Toucher aux vogues est délicat car « toutes excitaient les rivalités entre villages. On se moquait de celle du voisin chacun étant fier de la sienne […] » 1439 . C’est l’occasion de s’habiller, de sortir ses plus beaux effets, de se faire remarquer par les belles que l’on invitera le soir au bal. Tout au long de la journée, les villageois pouvaient mesurer leur habileté ou leur adresse avec les jeux proposés : mâts de cocagne, courses en sacs, courses aux canards 1440 , joutes sur l’eau et jeux de boules. Chaque activité est entrecoupée de pauses aux buvettes signalées par de grandes tentes agrémentées parfois de feux de Bengale 1441 . Dans les vogues des villes les plus importantes, on peut assister au spectacle du lâcher d’un aérostat qui s’élève dans les airs avant de disparaître à l’horizon 1442 ou s’émerveiller devant les fusées multicolores des feux d’artifice tirés pour l’occasion 1443 . A la vogue, on boit, on rit, on danse « avec une indépendance primitive » 1444 et cela permettait de rassembler la communauté villageoise autour d’une activité festive se terminant généralement par une farandole générale parcourant les rues du village aux sons des instruments de la fanfare payée par les jeunes conscrits 1445 . Interdire les vogues peut avoir le même effet qu’un brûlot se dirigeant sur une réserve de poudre. Les événements survenus pendant les fêtes votives de Labastide-de-Virac et de Laurac allaient donner le prétexte de contrôler, voire d’interdire ces fêtes.
Le 5 août 1851, le sous-préfet de Largentière informe le préfet d’événements d’une fâcheuse gravité qui ont troublé Labastide-de-Virac, une commune du canton de Vallon, a l’occasion de la fête votive du dimanche 3 août. Lors des festivités, le maintien de l’ordre devait être assurée par les gendarmes Dumas, Dusserre et Ollier, sous les ordres du gendarme Perrier de la brigade de Vallon. Vers 15 heures, ils apprennent qu’une rixe extrêmement violente venait d’éclater dans l’auberge de la veuve Peschaire. Lorsqu’ils débarquent dans l’auberge investie par plus d’une centaine de personnes, ils sont témoins d’une scène d’une rare violence. L’auberge en elle-même offrait déjà « le spectacle d’une lutte sanglante » 1446 . Le nommé Jean Nègre avait été pris à partie par plusieurs individus qui lui avaient asséné sur le crâne des coups de bâtons crochus 1447 . Il est secouru par les gendarmes Dumas et Dusserre pendant que Perrier, gravissant à la hâte un escalier, portait secours au vieux père Pradier, « suspendu à la rampe d’un balcon d’une élévation de trois mètres au dessus du sol » 1448 . L’intervention de la gendarmerie suscite une réaction de colère au sein de la centaine de consommateurs réunie dans l’auberge. Les cris de « Mort aux gendarmes ! » obligent les forces de l’ordre à battre en retraite et gagner la sortie. Perrier bloque la porte pour protéger le repli de ses hommes, mais il est bousculé par quatre individus et reçoit dans l’arcade sourcilière un verre lancé par François Martin. Déterminé, il dégaine aussitôt son pistolet et le décharge en pleine poitrine de son agresseur. Seule la capsule partit… et sauva la vie de Martin. Profitant de l’effet de surprise, le gendarme quitte la salle pour rejoindre ses camarades qui l’attendent à l’extérieur. Une grêle de verres et de bouteilles s’abat alors sur eux, les contraignant à se réfugier à la mairie où sont entreposées leurs armes : carabines et baïonnettes. Le maire, Edouard Pradier, fait battre le rappel de la garde nationale, mais son appel ne trouve aucun écho. Armés de pied en cap, les gendarmes investissent de nouveau l’auberge mais les assaillants ont déjà quitté les lieux. Vers 18h, les gendarmes se postent en observation devant le bal. C’est alors qu’une foule compacte de 60 à 80 individus, armés de bâtons crochus s’avancent dans leur direction. A sa tête, Denis Charmasson domicilié à Salavas. Le gendarme reconnaît aussitôt celui qui avait tenté de lui faire lâcher prise