1°) De l’interprétation de l’affaire des bonnets rouges d’Annonay

Au mois de novembre 1849, Le commissaire de police de la ville d’Annonay repère des individus qui se promènent dans les rues coiffés de bonnets rouges  1396 . Le port ostensible de ces couvre-chefs a aussi été signalé dans plusieurs ateliers de mégisserie, notamment dans les ateliers Valette et Tracol où les 60 ouvriers employés en possèdent. Le lieutenant de gendarmerie mène son enquête :

‘« En faisant la patrouille, nous avons rencontré dans plusieurs établissements, huit ouvriers mégissiers coiffés d’un bonnet rouge. Ce matin vers 7 heures en sortant des fabriques, nous avons remarqué que le nombre était augmenté, à 11 heures en sortant de nouveau des fabriques, nous avons pris les noms de quatorze ouvriers mégissiers que nous avons rencontrés dans les rues et places. Il nous a été dit que ces ouvriers avaient fait un pari de porter chacun un bonnet rouge »  1397 . ’

Par ce comportement, les ouvriers, perméables aux idées socialistes, exprimeraient-ils leur sensibilité politique ou leur opposition au gouvernement sachant qu’unarrêté préfectoral en date du 5 mars 1849ordonnait d’enlever les bonnets rouges et autres signes de ralliement non autorisés par la loi qui seraient arborés sur des places publiques et des maisons particulières. Effectivement, selon le commissaire de police, cette coiffure aurait tendance à occasionner le trouble et le désordre dans la ville  1398 . Pour couper court à toute manifestation, le sous-préfet de Tournon décide l’interdiction du port du bonnet rouge et demande aux autorités d’être particulièrement vigilantes. Aussi, le 13 novembre, le maréchal des logis procède à l’arrestation brutale d’un jeune homme surpris avec un bonnet rouge sur la tête. Il fut aussitôt entouré d’une trentaine d’ouvriers qui s’interposèrent en l’accablant d’injures et de menaces  1399 . L’affaire est délicate. Le sous-préfet n’a-t-il pas fait un abus d’autorité ainsi qu’il le confesse au préfet :

‘« Le tribunal ne semble pas considérer le port du bonnet rouge comme un délit. Il pense que pour ce fait soit passible d’une peine, il faudrait qu’il soit accompagné de cris ou d’actes qui feraient du bonnet rouge un signe de ralliement. Je ne partage pas entièrement cette opinion mais puisque c’est celle du tribunal, je pense qu’il serait dangereux de faire arrêter et traduire des gens qu’il déclarerait ensuite non coupables »  1400 . ’

Le 14 novembre, le sous-préfet se déplace en personne, accompagné d’un lieutenant de gendarmerie, pour mesurer la gravité de « l’affaire des bonnets rouges d’Annonay ». Sur place, il apprend que le jeune homme malmené par le maréchal des logis aurait à peine seize ans. Pour trouver une explication à ce comportement, il se rend à la sortie des ouvriers d’une mégisserie et observe :

‘« Sur 50 ou 60, deux seulement portaient des bonnets. Ils étaient forts jeunes et paraissaient très embarrassés en m’apercevant. Les autres ouvriers semblaient se moquer d’eux »  1401 . ’

Les personnes interrogées lui confirment que, dans la ville, « cette exhibition fait peu d’effets, on en rit, ou l’on y fait pas attention », mais qu’au marché de samedi, les gens de la campagne s’étaient montrés surpris de la réaction des autorités car il ne s’agit pas à proprement parler d’un bonnet phrygien mais d’un bonnet de laine rouge qui se fabrique à Annonay et qui serait habituellement porté par les gens de « la montagne ». De plus, les ouvriers mégissiers qui ont adopté cette coiffure sont de très jeunes gens et le bruit court qu’il s’agit d’un pari. Il n’y a eu ni rassemblement, ni cris séditieux, ni chansons. Le sous-préfet tire les conclusions de cette affaire. Les rapports de gendarmerie auraient exagéré les faits et des arrestations risqueraient de donner à cette affaire une importance qu’elle n’a pas. Elles n’amèneraient aucune condamnation et auraient ainsi « un résultat dangereux »  1402 En revanche, il faut faire œuvre de pédagogie et expliquer les raisons pour lesquelles il n’est pas souhaitable d’arborer une telle coiffure. Ainsi, la veille du marché, le maire d’Annonay publie l’arrêté préfectoral du 5 mars 1849 en y joignant un avis par lequel il engage les ouvriers à s’abstenir de porter ces bonnets rouges,

