2°) Sériciculture et insurrection ou le modèle de la frustration relative à l’épreuve des faits

a) « La manne séricicole »

L’Annuaire de l’Ardèche n’en finit pas de vanter les bienfaits recueillis par la « manne séricicole ». En 1840,

‘« La culture de la soie est sans contredit la source la plus féconde du commerce de l’Ardèche. Elle donne tous les ans des produits qui s’élèvent à plus de vingt-cinq millions. En occupant un nombre infini de bras, depuis la femme et le petit enfant jusqu’à l’ouvrier le plus intelligent et l’artiste le plus habile, cette industrie donne au pays profit et sécurité ». ’

Dix ans plus tard, « Les produits d’exportation de l’Ardèche sont principalement les soies dont la valeur annuelle dépasse trente millions de francs »  1809 . Cette « prospérité inouïe»  1810 engendrée par l’activité séricicole étonnait déjà Michelet lorsque en 1846, traversant au mois de mai le bas Vivarais pour aller de Nîmes au Puy, il remarquait devant chaque maison « une jeune dévideuse, qui, tout en piétinant sur la pédale du dévidoir, souriait de ses jolies dents blanches et filait de l’or »  1811 . Il est vrai que la soie faisait naître de folles espérances quand « les petits producteurs pouvaient gagner en un mois l’équivalent du salaire de cent jours de travail d’un ouvrier qualifié »  1812 . Alors on se mit à planter du mûrier en abondance, comme l’observait Eugène Villard, l’ancien sous-préfet de l’arrondissement de Largentière :

‘« Le mûrier a su trouver place partout, dans les terrains d’alluvion et sur le pendant des collines, dans les enclos, dans les jardins, au seuil des habitations et jusque sur la voie publique »  1813 . ’

Les plantations s’élèvent de plus en plus haut, remplaçant même des châtaigneraies séculaires à des altitudes où certains observateurs estiment qu’ils ne feront que languir  1814 . Le Vivarais est devenu « le royaume de la soie »  1815 et l’arrondissement de Privas est « le cœur de cet empire »  1816 . Yves Morel situe le début de cette expansion dans les années 1820 lorsque « après trente ans de préparatifs, de mobilisation, le Vivarais s’est lancé dans l’industrie moulinière avec une vigueur impressionnante »  1817 . Dès 1825, Élie Reynier recense 180 fabriques ou moulinages  1818  :

Arrondissement Villes Nombre
Tournon : 7 fabriques
Annonay 2
Le Cheylard 2
Vernoux 2
Andance 1
Largentière : 31 fabriques
Burzet 2
Saint-Pierre-Le-Colombier 2
Montpezat 1
Meyras 4
Jaujac 7
Largentière 6
Chassiers 2
Vinezac 1
Laurac 2
Joannas 1
Joyeuse 1
Lablachère 1
Les Vans 2
Canton de Chomérac 22
Canton Aubenas 23
Saint-Pierreville 5
Marcols 12
Gluiras 4
Saint-Sauveur-de-Montagut 4
Privas : 141 fabriques Canton de Privas 51
 
   
Issamoulenc 3
Rochemaure 7
La Voulte 5
Viviers 3
Bourg-Saint-Andéol 3
Villeneuve-de-Berg 2
Antraigues 2

En 1846, le préfet de l’Ardèche diligente une grande enquête sur la comptabilité des mûriers  1819 . Certains maires sont perplexes et désemparés sur la manière d’effectuer cette tâche. D’ailleurs le contraste est saisissant entre des maires qui annoncent 300 mûriers sur le territoire de leur commune, comme à Planzolles dans le canton séricicole de Joyeuse, ou 416 à Freyssenet, commune située sur le plateau du Coiron et ceux qui en dénombrent 480 000 à Berrias et Casteljau, dans le canton des Vans. Même si la validité scientifique de cette enquête laisse à désirer, elle a le mérite de faire apparaître les lieux où le mûrier marque le paysage. La carte de la répartition des plantations de mûriers  1820 établie d’après les données de l’enquête de 1846, fait ainsi apparaître la prépondérance du sud du département avec la prééminence des cantons des Vans et de Joyeuse. Des archipels de plantations émergent dans les cantons de Bourg-Saint-Andéol, Villeneuve-de-Berg, Chomérac, La Voulte, Lamastre, Tournon, Satillieu et Annonay. L’Annuaire de l’Ardèche de 1841 souligne la particularité de ce dernier canton : « l’éducation des vers à soie y a reçu un grand accroissement par les nombreuses plantations de mûriers qu’on y a faites depuis quelques années. C’est à Annonay que l’on trouve ces magnifiques soies blanches connues sous le nom de sina »  1821 . Le facteur climatique est une condition nécessaire mais non point suffisante pour expliquer cette répartition arboricole. Marie-Laure Névissas étudiant la situation de la sériciculture dans le canton de Joyeuse a mis en évidence que « la polyculture est l’un des éléments caractéristiques de l’ensemble du canton, et c’est aussi un des facteurs ayant permis l’établissement de la soie dans cette région  1822 , et la polyculture va de pair avec la petite propriété  1823 .