dans l’auberge. Charmasson s’avance, s’emporte contre le gendarme Dumas en lui signifiant que c’est à lui qu’il en voulait, jusqu’à la mort et s’apprête à lui arracher son arme lorsque Perrier ordonne à ses hommes de reculer la baïonnette croisée. Jean Pradier dont le père a été sérieusement molesté dans l’auberge, a la mauvaise fortune de se trouver dans la rue dans ces moments-là. Denis Charmasson et François Martin s’emparent de sa personne et le frappent brutalement. Louis et Antoine accourent pour prêter main-forte à leur frère en sérieuses difficultés. Au cours de la rixe, Antoine, blessé dans la région lombaire par un coup de couteau, s’affaisse et reçoit plusieurs coups de bâton sur la tête. Victor Nègre dont le frère avait aussi été sérieusement blessé dans l’auberge et Jean Moulin sont pris à partie alors qu’ils traversaient la rue. Ils esquivent toutes les provocations, mais sans succès et reçoivent à leur tour une volée de coups de bâton. La fureur apaisée, le calme revint sous la surveillance d’une patrouille composée d’une quinzaine d’hommes armée de fusils de chasse, commandée par le maire et escortée par les gendarmes. Ils interpellent Etienne Lauriol qui refusait de se retirer et qui se justifie en disant que les gendarmes portaient seuls la responsabilité du déchaînement de la violence et que « s’il le faut, nous agirons comme ils agiront » 1449 .
Dans cette affaire, à quel moment le seuil de l’intolérabilité a-t-il été franchi ? Le Courrier de la Drôme et Ardèche en date du 25 septembre 1851 présente les faits comme une simple affaire d’antagonisme villageois :
‘« Trente ou quarante personnes de la commune de Salavas s’établirent dans le café de la veuve Peschaire. Le plus grand nombre portaient des cravates et des ceintures rouges, armés de bâtons crochus. Plusieurs citoyens paisibles furent attirés dans le cabaret : les frères Nègre. Entrés la porte se referma sur eux. Une voix se fit entendre qui disait en patois : “voulez pas de Négré ici”. Au même instant ils reçurent plusieurs coups de bâtons […] ». Le sous-préfet de Largentière interprète les réactions comme une affaire de sensibilité confessionnelle : « Le maire ordinairement très timide, M Pradier, fit battre le rappel et pas un garde national n’osa arriver. Les catholiques restèrent chez eux par peur et les protestants étaient les émeutiers! » 1450 . ’Lorsque finalement la garde nationale parvient à se mobiliser, le sous-préfet prend soin de noter : « quinze catholiques sont arrivés armés de fusil de chasse » 1451 .
Quelle interprétation peut-on donner à ces faits ? Jérôme Lafargue avance une explication : « Bien que présentes lors de ces “réunions publiques” qui dégénèrent en affrontement, les forces de l’ordre sont priées de ne pas intervenir : lorsqu’elles le font cependant, les rixes se muent en émeutes antiétatiques » 1452 . Mais au-delà de cet aspect symbolique canalisant la violence du groupe sur un objet extérieur à la communauté, les événements de ce début d’août 1851 sont aussi étroitement liés aux événements de Salavas de la fin du mois d’octobre 1850 1453 . Les gendarmes dépêchés à Labastide-de-Virac sont les mêmes qui sont intervenus à Salavas et qui avaient lutté au corps à corps avec certains villageois rassemblés dans l’auberge Escoutay pour entendre Paulin Jacques discourir sur le programme de la Montagne. Le gendarme Perrier avait tenté de maîtriser l’un des assistants qui, après avoir invectivé, la gendarmerie voulait forcer le piquet de soldats pour sortir et le gendarme Ollier avait blessé Albert Silhol qui s’était opposé par la violence à l’arrestation de Paulin Jacques. A Labastide-de-Virac, les habitants de Salavas sont venus en force et, parmi eux, certains avaient participé à la lutte contre la gendarmerie au mois d’octobre 1850. Est-ce là la raison de la non-intervention du gendarme Ollier qui n’a pas prêté main-forte à ses collègues en sérieuses difficultés à l’intérieur de l’auberge 1454 ?
