3°) « Je tiens d’une confidence intime qu’il existe un complot… »

Ce titre inspiré de l’introduction d’une lettre anonyme postée au mois de novembre 1850 à l’attention du préfet, résume assez bien la situation de la fin d’année 1850 car l’arrestation de Gent et de ses principaux collaborateurs n’a pas mis un terme aux rumeurs de conspiration. Un vaste mouvement insurrectionnel est annoncé dans le midi aux alentours du 11 novembre, date de la rentrée de l’Assemblée législative. Ces rumeurs ne sont pas sans fondement. Jules Maurice Thibon, un ancien du Cercle démocratique d’Aubenas, dîne chez Jules Simon Chabaud, officier de santé et propriétaire d’une auberge à Jaujac. Firmin Gamon, d’Antraigues, les rejoint et leur déclare :

‘« Au moment de la rentrée de l’Assemblée nationale vers le 12 novembre, les montagnards proposeront de rapporter la loi qui restreint le suffrage universel. Si la loi est maintenue, le soulèvement commencera à Paris. Dans le cas contraire, le soulèvement commencera dans les départements »  1284 . ’

Le 10 novembre, le préfet de l’Ardèche prend connaissance d’un message qui a été transmis par les services des préfectures du Rhône et de la Drôme :

‘« Des renseignements d’une source ordinairement bien informée annoncent pour demain ou après demain, une insurrection qui commencerait dans le département de l’Ardèche. Le signal serait transmis par des feux sur les montagnes. Deux émissaires du département de l’Ardèche nommés Froment et Malleval qu’on croit être à Privas ou dans les environs, venus à Lyon pour se concerter avec les meneurs et retournés hier dans le département de l’Ardèche n’auraient pu déterminer les charbonniers à prendre part au mouvement qui n’en aurait pas moins lieu en dehors de Lyon. […] Les délégués Froment et Malleval sont repartis hier 9 novembre pour l’Ardèche. Déjà d’après les dires des délégués, des bandes de 100 à 200 individus portant des rubans rouges parcourent le département de l’Ardèche et bravent les Blancs »  1285 . ’

Il y a eu aussi un précédent dans la commune d’Antraigues. Un jeune étudiant en droit, Gervais Lacombe  1286 se fait épingler par la gendarmerie en compagnie de Casimir Court, un moulinier en soie de la commune d’Ayzac et de Louis Michel Vincent tailleur d’habits à Antraigues. Ils sont inculpés d’avoir, dans la soirée du 28 octobre, chanté des chants révolutionnaires dont le refrain était : « braves vignerons, aux prochaines élections, armez-vous de poignards pour nommer les montagnards »  1287 . Le juge ne retient que la formule « armez-vous de poignards » pour inculper le prévenu de « délit d’excitation à la haine des citoyens les uns contre les autres ». Cette infraction est aggravée par l’attitude adoptée lors de son transfert à la maison d’arrêt. Du Pont-d’Aubenas à Privas, la voiture cellulaire retentissait de chants « anarchiques » poussés à l’unisson avec son compagnon de garde à vue : Casimir Court. Ce dernier doit aussi s’expliquer sur les paroles adressées aux agents de la force publique à qui il tenait ces propos :

‘« Mes amis, mes frères, nous voulons l’abolition des lois et nous l’aurons, alors nous serons tous libres. Nous avons manqué notre coup dans la nuit du 4 au 5 novembre, mais nous réussirons dans la nuit du 11 au 12 ». ’

Les autorités prennent ces informations avec plus ou moins de sérieux mais se mobilisent malgré tout pour parer à toute éventualité. Le sous-préfet de Tournon sans croire à « l’initiative d’un mouvement insurrectionnel »  1288 tient une cellule de crise qui réunit le président du Tribunal, le procureur de la République, le maire de Tournon, le commandant de la garde nationale et le lieutenant de la gendarmerie et réaffirme sa « détermination bien arrêtée d’agir avec la plus inflexible fermeté ». Le général de Rostolan n’a rien remarqué qui puisse trahir quelques préparatifs d’insurrection, mais par mesure de prudence, il fait « monter deux pièces de campagne en réserve dans la citadelle de Pont-Saint-Esprit »  1289 . Le général Lapène commandant l’état de siège dans la Drôme, sollicité par le général de Rostolan, ne souhaite pas dégarnir les troupes stationnées à Valence mais affirme que dans un « cas d’extrême urgence », il apporterait son soutien aux forces de l’ordre  1290 . De son côté, en prévention, le préfet de l’Ardèche décrète l’arrestation de Pierre Malleval et de Froment qui se trouvaient à Privas. Les deux détenus sont aussitôt transférés à Lyon et incarcérés à Roanne pour être interrogés par les magistrats instructeurs du complot.