Se lancer dans une éducation de vers à soie permettait de trouver le numéraire complémentaire nécessaire à l’amélioration de la condition de vie du monde rural et, comme la sériciculture ignore les barrières sociales  1824 ou professionnelles, elle concerna toutes les professions. Dans sa thèse, Yves Morel note:

‘« La perspective de gains supérieurs à ceux de la rente, également plus rémunérateurs que les revenus fonciers, avait alléché bon nombre de particuliers. En effet le travail de la soie conservait, à cette époque, son caractère spéculatif ; c’est comme cela qu’il était perçu ; rien d’étonnant à ce que des acteurs, venus d’horizons professionnels très variés se soient intéressés à de mirobolantes promesses »  1825 . ’

La médaille dorée à son revers terne. Le marché des cocons et des grèges  1826 enregistre les aléas de la conjoncture économique et politique. En avril 1831, le sous-préfet de Largentière souligne la sensibilité de cette activité économique « puisque les soieries qui ne sont qu’un objet de luxe ne peuvent prospérer qu’avec la paix et un gouvernement bien assis »  1827 . Dix-sept ans plus tard, un article du Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 12 mai 1848 le rappelle, mettant en garde les éducateurs de vers à soie : « L’argent s’effarouche vite, il se cache sous le plus futile prétexte. Il ne se rassure que peu à peu, lentement et sur de bonnes garanties répétées ». Mais, lorsque le baromètre de la conjoncture économique enregistre des hautes pressions, les espèces sonnantes et trébuchantes fleurissent de nouveau comme on pouvait le constater à la lecture du Courrier de la Drôme et de l’Ardèche daté du 18 et 19 septembre 1848 :

‘« La foire d’Aubenas vient de se terminer après trois jours de durée. L’importance des affaires, l’activité des transactions pour les grèges a dépassé toutes les prévisions et après la crise qui a pesé pendant plusieurs mois sur le commerce des soies, on ne s’attendait pas à voir autant de capitaux en circulation sur cette place et un aussi grand empressement aux achats. Ce retour aux affaires est dû à la confiance qui commence à renaître dans toutes les branches de l’industrie, à l’espoir du maintien de la paix et aux ventes importantes qui se font depuis quelques temps à Lyon et à Saint-Étienne pour les besoins de la consommation ». ’
Notes
1809.

Annuaire de l’Ardèche 1850, p 93.

1810.

Élie REYNIER la soie en Vivarais, ouv. cité, p. 81.

1811.

Jules MICHELET, Le Peuple, rééditions GF Flammarion, 1974, (1ère édition 1866), note de bas de page citée p 84 dans « Servitudes du paysan ».

1812.

Michel BOYER, « Un laborieux siècle d’or » dans Histoire du Vivarais, ouv. cité, p. 199. Selon les estimations du maire d’Aubenas en date du 24 janvier 1845 qui transmet au directeur de l’Intérieur à Alger des informations sur le prix de la filature de soie : « En général on calcule que 1 000kg de feuilles valant six francs les 50kg donnent environ 50kg de cocons d’une valeur de quatre francs le kg. Ainsi on a pour une valeur de 120 francs de feuilles, une valeur de 200 francs en cocons soit 80 francs d’excédent. La moitié de cet excédent est absorbé par la main d’oeuvre, le bénéfice serait de 40 francs environ. Quant aux bénéfices de la filature, ils peuvent être évalué à 2 francs par kilo ». Arch. départ. Ardèche. 7M87. En 1835, selon un bulletin de la Société d’Agriculture de l’Ardèche, un cultivateur recueillait 150F d’un hectare de céréales et 800F d’un hectare de mûriers. Cité par Marie-Laure Névissas, Une région à l’épreuve, ouv. cité, p. 81.

1813.

Eugène VILLARD, De la situation des intérêts agricoles, ouv. cité, p. 7.

1814.

J.C SERRET, Défense de l’agriculture séricifère contre le conditionnement de l’absolu, Privas 1843, 39 p, cité par Élie REYNIER, La soie en Vivarais, ouv. cité, p. 84. En 1846, le maire de Saint-Julien-Vocance (canton de Satillieu) informe le préfet que dans sa commune, on ramasse la feuille tous les deux ans à cause du climat trop froid. Arch. dép. Ardèche. 7M87. Enquête sur l’état de plantations des mûriers.

1815.