La thèse de la revanche contre la gendarmerie pourrait être séduisante au premier abord s’il n’y avait pas d’autres faits antérieurs qui, réactivés et venant se greffer sur l’affaire de Salavas, auraient déclenché la violence. Pour les mettre en lumière, il faut revenir au moment de la révolution de 1848. Au mois de mars 1848, une pétition des citoyens de la commune est transmise aux commissaires de la République :
‘« Vu que le conseil municipal a été dissout à suite du renversement d’une royauté avilie. Vu qu’aucun des membres de ce conseil ne s’est présenté aux habitants de la commune afin d’obtenir le pouvoir provisoire de gérer les affaire de la communauté comme l’urgence des circonstances l’exige : considérant que ladite commune souffre d’un pareil état de chose au point que la promulgation de la République française n’a été officiellement connue que le 13 du présent mois, les dit citoyens choisissent pour administrer provisoirement la commune : maire : Pellier Henri Étienne fils, adjoint : Pradier Jacques ». ’Effectivement, Etienne Pellier fils, 28 ans et Edouard Pradier fils, 29 ans sont investis des fonctions municipales. Pellier ne tarde pas à être repéré par l’œil vigilant du sous-préfet. Le 23 mars 1850, il signale son nom à l’attention du préfet dans un rapport faisant le bilan des élections partielles du 10 mars 1850 : « Parmi les maires qui ont voté et fait voter contre le gouvernement, il faut citer : Pellier de Labastide-de-Virac ». Dans le collimateur de l’administration préfectorale, le moindre faux pas allait lui être fatal. C’est chose faite le 18 septembre 1850. Vu le procès verbal du rapport de gendarmerie en date du 10 septembre 1850, Etienne Pellier est suspendu : « il a proféré des cris et chansons anarchiques le jour de la fête votive » 1455 . Le 25 octobre 1850, il est révoqué par décret du président de la République et Édouard Pradier occupe sa fonction. Le seuil de l’intolérabilité est-il passé à cet instant ? Le 5 août 1851, c’est la famille du nouveau maire qui fait les frais de l’agression : le père Pierre, ses frères Jean, Louis et Antoine. Mais, de Salavas, au village voisin de Labastide-de-Virac, comment relier les faits entre eux ? Une explication peut être apportée par les aveux d’Étienne Pellier dans le bureau du juge d’instruction après l’insurrection du mois de décembre 1851. En 1849, Etienne Pellier originaire de Vallon 1456 a été affilié membre de la « société des Montagnards » dans la maison d’un confiseur de Vallon 1457 . Il connaît bien l’auberge Escoutay de Salavas et Paulin Jacques fait partie de son réseau de relations 1458 .
Une semaine après les événements de Labastide-de-Virac, éclate l’affaire de Laurac, prélude à la mise en état de siège du département de l’Ardèche. Le scénario reste identique : l’intervention de la gendarmerie chargée d’assurer l’ordre pendant la durée de la fête votive provoque une émeute. Un banquet d’une soixantaine de convives 1459 organisé dans l’auberge de Louis Hilaire devait réunir « les hommes les plus dangereux des communes de Largentière, Joyeuse, Rosières et Laurac » 1460 . A la fin du banquet, des chants qualifiés de « démagogiques » motivent l’irruption de huit gendarmes dans l’auberge. Ils intiment l’ordre de faire silence. La vue des uniformes provoque un tumulte : cris, insultes, menaces de mort se succèdent et contraignent les représentants de l’ordre à procéder à une arrestation pour rétablir le calme. Un inculpé ne voulant pas se soumettre à sa mise en état d’arrestation est placé sous la protection d’un nombre très important de jeunes gens 1461 qui se sont attroupés devant l’auberge. Les gendarmes sont bien décidés à ne pas abandonner la partie et « comprimeront l’émeute par la force » si la nécessité s’en fait sentir. N’étant armés que de leurs sabres, ils quittent la salle du banquet pour aller chercher leurs carabines entreposées dans la mairie. Au moment où ils s’apprêtent à rentrer de nouveau dans l’auberge dans laquelle se sont retranchés les contrevenants, un drapeau rouge est hissé sur le toit. « Mort aux gendarmes », ces cris poussés par plusieurs dizaines de personnes déclenchent le signal d’une attaque. Laurac connaît sa « journée des tuiles ». La brigade est assaillie de jets de pierres et de bouteilles balancés de l’auberge et pleuvant des fenêtres des maisons surplombant la rue.
