Au premier coup d’œil, en observant la carte des « Affiliés aux sociétés secrètes en 1851 » 1655 établie à partir des signalements des autorités et en la croisant avec la carte des signalements et inculpations en décembre 1851 », on peut affirmer, sans trop de risques d’erreur, qu’il y a corrélation entre présence d’une société secrète et résistance au coup d’État. On s’aperçoit aussi que les sociétés secrètes s’organisent autour de pôles géographiquement déterminés. Toute « la montagne ardéchoise » et le nord du département échappent à ce phénomène. Si l’on suit le raisonnement de Ted Margadant, le défaut de sociétés secrètes dans « la montagne » s’expliquerait par la faiblesse des villes ou de bourgs importants et cette carence aurait été l’une des raisons de l’absence de réaction de ces territoires. Cette thèse s’accorde avec la théorie de Roger Price 1656 qui identifiait les trois facteurs semblant avoir caractérisé les secteurs de résistance au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte : détresse économique, communications urbaines avec la campagne, et sociétés secrètes.
‘« Motivés par des doléances sociales et menés par des conspirateurs urbains, les insurgés ruraux de 1851 ont protesté contre le riche et le privilégié » 1657 . ’En dehors du plateau ardéchois, le « calme en Haut-Vivarais » 1658 avait étonné Élie Reynier qui cherchait la clé de l’interprétation de ce « problème curieux » 1659 :
‘« L’aspect social est-il différent au Nord de l’Eyrieux ? S’il y a des crises fréquentes chez les mégissiers, les industries de la soie (sauf le tissage naissant) sont beaucoup moins répandues que dans les deux autres arrondissements : y a-t-il moins d’exploitation par les capitaux lyonnais ? La vie rurale est-elle plus prospère, plus régulière sur ces plateaux souriants, que sur les pentes abruptes et pauvres du micaschiste cévenol, sur les landes calcaires du Sud-Est ? Y aurait-il moins d’hypothèques et d’usuriers ? Peut-on expliquer ainsi la sagesse de cet arrondissement, protestants compris, la population protestante étant sans doute en moyenne plus aisée (mais n’en est-il pas de même dans le canton de Vallon ?) et par là même plus portée à ne protester que par les voies légales, par le vote et non pas l’insurrection » 1660 . ’Sauf exceptions, force est de constater que, pendant la période 1849-1851, l’arrondissement de Tournon s’est plutôt fait remarquer par la rareté des interventions des autorités. Le procureur de la République du tribunal de Tournon pouvait se réjouir lorsqu’il écrivait au général commandant les opérations militaires, le 20 janvier 1852 :
‘« L’arrondissement de Tournon a été exempt de manifestations insurrectionnelles. Il n’y a pas eu lieu dès lors de faire opérer des arrestations immédiates et nombreuses. Le canton de Saint-Péray, seul, par suite de son voisinage avec Valence, devait fournir un contingent d’hommes à l’insurrection qui devait éclater les 7, 8 et 9 dans cette ville » 1661 . ’Pourtant, à regarder de plus près les cartes précitées, il ressort que l’implantation d’une société secrète dans un lieu déterminé ne garantit pas forcément le passage à l’acte en Décembre. Jaujac, Vernoux, Annonay sont trois exceptions majeures qui ne confirment plus la règle.
A Jaujac, la société secrète composée d’une trentaine de membres sous la présidence de Jules Maurice Thibon et Joseph Simon Chabaud 1662 aurait planifié sa stratégie insurrectionnelle au cours d’une réunion clandestine nocturne tenue le 26 octobre 1850 dans le cratère de l’ancien volcan de Jaujac. Chaque affilié aurait reçu des balles, la poudre et les fusils devant être distribués le jour où retentira le tocsin annonçant le signal du déclenchement général de l’insurrection 1663 . Mais le jour « J », la société secrète de Jaujac n’entre pas en action. Faut-il imputer cette défection à la mise au jour de cette société six mois auparavant, le 7 avril 1851, lorsque treize membres supposés ont été traduits devant la cour d’assises de l’Ardèche, inculpés « d'affiliation à une société secrète avec participation à des réunions politiques » 1664 ? Leur procès déboucha sur un non-lieu et l’acquittement fut prononcé, même pour celui qui avait été nommé chef de décurie à la réunion du cratère : Hercule Urbain Dominique Avias 1665 . Ses antécédents judiciaires n’ont pas joué contre lui. Ce contremaître d’une fabrique de soie, ancien militaire engagé, avait pourtant déjà été condamné à huit jours de prison en octobre 1847 pour délit de pêche avec substance toxique en empoisonnant la rivière avec de la chaux vive et le 16 mars 1850, soit une semaine avant l’ouverture de son procès en cours d’assises, il était verbalisé par la gendarmerie pour tapage nocturne après 23h aggravé d’un outrage à la gendarmerie. Alors que les gendarmes lui demandaient de quitter les lieux, Avias, épaulé par Sauzet, dit « Lacombe », et Auguste Lieutier, les invectiva en les traitant de « cochons, canailles, mauvais sujets » 1666 .