La nuit du 11 au 12 novembre porteuse de tant qu’inquiétudes met toutes les autorités du département en état d’alerte. L’inquiétude du sous-préfet de Largentière pour les communes de Privas, Tournon, Aubenas est « extrême »  1291 . Les maires des communes de Burzet, Saint-André-de-Cruzières, Vallon et Lablachère sont investis de pouvoirs extraordinaires par le sous-préfet de l’arrondissement de Largentière pour convoquer les maires et gardes nationales des communes alentours, s’ils apercevaient les signaux annoncés  1292 . A Villeneuve-de-Berg, les lueurs d’un incendie font croire au déclenchement de l’insurrection et plusieurs habitants des communes voisines accourent en armes jusqu’aux portes de la ville  1293 . A Aubenas, sous haute surveillance, un calme apparent règne sur la ville jusqu’à la fermeture des cafés et cabarets, mais les esprits restent préoccupés par les arrestations opérées à Jaujac  1294 . Vers 22 heures, à la sortie des débits de boissons, plusieurs groupes d’une dizaine de personnes se rendent sur la place du Champ de Mars et se mettent à pousser les cris de « vive Ledru-Rollin ! Vive Barbès ! , Vive la guillotine ! ». Le commissaire dépêché sur les lieux se met à la poursuite de ceux qui paraissaient être les meneurs, mais sans succès  1295 . Le maire des Assions (canton des Vans) est sur le pied de guerre et fait de sa commune un véritable camp retranché. Trois cent quatre-vingt villageois mobilisés jusqu’aux premières lueurs de l’aube sont prêts à marcher « comme un seul homme » « pour faire triompher la commune des Assions pour la cause de l’ordre »  1296 . A Montréal, dans le canton de Largentière, le jeune Albin Mazon scrute les montagnes environnantes, le cœur battant. Que fera-t-il lorsque s’allumera le signal de l’insurrection  1297  ?

Toute la nuit, le sous-préfet de Largentière est en état d’alerte et consigne l’évolution de la situation heure par heure dans un rapport à l’attention du préfet : « Une heure du matin le 12, le calme le plus complet continue à régner. Trois heures du matin, d’après le commissaire de Vallon les gens de désordre y sont dans une grande agitation. […]. Cinq heures toujours le même calme, la prison est pleine. Je profite du retour à Aubenas de la moitié du détachement du 67e pour diriger sur Privas les détenus pour dettes envers l’État […] »  1298 .

Le 13 novembre, comme les répliques insurrectionnelles ne se sont pas produites, les autorités respirent et se laissent aller à des commentaires sur cette fabuleuse tentative de prise du pouvoir. « Cela ne m’étonne pas que le département soit resté calme. Nous avons affaire à des gens qui ne bougent pas quand on les regarde en face. Ceci leur aura prouvé de nouveau qu’on ne les craint pas et qu’on est disposé à bien les recevoir » pérore le général de Rostolan  1299 . Constat partagé par le préfet de l’Ardèche mais avec une pointe de vigilance lorsqu’il informe son homologue dans le Gard :

‘« Aucun trouble. Malgré la faible garnison de Privas, je suis en mesure de maintenir la tranquillité publique dans toute l’étendue du département. Plusieurs arrestations importantes ont été opérées. Les révolutionnaires en seront pour leur frais d’agitation et qu’ils n’oseront pas tenter quelques chose de sérieux. Ici d’ailleurs une assez triste opinion du courage de ces messieurs et cette tentative avortée me confirme dans mon dédain. Je continue pourtant à prendre toutes les mesures de sûreté publique »  1300 . ’