‘« Plusieurs gendarmes tombèrent assez grièvement commotionnés. Ceux qui restèrent debout, sur l’ordre de leur chef, le maréchal des Logis de Largentière, firent feu. Ils blessèrent plusieurs personnes mais n’en tuèrent aucune » 1462 . ’Obligés de recharger leurs armes, ils sont attaqués par plusieurs individus munis de couteaux. Le combat se poursuit à l’arme blanche. A coups de sabres et de baïonnettes, les gendarmes se fraient un passage pour rallier l’église à l’intérieur de laquelle ils purent recharger leurs fusils. Couchés en joue, les assaillants hésitent à les intercepter lorsque la brigade fait mouvement vers la mairie pour établir un camp retranché. Le sous-préfet de Largentière informé de la gravité des faits fait battre le rappel et se rend à Laurac, escorté par un piquet d’une cinquantaine d’hommes en armes. Il est accompagné par le procureur de la République, son substitut et un juge suppléant. A quelques kilomètres de Laurac, au pont de Montréal, ils sont accueillis par une soixantaine de jeunes gens qui ponctuent leurs cris de « vive la République ! » par des lancers de pierres. A ces actes d’insubordination, le sous-préfet fait répliquer par des coups de baïonnette qui ont raison des manifestations d’agressivité des jeunes gens. Arrivés à Laurac, les autorités mènent leur enquête, rétablissent l’ordre en dépit apparemment d’une nouvelle attaque de la mairie survenue sur les coups d’une heure du matin. Le couvre-feu est immédiatement décrété. Il impose « l’évacuation immédiate des auberges et autres lieux publics, les fenêtres closes et la circulation interdite dans les rues » 1463 .
Cette nouvelle affaire 1464 qui ressemble étrangement à celle de Labastide-de-Virac 1465 renforce le sous-préfet dans sa conviction qu’il est confronté à un plan concerté de déstabilisation de l’autorité :
‘« Les rouges disent ici vouloir miner l’autorité en l’insultant dans les principales fêtes votives afin de la déconsidérer aux yeux des populations et de lui faire perdre sa force et son prestige avant les votes de 1852 » 1466 . ’De même, selon l’analyse du sous-préfet, laisser la responsabilité aux maires des communes d’interdire les réjouissances de la vogue est risqué: « C’est compromettre les élections en amoindrissant le maire que de lui laisser le poids d’une décision en pareille matière » 1467 .
Il faut donc que l’administration préfectorale prenne l’initiative d’interdire les vogues ou renforce de manière conséquente les effectifs militaires dépêchés sur place pour le maintien de l’ordre. Nous sommes dans une logique qui consiste à faire plus de la même chose et qui renforce le sentiment d’hostilité des populations envers les forces de l’ordre. Mais il fallait s’y attendre : l’affaire de Laurac a comme conséquences directes la prise d’un arrêté préfectoral interdisant toutes les vogues dans le département à compter du 12 août 1851, l’expédition immédiate et à marche forcée 1468 vers Largentière de 300 fantassins du 2e bataillon du 14e léger en garnison au Pont-Saint-Esprit. Ce déploiement de force n’est pas opérationnel immédiatement et de nouveaux incidents sans gravité sont signalés le 19 août à la fête votive de Valgorge 1469 ; le 23 août, lors de la foire de Saint-Genest-de-Beauzon dans le canton de Joyeuse qui attira près de 10 000 personnes sous la surveillance d’une cinquantaine d’hommes de troupes 1470 . La moindre formation de chorale mettait en branle les tambours pour rassembler tous les militaires dispersés sur le site. Puis, formant les rangs, ils avançaient sur les groupes qui se dispersaient à leur approche. « La contenance énergique de la troupe » 1471 et la visibilité des militaires sur le terrain ont permis de garder la situation sous contrôle en dépit d’une tentative de délivrance d’un individu arrêté pour avoir entonné « un chant séditieux » dans l’après midi 1472 . A la tombée de la nuit, comme la tradition l’autorisait, des farandoles commencent à se mettre en place pour parcourir les rues du village. Le capitaine commandant le régiment, jugeant ces manifestations déplacées et propices à engendrer le désordre, les fait interdire et pour prouver sa détermination donne l’ordre de charger publiquement les armes. Cette initiative fait l’effet d’une douche froide et « ramène le calme ».
