N’étant pas sociologue de formation, ce n’est pas sans appréhension que nous mettons le cap vers ce nouveau « continent », d’où l’emploi de ce titre à la connotation maritime. Ces « balises sociologiques » devront éclairer notre progression tout en signalant les « endroits dangereux » et indiquer la marche à suivre. La sociologie a fait de l’action l’un de ses champs d’étude et plusieurs théories ont proposé des modèles explicatifs. Mais quelle approche privilégier sachant que l’explication de l’action individuelle varie selon le poste d’observation du spécialiste en sciences sociales ? Le choix de ce lieu d’observation dépend de la sensibilité et de l’histoire personnelle du chercheur, identité dont il est difficile de faire abstraction car elle conduit à des réactions affectives spécifiques » 1744 comme le met en évidence Jérôme Lafargue dans son « éloge du doute » 1745 en définissant les précautions méthodologiques qui devront servir de glissières de sécurité lors de la conduite de la recherche.
Deux approches sociologiques majeures traversent le champ des recherches sur l’action individuelle et peuvent se synthétiser en deux entités : « l’individu ou la société » : « la partie ou le tout ». Ces deux conceptions renvoient aux origines de la sociologie et suivent « la ligne de partage des eaux » des courants durkheimien et webérien. En fait, tout dépend de la conception que l’on se fait de l’être humain en tant qu’objet d’étude. Poser comme axiome que les phénomènes sociaux sont la conséquence des comportements individuels, revient à naviguer dans l’océan de « l’individualisme méthodologique » 1746 . Par contre postuler que les comportements sont façonnés par des dynamiques supra individuelles, c’est privilégier l’option « holisme méthodologique ». En s’engageant dans l’une ou l’autre voie, il ne faut pas s’attendre à trouver des « avenues royales » conduisant directement aux portes de la compréhension ou de l’interprétation des phénomènes de l’action. La voie de « l’individualisme méthodologique » est séduisante, mais Pierre Birnbaum et Jean Leca dans l’introduction de leur ouvrage Sur l’individualisme 1747 avertissent :
‘« Le caractère séduisant du concept est à la mesure de son imprécision. Il convient de distinguer au moins trois interprétations de l’individualisme selon que l’on s’attache à caractériser les comportements (individualisme sociologique), à légitimer les normes, les institutions et les choix de valeurs (individualisme éthique) ou à expliquer les processus sociaux (individualisme méthodologique) ». ’Les chemins sont donc multiples et pas toujours pavés de concepts opératoires utilisables dans le cadre de cette problématique de recherche, mais la lumière de Jean-Michel Berthelot est là pour rassurer ceux qui hésitent. Il précise que ces différentes théories de l’action ne sont pas si éloignées à première vue car :
‘« Elles se regroupent en effet, malgré leur déni réciproque sous un schème commun : celui de l’intentionnalité. Selon ce schème, un phénomène social donné résulte des intentions d’un ensemble d’acteurs, inscrits dans un système d’action » 1748 . ’L’intentionnalité induit l’idée d’avoir pour fin un but précis, objectif définissant le caractère conscient de l’action mise en place. L’individu considéré alors comme rationnel pèse le pour et le contre, calcule, en évalue l’avantage retiré. Le moteur de son action, c’est donc l’intérêt personnel. Cette logique du choix rationnel caractérisant l’homo œconomicus est directement inspirée de cette doctrine morale et sociale théorisée par les philosophes anglo-saxons Jeremy Bentham et John Stuart Mill : l’utilitarisme 1749 . Mais comment identifier les « bonnes raisons » poussant les gens à se comporter de telle ou telle manière ? Dans la boite à outils conceptuelle des modèles explicatifs, lequel serait le plus approprié à la compréhension des raisons d’agir des insurgés de Décembre, sachant que les champs explicatifs des comportements sociaux ne sont pas tous retournés de la même manière ?
Jérôme LAFARGUE, « Sociologie de la protestation paysanne dans les Landes », dans Ruralia, n°4‑1999, p. 67. « L’équation sociale et personnelle » du chercheur dont il a déjà été fait mention dans l’introduction p. 4.
Selon l’expression d’Edouard LINCH, « Compte rendu de lecture » du livre de Jérôme LAFARGUE, Protestations paysannes dans les Landes… », dans Ruralia, n°10/11‑2002, p. 373.
« Le principe de “l’individualisme méthodologique” énonce que, pour expliquer un phénomène social quelconque […], il est indispensable de reconstruire les motivations des individus concernés par le phénomène en question, et d’appréhender ce phénomène comme le résultat de l’agrégation des comportements individuels dictés par ces motivations ». Raymond BOUDON, « Individualisme et holisme dans les sciences sociales » dans Pierre BIRNBAUM et Jean LECA [Dir.], Sur l'individualisme, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1986, p. 46. Raymond Boudon précise également qu’il y a « entre l’individualisme au sens méthodologique et l’individualisme au sens de l’éthique ou de la sociologie le même rapport qu’entre le mot bad en persan et le mot bad en anglais. […]. Les deux mots se prononcent exactement de la même façon. Mais comme ils appartiennent à deux langues distinctes, leurs significations sont différentes », ibidem, p. 46.
Pierre BIRNBAUM et Jean LECA [Dir.], Sur l'individualisme, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1986, 379 p.
Jean-Michel BERTHELOT, « Le devoir d’inventaire » dans La Sociologie. Histoire et idées, ouv. cité, p.250.
François Bourricaud dans un article publié en avril 1989 pour la revue Magazine littéraire apportait la précision suivante : « Le malheur est que sous le nom d’utilitarisme on entend les choses les plus diverses. Si l’on veut dire que face à toutes les occurrences que peut lui offrir la vie sociale, l’individu est en mesure d’établir une liste complète, cohérente et constante de ses préférences, de prévoir toutes les conséquences de ses choix et de ses engagements, de rendre efficaces ces préférences et ses prévisions, l’utilitarisme ainsi entendu exagère manifestement l’autonomie de l’individu, son pouvoir sur lui-même, sur les autres et sur l’environnement. Mais l’utilitarisme ainsi entendu, qui grossit d’une manière outrée la maîtrise de l’individu sur les circonstances, limite par ailleurs l’individu à une pure faculté de sentir, de comparer, de combiner et d’ordonner des impressions effectivement données ou anticipées ». François BOURRICAUD, « Sur l’individualisme en sociologie », dans L’individualisme le grand retour ‑ Magazine littéraire, n°264, avril 1898, pp. 76-78.