Nau de Beauregard a retrouvé son bel optimisme teinté de circonspection après ses insomnies des jours précédents :

‘« Si une insurrection générale avait lieu dans l’Ardèche et que dans chaque localité les forces de l’émeute se mesurassent avec celle des hommes d’ordre, nous aurions incontestablement le dessus. Je ne fais qu’une exception à cet égard, c’est pour Vallon. La situation de ce canton est fort grave »  1301 . ’

C’est d’ailleurs pour y remédier que le percepteur des contributions directes de Vallon se voit bien en mécène du maintien de l’ordre et dans une verve lyrique offre ses services :

‘« Pénétré des dangers qui menacent notre malheureux pays, que des vandales abrutis et assoiffés de sang et de pillage tentent journellement de replonger encore dans toutes les horreurs qui signalèrent si honteusement pour la France, les jours néfastes de cette horrible et sanglante république des Robespierre et des Marat, que tous les honnêtes gens répudient avec indignation. Je viens, Monsieur, dévoué au maintien de l’ordre et au respect des lois, vous faire l’offrande à dater d’aujourd’hui de la moitié des remises attachées à mes fonctions de percepteur afin d’augmenter d’autant les ressources peut-être trop restreintes dont vous pouvez disposer pour la police secrète de votre arrondissement eu égard aux circonstances exceptionnelles du moment »  1302 . ’

Le juge de paix du canton de Burzet a sa solution plus radicale :

‘« Il n’y a qu’un moyen d’en finir avec les émeutiers et les ennemis éternels de l’ordre public. Si j’avais un conseil à donner où plutôt un avis à émettre, j’engagerais le gouvernement à mettre votre département en état de siège et le faire comprendre dans la division de Lyon et non celle de Montpellier attendu que nos relations avec Lyon sont beaucoup plus expéditives que dans le midi »  1303 . ’

L’embellie est de courte durée. L’incendie couvait en réalité sous la cendre et dans les jours suivants, les braises insurrectionnelles se rallument. A Antraigues, la lettre anonyme dont il a été fait mention en titre avertit le préfet de « l’éminence d’un mouvement insurrectionnel qui opérerait dans la nuit du 19 au 20 ou du 21 novembre. Le parti rouge doit mettre le feu à la préfecture, aux casernes et élargir les prisonniers »  1304 . Comme il se doit, « la liste des principaux conjurés qui mériteraient d’être mis sous la main de la justice » est annexée à la missive : Gamon fils ; Terrasse maire de Genestelle ; Gravier adjoint ; Moulin conseiller ; Chanéac aubergiste ; Joseph Louis Aymard propriétaire ; Mazade aubergiste ; Perruchon père et fils ; Bonnaure ex maire de Saint-Michel-de-Boulogne ; Dussère à Saint-Étienne de Boulogne ; Justin Messaud, fils du Moïse, de Saint-Julien-du-Gua. La plupart des individus portés à la connaissance du préfet avait fait partie d’une grande réunion d’environ une centaine de personnes tenue à la fin du mois d’octobre dans l’auberge de François Mazade, à Saint-Andéol-de-Bourlenc  1305 .

Un foyer insurrectionnel s’est allumé au sein des populations ouvrières d’Annonay et confirme les affirmations de la lettre anonyme. Le sous-préfet de Tournon dévoile leur stratégie révolutionnaire en s’appuyant sur un rapport du commissaire de police d’Annonay :

‘« Les socialistes d’Annonay sont organisés par sections ; chaque section est composée de 24 hommes, tous armés de poignards, pistolets ou fusils. Ils attendent pour se lever un signal convenu, des feux allumés sur la cime des montagnes, des fusées ou des émissaires de Lyon, Grenoble ou Saint-Étienne. Au moment désigné, la caserne de gendarmerie serait cernée et l’on s’emparerait de toutes les autorités. Des barricades seraient établies pour se défendre du dehors et l’on s’emparerait de la ville qui est sur la route de Saint-Étienne »  1306 . ’