Une semaine plus tard, le dimanche 31 août, 50 militaires sont détachés dans la commune de Vinezac pour faire respecter l’arrêté préfectoral du 12 août. Des résistances étaient à craindre de la part des autorités car la vogue de Vinezac a une grande renommée dans la région. L’évêque Guibert en visite pastorale dans la commune le 20 avril 1847 l’avait même notée dans le rapport de ses observations : « une vogue très fréquentée et de nombreux cabarets ». Vers 10h, après deux heures et demie de marche pour couvrir la distance qui sépare Largentière de Vinezac, les militaires prennent position sur le site. Le lieutenant Janin qui commande la troupe n’est apparemment pas le bienvenu dans la commune. Le maire, Baptiste Cellier, le reçoit fort peu amicalement 1473 et passablement énervé car il ne comprend pas l’initiative des autorités administratives d’envoyer ainsi un tel déploiement de militaires et forces de l’ordre pour surveiller sa commune 1474 . Pour le ravitaillement de la troupe, qu’il ne compte pas non plus sur lui pour faire supporter à ses administrés une quelconque dépense. Toutefois, la journée se passa sans incident. Vers 21h45, un roulement de tambour annonce la fermeture éminente de tous les débits de boissons. Des patrouilles d’infanterie accompagnent les gendarmes dans les cafés et auberges en contravention et demandent la fermeture immédiate de l’établissement. Certains clients opposent une résistance, vite calmée par un commencement de verbalisation des plus récalcitrants. Les cabarets se vident peu à peu, mais au lieu de se séparer, les hommes se rassemblent devant les cafés. Cent cinquante personnes stationnent maintenant en un groupe compact dans la rue. Les sommations des militaires et un début d’intervention baïonnette au canon parviennent à faire éclater le rassemblement. Cependant, celui-ci se recompose dans les principales ruelles de Vinezac en petits groupes de quinze à vingt personnes. Des coups de sifflet retentissent et la sentinelle qui surveillait un prisonnier est attaquée. La patrouille doit se mettre à l’abri pour éviter les pierres projetées par des tireurs embusqués dans l’obscurité. Les soldats ouvrent le feu et supposent que les coups ont atteint leur cible car des cris de douleur parviennent à leurs oreilles 1475 . Des courses poursuites dans la nuit se soldent par l’arrestation de six autres personnes. Vers deux heures du matin, les forces de l’ordre se retirent pour rejoindre leur casernement à Largentière. Cette démonstration de force ne désarme toutefois pas la résistance aux autorités et, le lendemain, en complète contravention avec l’arrêté préfectoral du 12 août, le maire Baptiste Cellier autorise la fête votive dans sa commune. Le sous-préfet se déplace en personne, accompagné du procureur de la République et du commandant du 14e léger à la tête de 90 fantassins. Un juge d’instruction, l’avocat général et le lieutenant de gendarmerie complètent le dispositif judiciaire. Ce déplacement impressionnant des autorités produit son effet et interrompt « danses, farandoles promenades avec le chapeau garni de rubans » 1476 . Des marchands forains qui étalaient devant le public des jeux de hasard prohibés par la loi se voient saisir leur matériel et ce, en dépit d’une autorisation en bonne et due forme établie par le maire qui les autorisait à vendre et laisser jouer pendant la durée de la fête votive. Le café de La Fraternité tenu par Louis Alexandre Dupuis « considéré comme le point de rassemblement de tous les démagogues » 1477 est aussi l’objet de toute leur attention. Alors que les autorités judicaires s’apprêtent à perquisitionner les lieux, ils sont interpellés de manière insultante par deux consommateurs qui montrent de la résistance au moment de leur arrestation. Des coups de crosse de fusil et de plat de sabre rappellent l’un d’entre eux « au sentiment de ses devoirs » de respect de l’autorité. La visite domiciliaire de l’établissement amène la découverte d’écrits socialistes très nombreux : « des espèces de proclamation, des anecdotes, des théories plus rouges les unes que les autres… ». Ayant été prévenus que deux des inculpés dans l’affaire de Laurac se cachaient chez Stanislas Dufour, le frère le l’ancien maire de la commune 1478 , les militaires se rendent sur les lieux et perquisitionnant son domicile, découvrent 78 balles, des armes, un peu de poudre 1479 .