Yves LEQUIN, Les ouvriers de la région lyonnaise, tome 1, ouv. cité, p 35. Les premières fabriques font leur apparition au début du XVIIIe siècle, voir carte de situation dans Yves MOREL, Les maîtres du fil, tome 1, ouv. cité, p. 69.

1816.

Yves LEQUIN, ibidem. « A lui seul, il rassemble un tiers des effectifs de la région lyonnaise tout entière, 6 955, dont 4 896 femmes et 1 332 jeunes filles, autour des pôles de Privas (plus de 4 000, avec Chomérac et Saint-Pierreville).

1817.

Yves MOREL, Les maîtres du fil, tome 1, ouv. cité, p. 176.

1818.

Élie REYNIER, la soie en Vivarais, ouv. cité, p. 95.

1819.

Arch. dép. Ardèche. 7M87. Enquête sur l’état des plantations de mûriers.

1820.

Voir en annexes, p. 194.

1821.

Annuaire de l’Ardèche 1841, p 261.

1822.

Marie-Laure NÉVISSAS, Une région à l’épreuve…, ouv. cité, p. 62. Elle ajoute : « pour que la sériciculture ait pu trouver une place au sein des cultures indigènes, il a fallu qu’elle s’insère dans le calendrier agricole sans trop le perturber ».

1823.

Même si des exceptions existent. Marie-Laure Névissas donne l’exemple du maire de la commune de Beaulieu, l’expert géomètre Frédéric Malignon, qui possède près de 107 ha, fait tout à fait exceptionnel pour l’arrondissement. Idem, p. 67.

1824.

Selon Albin Mazon, on pouvait voir « de riches paysannes, même des bourgeoises de campagne, filer elles-mêmes leur soie » cité dans Charles BLAIN, Quelques scènes et récits du Vivarais, p. 63.

1825.

Yves MOREL, Les maîtres du fils, tome 1, ouv. cité, p. 220. 1192

1826.

Le papillon appelé bombyx mori pond au mois de mai environ 500 œufs de un millimètre de diamètre appelés « graines ». Ces graines sont vendues à l’once (entre 25 et 30 grammes) et une once de graines comporte en moyenne 40 000 œufs. L’éclosion a lieu dix mois après la ponte. L’éclosion se fait de manière artificielle en soumettant les oeufs à une chaleur progressive de 18° à 25°. Lors de l’éclosion, le ver mesure deux millimètres de long. Au cours de son développement, il connaît quatre mues pour mesurer à terme sept à huit centimètres. La durée du développement entre l’éclosion et le début du cocon varie selon la température. A 20-25°, elle est d’une trentaine de jours. Au cours de cette période, le ver se nourrit exclusivement de feuilles de mûriers et lors des dix derniers jours qui précèdent la confection du cocon, il en consomme jusqu’à 1 400 kg. Au terme de leur développement, les vers ne s’alimentent plus et cherchent à grimper le long de cabanes en bruyères confectionnées par le producteur. Ils commencent alors à filer le cocon qui les protégera pendant les quinze à vingt jours que durera leur métamorphose en papillons. L’opération de « décoconnage » interrompt ce cycle. Triés et débarrassés de leur bourre, les cocons sont vendus sur les marchés ou aux filatures. Dans les filatures, les cocons du ver à soie sont immergés dans de l’eau à 80° et chaque boucle formée par le fil se décolle des précédentes. Une simple traction sur l’extrémité du brin permet le dévidage. Les 1 200 mètres de fil récupérés sur chaque cocon sont associés en passant par un petit disque très fin (la filière) afin de former un seul fil continu plus résistant aux contraintes des opérations suivantes. La soie obtenue en filature est appelée grège par référence au grès, cette substance naturelle gluante qui sèche au contact de l’air et qui gaine le fil sécrété par le ver à soie. La soie grège ne peut pas être teinte. Si l’on veut colorer les tissus, il faut torsader le fil et cela donne lieu aux opérations de moulinage. Selon l’intensité de la torsion, les tissus constitués présentent un aspect très variable au niveau de la souplesse et de l’élasticité. A chaque type de tissu correspond un type de torsion. L’organsin par exemple est un fil extrêmement résistant destiné à la chaîne des tissus. Il est composé initialement de deux fils torsadés isolément à 600 tours par mètre de fil puis réunis et tressés à nouveau à 400 tours ; à 1 800 tours par mètre de fil, on obtient du voile, à 2 800 tours, du crêpe, à plus de 3 000 tours, de la mousseline. Voir Élie Reynier, La soie en Vivarais, ouv. cité pp. 2-5 ; Marie-Laure Névissas, Une région à l’épreuve, ouv. cité, pp. 39-42 ; Yves Morel, Les maîtres du fil, tome 1, ouv. cité, pp. 19-44.

1827.

Arch. dép. Ardèche. 14 M 9 Le sous-préfet de Largentière en date du 21 avril 1831.