Dans la nuit du 13 novembre, les signaux de la révolte ont été aperçus par le préfet de la Drôme sur les hauteurs qui dominent la commune de Saint-Georges dans l’Ardèche. Le feu a été éteint subitement vers 22 heures alors qu’un autre foyer se rallumait en direction de Marsanne  1307 . Les émissaires de l’insurrection seraient déjà en route. « Un individu mystérieux détenu à Valence aurait remis des lettres écrites par le cercle de Bagnols à un Maurice adjoint à la mairie de Bourg-Saint-Andéol qu’on dit beau-frère du représentant Laurent, à un Prat fils et à Bonnaud fils »  1308 . Les barricades attendues dans le nord du département allaient surgir sur les rives du Rhône, dans le sud du département.

Notes
1284.

Arch. Départ Ardèche 2U60. Cours d’assises, dossiers de procédures criminelles. Interrogatoire de Jules Maurice Thibon en date du 18 décembre 1850.

1285.

Arch. Départ Ardèche 5M13. Le préfet de la Drôme en date du 10 novembre 1850 pour transmettre une note rédigée par le préfet du Rhône. Le préfet de l’Ardèche a été mis en état d’alerte avant l’arrestation de Gent, depuis le 16 octobre : « On annonce positivement dans les réunions des anarchistes un mouvement insurrectionnel dans le midi. Prenez vos précautions. Le comité directeur de Lyon a envoyé aujourd’hui un grand nombre de lettres cachetées à la cire rouge. Le cachet est de forme ovale allongé et porte un A et un D majuscules liés ensemble. Il est utile de saisir ces lettres » Arch. dép. Ardèche 5M13. Le préfet de la Drôme en date du 16 octobre 1850 pour transmettre un télégramme rédigé par le préfet du Rhône.

1286.

Gervais Lacombe né le 3 septembre 1823 à Burzet est le frère d’un commissaire de la République nommé en 1848.

1287.

Arch. dép. Ardèche. 2U60. Interrogatoire de Gervais Lacombe en date des 4 et 16 novembre 1850 devant Napoléon Valladier juge d’instruction.

1288.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le sous-préfet de Tournon au préfet en date du 11 novembre 1850.

1289.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le général de Rostolan, commandant les 7, 8, 9e division militaire, en date du 12 novembre 1850 au préfet.

1290.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le général de Rostolan, ibidem.

1291.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 12 novembre 1850.

1292.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le sous-préfet de Largentière, ibidem.

1293.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le juge de paix de Villeneuve-de-Berg en date du 12 novembre 1850. A la suite de cet incident, le juge de paix demande au curé de défendre expressément au sonneur de sonner l’alarme sans un ordre des autorités locales.

1294.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le juge de paix d’Aubenas en date du 12 novembre 1850.

1295.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le juge de paix d’Aubenas, ibidem.

1296.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le maire des Assions au préfet en date du 14 novembre 1850.

1297.

Albin MAZON, Notes Intimes, déjà cité, p. 19. « Je me rappelle que lors du complot de Lyon, je suis allé à Montréal pour voir si on n’apercevais pas des feux allumés au loin sur les montagnes. Ce devait être le signal de l’insurrection. Alors je devais revenir à Largentière et à coup de fusil dans les rues, appeler la population aux armes. Je ne sais pas si au dernier moment une terreur salutaire ne m’aurait pas saisi ».

1298.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 12 novembre 1850.

1299.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le général de Rostolan en date du 13 novembre 1850

1300.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le préfet de l’Ardèche au préfet du Gard en date du 14 novembre 1850.

1301.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 13 novembre 1850.

1302.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le percepteur des contributions directes de Vallon en date du 13 novembre 1850.

1303.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le juge de paix de Burzet en date du 13 novembre 1850.

1304.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Lettre anonyme d’Antraigues en date de novembre 1850

1305.

Arch. dép. Ardèche 5M13. Le maire Saint-Andéol-de-Bourlenc en date du 28 octobre 1850 pour signaler une réunion de démocrates, le 20 octobre vers 10h-11 heures du soir.

1306.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 13 novembre 1850.

1307.

Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le préfet de La Drôme au préfet de l’Ardèche en date du 13 novembre 1850.

1308.

Ibidem.