La visibilité des représentants de l’ordre sur le terrain et leur démonstration de force n’ont pas découragé les nombreuses personnes étrangères à la commune venues participer aux festivités. Cette présence irrite le sous-préfet car il y a beaucoup d’effervescence dans les débits de boissons et les autorités s’exposent à des paroles déplacées qui les obligent à procéder à des arrestations 1480 . Vers 16h, pour disperser la foule, il rédige un arrêté prescrivant « l’évacuation sur l’heure de tous les étrangers qui encombraient la commune et la fermeture à 20h de tous les établissements ». Des détachements de soldats et des patrouilles de la gendarmerie veillent au bon respect de l’arrêté en expulsant, par la force, les buveurs attablés et peu enclins à satisfaire à ces mesures administratives.
Le bilan de la journée se traduit par l’arrestation de onze individus qui attendent leur transfert en direction de la maison d’arrêt de Largentière et la recherche d’une fabrique clandestine de poudre dans les environs du village a conduit à la découverte de tout le matériel nécessaire à la fabrication de fausse monnaie. Le maire, dont l’attitude a été jugée déplorable 1481 , est en instance de révocation et fait l’objet d’un mandat d’arrestation ; Alexandre Dupuis est sanctionné par un arrêté préfectoral qui, le 3 septembre, ferme son établissement jusqu’à nouvel ordre 1482 ; et le sous-préfet appelle de tous ses vœux la mise en état de siège du département, d’autant plus que le temps presse car, en ce début septembre, le programme des festivités et réjouissances s’annonce chargé si l’on en croit l’information transmise au préfet au lendemain de l’affaire de Vinezac.
‘« Nous avons pour dimanche 7 septembre des fêtes votives à Lablachère, Joannas, Thines, Prunet, la Souche. Le maire de Lablachère est venu me prévenir que bon gré malgré les jeunes gens de sa commune voulaient avoir leur vogue et que les démagogues du canton de Joyeuse devaient se réunir dans différents secteurs de Lablachère ». ’Il est pratiquement impossible d’interdire celle de Lablachère car elle annonce le début de trois jours de festivités : dimanche vogue, lundi pèlerinage à notre Dame du Bon-Secours, mardi foire et comme chaque année, près de 10 000 personnes sont attendues.
Les mauvaises conditions atmosphériques en ce début septembre laissent prévoir une affluence bien moins importante que les années passées. Pour assurer le maintien de l’ordre, le sous-préfet a affecté 150 hommes de troupe à la surveillance des lieux. Mais sur place, la confusion la plus totale règne et témoigne du dysfonctionnement des communications entre autorités administrative et militaire. A la place des 150 soldats attendus, c’est près de 400 militaires qui sont déployés sur le terrain. Un tel déploiement de force étonne même le sous-préfet qui n’en demandait pas tant :
‘« C’est un acte d’état de siège que celui du général Rostolan et comme nous n’en sommes pas encore là, la responsabilité en tombe sur moi aux yeux des populations » 1483 . ’Il est même dans l’impossibilité d’évaluer le rapport des forces sur le terrain :
‘« Il y a à Lablachère 160 hommes sous les ordres du commandant du 14e Léger, 150 hommes sous les ordres à ce que je présume d’un capitaine du 16e Léger, dix gendarmes, un lieutenant colonel du 35e de ligne » 1484 . ’Les réactions sur place sont mitigées. Certains pensent que cette démonstration dévoile la faiblesse des autorités qui, craignant tellement les manifestations de l’opposition, sont obligés de mettre en état de guerre « ce point de Lablachère battu par la pluie et le vent et nullement agité par la faction démagogique » 1485 . D’autres, au contraire, voient dans « cet appareil imposant de force armée un moyen employé par l’autorité administrative pour montrer aux populations gangrenées du canton de Joyeuse quels étaient les éléments d’action préventive ou répressive dont on pouvait faire usage à un moment donné » 1486 . D’ailleurs le lieutenant colonel Dunant du 35e de ligne présent sur les lieux ne compte pas rester sur la touche et veut prescrire à ses 400 hommes des manœuvres propres « à effrayer un peu plus les spectateurs ». Finalement, c’est la pluie qui a conduit à l’annulation de la foire du mardi et les forces de l’ordre n’ont pas pu, malgré tout, contenir les manifestations ainsi que le déplore le sous-préfet :
‘« La concentration des 380 hommes avait lieu au village principal et celui de Notre-Dame où s’effectuait le pèlerinage était complètement dégarni. Le soir pendant que nous étions tous à surveiller Lablachère, on a hurlé pendant deux heures des chants démagogiques à Notre-Dame » 1487 . ’Comme il fallait s’y attendre « Ces nombreux actes de rébellion ou de violence commis par des attroupements, et à l’égard desquels les moyens de répression ordinaire ont été jugés insuffisants » aboutissent à confier à l’autorité militaire l’initiative de la répression et l’exercice des pouvoirs de police. Autrement dit, le 12 septembre 1851, le département est mis en état de siège et toutes les gardes nationales doivent rendre leurs armes.
