5°) Délits forestiers et dépassement du « seuil de l’intolérabilité »

L’interrogation formulée par Christian Estève au colloque de Lyon était une piste à explorer pouvant donner les clés d’interprétation des mouvements insurrectionnels de Décembre 1851 : la liberté de chasser et le droit de chasse étaient-ils au cœur ou en marge de l’insurrection de 1851 ?  1527 D’une manière plus générale, toutes les restrictions apportées par le code forestier de 1827 à l’utilisation ou au contrôle des ressources de la forêt auraient-elles habituées les populations à vivre dans l’illégalité, ce qui aurait favorisé les prises d’armes au moment des insurrections de Décembre ?  1528

La forêt, ressource aux multiples usages codifiés, fait l’objet d’une surveillance toute particulière, à la mesure de sa valeur économique pour les populations du XIXsiècle. Les violations du code forestier sont alors considérées comme des délits jugés par les tribunaux correctionnels des trois arrondissements. Entre janvier 1847 et décembre 1853, 5 890 affaires jugées ont concerné des délits forestiers soit presque 60% des audiences. Les registres des tribunaux correctionnels ont consigné les faits délictueux de coupes et d’enlèvements en milieu forestier. A ces déprédations s’ajoutent les délits de dépaissance, de plantations illégales dans les forêts communales, de pêche et de chasse qui ont débordé du strict cadre forestier.

En regardant la carte de la localisation des « territoires de l’illégalité », l’hypothèse qui établit une corrélation entre insurrection et fréquence des délits forestiers ne peut pas être confirmée. L’ensemble du département est concerné par des affaires jugées en correctionnelle avec une très nette prédominance pour des territoires qui ne fourniront aucun insurgé en Décembre 1851. Dans le classement des affaires forestières jugées en correctionnelle, ce sont les coupes forestières qui détiennent la première place et concernent essentiellement les forêts domaniales du plateau ardéchois et du bas Vivarais de l’arrondissement de Largentière  1529 . Dans le palmarès des dix communes les plus touchées par ce type de délit, huit appartiennent à cet arrondissement avec un record atteint à Mazan. Cette commune est concernée chaque année par une cinquantaine d’affaires et ce en dépit des lourdes amendes qui ne semblent pas décourager pour autant les candidats à l’abattage. Plus de la moitié des amendes prononcées condamne le prévenu à s’acquitter d’une somme supérieure à 25 francs. A cette somme, il faut toujours ajouter les frais de justice dont le montant varie selon les affaires et parfois des dommages et intérêts versés au titre du préjudice subi. Le montant initial de l’amende peut être ainsi multiplié par deux ou trois. Le graphique ci-dessous donne un aperçu des amendes infligées par le tribunal correctionnel de Largentière entre 1847 et 1853.

Plusieurs explications peuvent être avancées pour expliquer la répartition de ce type de délit. Faut-il voir dans ces espaces des zones de non droit rebelles à l’autorité ? Il est vrai que les forêts du Plateau furent pendant le temps de la Révolution et de l’Empire, le refuge des chouans et des réfractaires à l’enrôlement dans les armées impériales. Mais constatons tout d’abord qu’il ne s’agit pas d’un fait nouveau. Déjà au XVIIIe siècle les procès verbaux des Eaux et Forêts enregistraient des plaintes constatant la dégradation des forêts monastiques par les populations environnantes. Devenus propriétés de l’État, les anciens bois qui dépendaient des abbayes des Chambons, de Mazan et de Bonnefoy sont particulièrement exposés. En 1801 les rapports du préfet Charles-Ambroise de Cafarelli font toujours état de « défrichements inconsidérés ».