Chose surprenante également dans cette affaire de la société secrète de Jaujac, les principaux organisateurs de la société, le médecin Joseph Simon Chabaud et le teinturier cafetier, Henri Louis Radal 1667 , ont même été remis en liberté provisoire sous caution après leur arrestation le 12 novembre 1850. La perquisition du café Radal avait permis la découverte et la saisie d’un fusil, de munitions, d’un vieux sabre, d’un numéro de La Feuille du village édité par Joigneaux, de deux chansons ayant pour refrain : « Buvons à l’indépendance du monde », « le peuple a faim ». La présence de ces armes et de cette presse se justifie dans les déclarations de Radal faites devant le juge d’instruction le 10 novembre 1850 : la première chanson lui a été remise par un ouvrier teinturier : Auguste Brousse 1668 , la seconde il ne « sait pas d’où elle est sortie » ; le fusil a été acheté cinq francs à un cousin d’Hercule Urbain Avias : le médecin Amédée Avias ; le sabre provient d’un échange avec un maréchal ferrant de la commune car, à l’origine, Radal possédait un sabre de forme différente qui avait appartenu à son frère utérin lorsqu’il était officier de la garde nationale ; La Feuille du village lui parvient par abonnement pour le café 1669 .
Voir en annexes, p. 221.
Roger PRICE, The French Second Republic. A social History, Londres, B.T. Batsford, 1972, 386p . Cité par Ted MARGADANT dans French Peasants…, ouv. cité, p. XXI.
Ibidem. « Roger Price has synthesized the work of Vigier, Agulhon, and several other regional historians in his recently published The French Second Republic. He identifies three factors that seem to have characterized the areas which resisted the coup d’état: economic distress, urban communications with the countryside, and secret societies. Motivated by social grievances and led by urban conspirators, the rural insurgents of 1851 protested against the rich and the privileged. Theirs was essentially a social revolt ».
Élie REYNIER, La Seconde République…, ouv. cité, p. 145.
Ibidem.
Élie REYNIER, idem, p. 146.
Arch. dép. Ardèche 5M25.
Voir précédemment.
Arch. dép. Ardèche. 2U 69. Ladreyt de la Charrière, juge d’instruction du tribunal correctionnel de Largentière en date du 10 novembre 1850.
Jules Maurice Thibon, de Largentière ; Jean-Pierre Teyssier, Lazare Agricol Muren, Hippolyte Rivet, Jean-Auguste Lieutier, Alphonse Tarandon, Hercule Urbain Dominique Avias, Camille Chabert, Adolphe Rigal, Jean-Louis Alphonse Sauzet, dit « Lacombe », Jean Florentin Gelly, Bernard Allègre, Frédéric Martin sont acquittés. Joseph Simon Chabaud arrêté le 12 novembre 1850, inculpé d’avoir assisté à une réunion politique non publique et d’être membre de société secrète a été mis en liberté provisoire sous caution le 2 décembre 1850. Arch. dép. Ardèche Y154 registre d’écrou de la Maison d'arrêt de Largentière.
Né le 12 octobre 1809 à Jaujac.
Arch. dép. Ardèche Y 157, registre d'écrou de la Maison de correction de Largentière. Condamné par le tribunal correctionnel de Largentière en date du 12 avril 1851 à trois jours de prison pour outrages envers la gendarmerie. Entré le 31 mai, sorti le 3 juin 1851.
Né le 6 novembre 1811 à Largentière.
Né le 30 décembre 1826 à Jaujac. Arch. dép. Ardèche Y 154, registre d’écrou de la Maison d'arrêt de Largentière. Entré le 26 janvier 1851 inculpé de cris séditieux. Jugé le 1er février 1851 par le tribunal correctionnel de Largentière qui le condamne à six jours de prison, seize francs d’amende et 19,60 francs de frais de justice pour cris séditieux, résistance avec violence aux gendarmes et insultes : « voleurs et canailles ». Libéré le 7 février 1851 par expiration de la peine.
Arch. dép. Ardèche 2U 69. Cabinet du Juge d’instruction du tribunal correctionnel de Largentière en date du 10 novembre 1850.