Michel CARLAT « les fêtes votives et patronales » dans Michel CARLAT [Dir.], L’Ardèche, ouv. cité, p. 360.
Michel Carlat évoque aussi le jeu du « coq lapidé » à Grospierres. Un coq vivant est suspendu par les pattes le long d’un fil tendu entre deux arbres. Il est gagné par celui qui a réussi à le tuer. Idem, p. 361.
Arch. dép. Ardèche 5M10. Rapport de l’agent secret Arnaud au préfet en date du 15 septembre 1851.
D’autres exemples dans L’Ardèche, en note de bas de page n°129 de la page 361. Un article du Courrier de la Drôme et de l’Ardèche raconte la fête donnée à Privas, le 7 août 1849, au cours de laquelle « vers les huit heures du soir, un aérostat a été lancé de l’esplanade et a disparu derrière le mont Coiron ».
Exemple de La Voulte cité par Michel Carlat p. 363 d’après REBOUL A. Mœurs de l’Ardèche au XIXe siècle, 1849, Valence, Chenevier et Chavet, pp. 314-315.
Arch. dép. Ardèche. 5M10. Rapport de l’agent secret Arnaud au préfet en date du 17 septembre 1851.
Michel CARLAT, Ibidem.
Arch. dép. Ardèche. Tribunal correctionnel de Largentière, audience du 13 septembre 1851
Ibidem.
Ibidem.
Ibidem.
Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 5 août 1851.
Le sous-préfet, ibidem.
Jérôme LAFARGUE, « Le maniement du droit dans la France rurale du 19e siècle. Sur l’efficacité symbolique de champs juridiques incertains », Ruralia, n°15-2004, p. 25.
Chapitre IV, C, II, 2°) « Troubles et sociétés secrètes ». Au cours de l’audience correctionnelle du 13 septembre 1851 qui juge les prévenus qui se sont constitués prisonniers, le procureur de la République a requis 2 ans de prison. Charmasson Denis : six mois de prison et 25 francs d’amende. Acquitté pour Salavas. Platarès Eugène, dit « le Bleu » : dix mois de prison, 25 francs d’amende. Acquitté pour Salavas. Lauriol Étienne, dit « Boursico » : dix mois de prison et 25 francs d’amende. Eldin Louis aîné, dit « Bousier » : six mois de prison et 25 francs d’amende. Acquitté pour Salavas. Martin François : 18 mois et 25 francs d’amende.
Le gendarme Ollier a été sanctionné. D’après le rapport déjà cité du préfet en date du 5 août 1851, « Le quatrième gendarme Ollier signalé comme rouge ne voulut pas entrer dans le café. Il ne fut d’aucun secours à ses camarades. Sa conduite a été si coupable dans cette circonstance qu’aujourd’hui il est en prison à Largentière et que le lieutenant demande (confidentiellement au colonel) son expulsion immédiate de la gendarmerie ».
Arch. dép. Ardèche. 3K84. Recueil des actes administratif en date du 18 septembre 1850.
Il est né le 1er janvier 1821 à Vallon.
Arch. dép. Ardèche. 5M18. Déposition d’Henri Étienne Pellier ancien maire de la commune devant Ladreyt, juge d’instruction, en date du 26 janvier 1851.
Le dimanche 7 décembre 1851, après avoir participé à la marche sur la préfecture de Largentière, Etienne Pellier se rend à Salavas et soupe chez Jacques puis chez Escoutay. Déposition d’Henri Étienne Pellier, ibidem.
Une centaine selon les précisions apportées par le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche daté du vendredi 15 août 1851.
Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 11 août 1851 à 6h du matin.
Le rapport du sous-préfet fait état de « 500 ou 600 jeunes gens furieux » qui enlevèrent de force le prisonnier.
Rapport du sous-préfet, ibidem.
Rapport du sous-préfet, ibidem.
Le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du jeudi 14 août 1851 couvre l’événement.
Une autre version de l’événement sera proposée dans la troisième partie, chapitre VI.
Rapport du sous-préfet, ibidem.
Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 9 août 1851.
Le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 17 et 18 août 1851 détaille ce transfert de la troupe effectué dans la chaleur étouffante de l’été : « Le 2ème bataillon du 14e Léger, en garnison au Pont-Saint-Esprit reçut l’ordre de se rendre en toute hâte à Largentière (70 km). Les soldats fatigués d’une longue marche sous un soleil brûlant et à travers les lieux les plus accidentés, travaillés par une fièvre typhoïde qui les décimait depuis quelques jours sont arrivés dans nos murs, si haletants et exténués que huit ou neuf sont tombés sans connaissance. Un caporal de voltigeurs est mort, un autre a succombé près de Saint-Remèze. Depuis cette dernière station plus de 150 malheureux sont éparpillés étendus ça et là dans les fossés et sur les bords du chemin ». Le sous-préfet de Largentière rectifie l’information dans un rapport transmis au préfet en date du 17 août 1851 : « Les hommes d’infanterie arrivent lentement et affreusement fatigués. M de Rochemure, maire de Largentière et Lalauze juge suppléant, sont partis pour Vallon emmenant avec eux un nombre de voitures assez considérable pour leur permettre de transporter à Largentière tous les retardataires, tous les malades […] Nos soldats soit disant morts hier sont seulement très malades, il n’y a toujours qu’un décès à déplorer ».
Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 19 août 1851 : « 250 jeunes gens appartenant presque toutes à des communes étrangères à Valgorge sont arrivés avec des cravates rouges, des cannes à bec crochus, ils ont poussé des cris anarchiques, chanté des chants prohibés, ils ont dressé sur une place une table, ont commencé un petit banquet et se sont pris à danser autour de la table en continuant à répéter “vive Blanqui, vive Barbès, vive Ledru-Rollin”. L’autorité du maire a été méconnue. On lui a répondu qu’il n’avait pas le droit de parler sans son écharpe. Deux brigades de gendarmerie et une compagnie de fantassins se sont transportés sur les lieux, les perturbateurs avertis ont pris la fuite dans toute les directions ».
Le sous-préfet, outrepassant les instructions du préfet, avait d’abord affecté une centaine de militaires pour la surveillance de la foire. Rappelé à l’ordre par le préfet, il a diminué l’effectif de moitié. Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 24 août 1851.
Selon l’expression du sous-préfet de Largentière. Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 26 août 1851.
Ibidem : « Vers trois heures des chants séditieux furent proférés, une arrestation eut lieu, l’agitation fut grande, on criait “zou, zou” et on menaçait de tenter la délivrance du prisonnier ».
Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 2 septembre 1851 pour transmission du rapport du lieutenant Janin rédigé le 31 août 1851.
D’après le sous-préfet qui a annoté le rapport du lieutenant Janin, le maire aurait dit : « le sous-préfet et le préfet perdent la tête d’envoyer les gendarmes et la troupe dans la commune ».
Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 31 août 1851.
Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 2 septembre 1851.
Ibidem.
Edouard Béraud-Dufour a été révoqué par décret du 9 septembre 1850 parce qu’il a « violé sciemment la loi du 31 mai 1850 en portant sur la liste électorale des citoyens qu’ils savaient incapables d'y figurer ».
Ibidem.
Ibidem. « Le commandant avait été insulté et traité de canaille par un homme que nous avons fait arrêter ».
Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 31 août 1851.
Arch. dép. Ardèche 3M268. Cellier est révoqué le 13 novembre 1851 par décret du président de la République vu le rapport du ministre de l’Intérieur et l’avis du Conseil d’État. Il est remplacé par André Auguste Bastide, un négociant de 64 ans nommé par décret.
Arch. dép. Ardèche. 3K85. Recueil des actes administratifs, n°156.
Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 8 septembre 1851.
Ibidem.
Ibidem.
Ibidem.
Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 8 septembre 1851.