Aurait-on alors renforcé au cours du XIXe siècle la surveillance de ces forêts du Plateau ardéchois ? Le nombre de délits constatés serait le signe d’une présence accrue des autorités. Ce ne serait apparemment pas le cas, gendarmes, garde forestiers n’y seraient pas plus nombreux qu’ailleurs. Mais ce nombre important de procès verbaux ne traduirait-il pas aussi la difficulté de vivre « là-haut », dans « la montagne » ? La forêt est d’une nécessité vitale pour ceux qui ont peu de ressources. Les arbres servent entre autres de matières premières pour les objets manufacturés, de bois de charpente, mais aussi de combustible pour la cuisine et le chauffage. Un nombre conséquent d’affaires a pu trouver sa justification dans les paroles de ce prévenu de Saint‑Lager‑Bressac qui, assigné à comparaître en justice de paix, reconnaissait « avoir coupé 100 kilos de branches ou baliveaux de chênes commis par la nécessité de se chauffer »  1530 . Ici, dans « la montagne », ce « plat pays » balayé par les vent du Nord, les effets de l’altitude se font particulièrement sentir et des froids polaires peuvent régner pendant plusieurs mois de l’année  1531 . « La montagne » est aussi particulièrement distinguée par le nombre de procès verbaux dressés pour des faits de pâturage sans autorisation. L’économie de « la montagne » se fondant sur l’élevage, les plaintes contre les troupeaux de « bêtes à laine » sont fréquentes. Pierre Bozon, dans son étude consacrée à La vie rurale en Vivarais, fait remarquer qu’au milieu du XIXe siècle « le mouton était de loin l’animal le plus nombreux du Vivarais »  1532 . Si les moutons sont visibles dans les landes, ils fréquentent aussi les bois dans lesquels ils doivent être autorisés à paître. L’hiver, dans la bergerie, ils peuvent être nourris avec des branches de chênes, de frênes, de châtaigniers et de pins mises en fagots aux mois d’août et septembre  1533 .

Les délits de chasse et de pêche concernent l’ensemble du département. Assimilés aux délits forestiers, les délits de pêche sont un peu moins fréquents que les délits de chasse mais n’en sont pas moins sévèrement réprimés : des peines de prison peuvent être prononcées allant jusqu’à un mois d’incarcération pour les empoisonneurs de rivières. Les substances toxiques généralement utilisées sont la chaux vive ou des herbes destinées à droguer le poisson comme le « bouillon-blanc ou Patara », le cyanure étant plus rarement utilisé. Charles-Albin Mazon, dans son Voyage humoristique dans le Haut Vivarais, constate en 1907 les conséquences écologiques de cette pêche de braconnage sur certains cours d’eau comme la rivière Doux où le poisson a presque disparu. Les autres techniques de pêche interdite sont la pêche au filet dont la maille n’atteint pas les 30 millimètres réglementaires, la pêche au « filet traînant », la pêche au barrage, la pêche de nuit en utilisant des torches et des fourches. Les contrevenants s’exposent aux sanctions détaillées dans le graphique suivant :

Les délits de chasse s’appliquent essentiellement à toute personne ayant chassé sans permis ou en dehors de la période autorisée par le préfet. Depuis la loi du 3 mai 1844, tout chasseur doit être en possession d’un permis de chasse délivré sur l’avis des maires par les préfets. Cette restriction de la liberté du droit de chasse accordée par la Révolution aux citoyens le 11 août 1789 a été mal vécue par les populations. En effet, les permis de chasse sont payants et le titulaire doit s’acquitter d’une somme de 25 francs, soit le loyer annuel d’une maison ordinaire, pour être en conformité avec la législation. Celui qui brave la loi est passible d’une amende de seize francs accompagnée de la confiscation de son arme. Au regard de l’amende encourue la première fois, on peut supposer que certains aient pris le risque de chasser sans cette autorisation. Mais attention ! La vigilance des autorités chargées de constater les délits de chasse est récompensée par une somme de huit francs par procès verbal de non présentation d’un permis et de quinze francs pour la constatation d’une chasse hors saison d’ouverture. Cette gratification s’élève à 25 francs lorsque le contrevenant a été surpris de nuit. La « prime » attribuée est toujours prélevée sur le montant de l’amende, le reliquat allant directement dans les caisses de la commune dont le territoire a fait l’objet du délit.

En ce qui concerne l’Ardèche, la thèse de Christian Estève qui pense que la question de la chasse a pu servir de facteur mobilisateur lors des insurrections armées de Décembre 1851 ne se vérifie pas. Les insurgés n’ont pas eu forcément affaire avec les autorités pour des contraventions à la législation de la chasse. Certes, la majorité des personnes arrêtées avait peut-être en commun la passion de l’activité cynégétique et certains ont reconnu avoir agi en Décembre 1851 par vengeance envers la gendarmerie à la suite d’un procès verbal. Ainsi Jean Baptiste Martin, de Chalamelas, un hameau de la commune de Vallon, aurait dit au commissaire au moment de son arrestation qu’il avait marché le soir du 6 décembre en direction de Largentière pour « chercher les 80 francs que ces coquins de gendarmes » lui avaient coûté pour un délit de chasse. Verbalisé et convoqué devant le tribunal correctionnel de Largentière au mois d’août 1851, il avait écopé d’une peine de 24 heures de prison assortie d’une amende de 50 francs et de la confiscation de son fusil  1534 . Mais le braconnage n’est pas l’apanage d’une région et les insurgés verbalisés pour des affaires de braconnage au tribunal correctionnel pendant la période 1847-1851 restent marginaux.

