I.- L’historicisation du concept

Troubles, contestation, protestation, émotion populaire, émeute, révolte, soulèvement, insurrection, révolution ? Comment s’y retrouver ? Comment identifier l’insurgé résistant militant de la cause républicaine de l’insurgé qui agit par « réactivité sociale »  1380 ou de celui qui va suivre le mouvement sous l’effet et la pression du groupe ? De même, la résistance prend des formes insoupçonnées lorsqu’elle joue sur les mots. Ainsi, pour certains républicains partisans de la « bonne République » « prêter serment de fidélité à l’Empereur ne signifie pas l’avoir donné… »  1381 . La résistance joue aussi sur les symboles. En septembre 1851, le préfet rétribue les services d’un nouvel agent secret chargé d’infiltrer les groupes républicains du département. Ce dernier débarque au Café Républicain tenu à Privas par Pierre Malleval et ne manque pas de repérer la galerie de portraits exposés dans le café allant d’une représentation du propriétaire des lieux à l’effigie de Ledru-Rollin, Barbès et Eugène Sue  1382 . Le portrait du patron est entouré de « deux énormes vases d’un rouge sang »  1383 exposés sur un petit plateau de bois et sont supportés par deux morceaux de fer, représentant deux bonnets phrygiens. Le 12 septembre 1851, alors que le département est mis en état de siège, un drapeau tricolore complète la décoration du café en s’arborant à côté d’un des deux vases rouges.

Jérôme Lafargue, spécialiste de la protestation  1384 , distingua trois époques depuis 1800 au cours desquelles les façons de dire « non » au pouvoir se sont transformées : le temps de l’insurrection (1800-1871), de l’institutionnalisation (1880-1939) avec l’essor de l’organisation syndicale et le temps de la spécialisation (depuis 1945)  1385 . Le moteur de l’action serait le besoin de reconnaissance d’un groupe en quête consciente ou inconsciente d’une identité collective qui transcenderait les clivages sociaux, identité dans laquelle pourraient se reconnaître les républicains démocrates socialistes œuvrant pour l’avènement d’une République « à visage humain » telle que Daumier avait pu l’imaginer. Charles Tilly s’est aussi intéressé à l’histoire de la contestation en France mais avec une période d’étude recouvrant près de quatre siècles. Il analyse les événements à travers le filtre conceptuel des « répertoires de l’action collective »  1386 qu’il définit de la manière suivante : « Toute population a un répertoire limité d’actions collectives, c'est-à-dire de moyens d’agir en commun sur la base d’intérêt partagés ». Il constate un changement de répertoire à partir des années 1850 se distinguant par un changement d’échelle et de tonalité. Aux formes anciennes de l’action collective qui avaient pour scène le cadre communal et comme chefs d’orchestre les puissances locales, la nouvelle partition s’improvise sur une scène nationale avec des acteurs plus autonomes. Pour filer la métaphore musicale, cette seconde moitié du XIXe siècle aurait les tonalités de la musique jazz. On retrouverait les phrases musicales de l’ancienne partition, mais progressivement, les acteurs s’en dégageraient en improvisant sur un nouveau rythme de la contestation. Selon Charles Tilly, ce nouveau répertoire combinerait les attributs suivants  1387  :

‘« Emploi de moyens d’action relativement autonomes auxquels les autorités ont, sinon jamais, du moins rarement recours ; défense fréquente d’intérêts spécifiques par des associations dont le nom même constitue le programme ; défis directs aux concurrents ou aux autorités, surtout les autorités nationales et leurs représentants, plutôt que recours au patronage ; organisation délibérée d’assemblées chargées d’articuler les revendications ; déploiement de programmes, de slogans, de signes de ralliement ; actions sur les lieux les plus susceptibles d’attirer l’attention ». ’

Cela s’est observé en Ardèche. Aux formes d’expressions traditionnelles de la contestation ‑farandoles, chansons et cris “séditieux”‑ s’ajoutent progressivement les menaces et les agressions physiques des représentants de l’ordre. La difficulté réside dans la mise en évidence chronologique du moment « M » à partir duquel le seuil de « l’intolérabilité » est franchi, conditionnant par cela même le changement des formes d’actions.

Notes
1380.

Selon la notion mise en évidence au colloque de Besançon, Les résistances, miroirs des régimes d'oppression,déjà cité.

1381.

Arch. dép. Ardèche 5M 21, rapport du commissaire de Police de Privas au préfet en date du 12 avril 1859.

1382.

Arch. dép. Ardèche. 5M10. Description des lieux dans le rapport en date du 17 septembre 1851de l’agent Arnaud au préfet.

1383.

Arch. dép. Ardèche. 5M10. Rapport de l’agent Arnaud, ibidem.

1384.

Jérôme LAFARGUE, La protestation collective, Paris, Nathan Collection « 128 Sciences sociales », 1998, 127 p et Protestations paysannes dans les Landes. Les gemmeurs en leur temps (1830-1870), Paris, Éditions L’Harmattan, 2001, 216 p.

1385.

Jérôme LAFARGUE, « La mémoire enfouie. Sociologie de la protestation paysanne dans les Landes. (XIXe‑XXe siècles) dans Ruralia, n°4-1999, p. 71.

1386.

Charles TILLY, La France conteste de 1600 à nos jours, Fayard, 1986, p. 541.

1387.

Charles TILLY, idem, p 544.