‘« […] parce que cette coiffure par les souvenirs qu’elle rappelle peut faire naître des inquiétudes qui éloigneraient les étrangers de leurs marchés, entraveraient les transactions commerciales et causeraient ainsi à l’industrie du pays et par conséquent à eux-mêmes un grave préjudice »  1403 . ’

Quelques jours plus tard, l’effervescence est retombée et le commissaire de police peut louer l’intervention du sous-préfet :

‘« Votre présence fit cesser cet état de chose. Quoique dans le principe il n’y eût rien de politique, certaines personnes n’auraient pas manqué de chercher à le faire croire. Une grande partie de ouvriers ont fait teindre leur bonnet »  1404 . ’

Seule exception qui confirme la règle, le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche daté du 29 novembre 1849 mentionne l’arrestation d’un ouvrier mégissier d’Annonay qui, porteur d’un bonnet rouge dans un lieu publique, tenait des propos assez répréhensibles. Mais, d’une manière générale, « la ville est calme et tranquille et le monde n’est occupé que de son travail et de ses affaires »  1405 .

Dans les hautes sphères du pouvoir, l’appréciation de la situation est différente, notamment l’opinion du ministre de la Justice qui pense que le port simple d’un bonnet rouge doit être considéré comme un délit  1406 . Son collège à l’Intérieur partage ce point de vue et attribue à l’affaire en question plus d’importance que ce que ne lui avait accordé le sous-préfet. Avec véhémence, ce dernier justifie son action auprès de son supérieur hiérarchique et estime avoir bien apprécié la situation :

‘« Une fausse mesure aurait pu donner une grande gravité à cette affaire qui n’en avait aucune, lui donner un caractère politique qu’elle n’avait pas et troubler la ville d’Annonay qui était et reste parfaitement tranquille. Le seul danger qui existât c’était que le parti révolutionnaire ne s’emparât de cette exhibition de bonnets rouges pour en faire une manifestation politique. Ma prompte apparition sur les lieux suffirait pour éloigner ce danger »  1407 . ’

Cette affaire est révélatrice de l’état de la situation politique des années 1849/1850, singulière interprétation du message présidentiel du 13 juin 1849  1408  : l’autorité doit apparaître dans toute sa puissance et ne souffre aucun compromis qui pourrait être interprété comme un aveu de faiblesse. Certes, mais il ne faut pas confondre autorité et autoritarisme, nuance supplémentaire apportée par Louis-Napoléon Bonaparte dans le nouveau message adressé à l’Assemblée législative le 31 octobre 1849 : « Relevons donc l’autorité sans inquiéter la vraie liberté »  1409 . Pourtant en cette fin d’année, chaque nouvel arrêté préfectoral réduit les espaces de liberté comme une peau de chagrin.

Notes
1396.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. Le commissaire de police d’Annonay au sous-préfet de Tournon en date du 9 novembre 1849.

1397.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. Le lieutenant de gendarmerie d’Annonay en date du 10 novembre 1849.

1398.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. Le commissaire de police d’Annonay au sous-préfet de Tournon en date du 9 novembre 1849.

1399.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. Rapport du sous-préfet de Tournon au préfet en date du 13 novembre 1849.

1400.

Ibidem.

1401.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. Rapport du sous-préfet de Tournon au préfet en date du 14 novembre 1849.

1402.

Ibidem.

1403.

Ibidem.

1404.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. Le commissaire de police d’Annonay au sous-préfet de Tournon en date du 24 novembre 1849.

1405.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. Le commissaire de police d’Annonay au sous-préfet de Tournon en date du 1er décembre 1849

1406.

Arch. dép. Ardèche. 5M11. Rapport du sous-préfet de Tournon au préfet en date du 17 décembre 1849.

1407.

Ibidem.

1408.

« […] Ce système d’agitation entretient dans le pays le malaise et la défiance, qui engendrent la misère ; il faut qu’il cesse. Il est temps que les bons se rassurent et que les méchants tremblent. La République n’a pas d’ennemis plus implacables que ces hommes qui, perpétuant le désordre, nous forcent de changer la France en un vaste camp, nos projets d’amélioration et de progrès en des préparatifs de lutte et de défense ». Discours et Messages de Louis-Napoléon Bonaparte, ouv. cité, p. 45.

1409.

Messages de Louis-Napoléon Bonaparte, idem, p. 65.