Communes Nombre de « braconniers » verbalisés entre 1847 et 1851. Nombre d’inculpés en Décembre 1851. Nombre d’insurgés « braconniers ».
Baix 4 12 0
Chomérac 9 67 0
Le Pouzin 8 8 0
Rochessauve 1 0 0
Saint-Lager-Bressac 8 46 1
Saint-Symphorien/Chomérac 0 19 0
Saint-Vincent-de-Barrès 2 59 0
Communes Nombre de « braconniers » verbalisés entre 1847 et 1851. Nombre d’inculpés en Décembre 1851. Nombre d’insurgés « braconniers ».
Beaulieu 1 3 0
Chandolas 1 4 0
Grospierres 2 5 0
Joyeuse 12 12 1
Labeaume 2 4 0
Lablachère 7 53 0
Payzac 3 8 0
Ribes 7 1 0
Rosières 12 29 1
Saint-Alban/Sampzon 6 7 0
Saint-André-Lachamp 0 2 0
Saint-Genest-de-Beauzon 0 7 0
Vernon 4 0 0
Communes Nombre de « braconniers » verbalisés entre 1847 et 1851. Nombre d’inculpés en Décembre 1851. Nombre d’insurgés « braconniers ».
Vallon 15 110 2
Lagorce 3 68 0
Balazuc 0 11 0
Salavas 4 18 0

Ces quelques exemples cantonaux ne prouvent évidemment pas que les inculpés de Décembre 1851 ne pratiquaient pas la chasse en contravention avec la législation. Ils ont pu le faire mais ils ne se sont pas faits verbaliser ou ils ne se sont pas faits prendre. Alors pourquoi les hommes se rebellent-ils ? Il faut chercher ailleurs une autre clé d’interprétation.

Notes
1527.

Christian ESTÈVE, « Liberté et droit de chasse : au cœur ou en marge de l’insurrection de 1851 

1528.

Débat soulevé dans l’article de Harry Roderick KEDWARD, « La Résistance et la polyvalence de la chasse », Pré-actes du colloque d’Aix-en-Provence du 20 au 22 mars 1997, La Résistance et les Européens du Sud, ouv. cité.

1529.

Voir en annexes la carte de répartition des délits forestiers pour la période 1847-1853, p. 211.

1530.

Arch. dép. Ardèche 4U7. Justice de paix de Chomérac. Audience du 4 juin 1849 entre le maire faisant office de ministère public et Louis Sautel de Saint‑Lager‑Bressac. Procès verbal du 7 avril 1849 pour avoir coupé 100 kilos de branches ou baliveaux de chênes appartenant à Louis Bérard. Condamné à six francs d’amende + 4,50 francs de frais de justice.

1531.

Paul Perrève, médecin de campagne dans les années 1950, décrit l’ambiance qui peut régner lorsque la burle se met à souffler : « les gens de là-haut savent bien, eux, ce que c’est que la burle; ce vent vif et glacé qui balaie, quatre mois de l’année, le plateau et les pentes du haut Vivarais. Il faut l’avoir entendue pleurer de sa voix grave dans les bois sombres, il faut l’avoir entendue crier de son cri aigu sur le plateau désolé. Il faut l’avoir vue faire jaillir du sol un incendie de glace, dénudant l’herbe figée de givre. Il faut l’avoir sentie sur le visage et sur les mains ; elle vous assaille de ses aiguillons de glace. Dans la neige, elle sculpte de fines rides qui se rassemblent en dunes mobiles pour devenir de profondes congères [...] La burle est sans pitié, les hommes se calfeutrent derrière la pierre et les doubles fenêtres, leurs animaux se terrent dans les étables obscures et autour des cheminées ». Paul PERRÈVE, La Burle, Livre de Poche, p 31.

1532.

Pierre BOZON, La vie rurale en Vivarais, ouv. cité, p. 96.

1533.

Pierre BOZON, idem, p. 98.

1534.

Arch. dép. Ardèche 5M19. Le commissaire de police Cachon en résidence à Vallon au procureur de la République pour annoncer l’arrestation de Martin, de Chalamelas.