de la République, Brun de Villeret, et le juge d’instruction s’étaient émus si fort du « si fort peu d’espace réservé aux prisonniers à venir dans la prison »

1252.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Rapport du sous-préfet de Largentière en date du 16 novembre 1850.

1253.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Rapport du sous-préfet de Largentière en date du 14 novembre 1850. « Le domestique du maire entré dans une auberge rencontra quatorze démocrates des plus fougueux du pays. Il le saisirent et lui fendirent la tête à coup de pelle. Dans un état très grave ».

1254.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Rapport, ibidem.

1255.

Ibidem.