Selon Alessandro Pizzorno, l’identité structure l’action collective par le phénomène de la reconnaissance.
‘« Pour comprendre cela, il faut se placer aux deux niveaux de la construction identitaire : celui de l’identité personnelle, et celui de l’identité collective. […] notre identité est définie par les autres, où plutôt par la reconnaissance que les autres ont de notre identité […] » 1935 . ’Dipak Gupta vient en renfort et pose pour principe :
‘« […] la perception que nous avons de nous-mêmes se compose de deux identités différentes. La première source d’identité repose sur le fait que nous sommes des entités uniques, distincts, dans ce monde, de tous les autres. La seconde source de notre identité est liée à la perception que nous avons de nous-même en tant que partie d’un groupe plus grand » 1936 . ’Elle s’affirme donc dans la confrontation avec le rapport à l’autre et, en s’aventurant ainsi sur les terres de la philosophie de l’altérité, on rencontre Emmanuel Lévinas : « Autrui me regarde » et de ce regard naît ce sentiment de responsabilité envers l’autre, « Autrui comme autre que moi, […] qui pourtant me lie à lui jusqu’à fissurer mon moi […] » 1937 . En suivant cette philosophie de l’être, Philippe Corcuff construit le modèle « d’interpellation éthique dans le face-à-face » ou régime de compassion :
‘« Ce fait d’être “pris”, en pratique et de manière non nécessairement réfléchie, par un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la détresse d’autrui, dans le face-à-face et la proximité des corps. […] Avec le régime de compassion, on entre dans une modalité d’engagement dans l’action, où les vocabulaires de “l’intérêt”, du “calcul” et du “choix rationnel”, si présents en économie comme en sociologie, rencontrent donc de fortes limites, […] » 1938 . ’La compassion ? Les valeurs morales qui permettent de développer ce sentiment qui incline à partager les souffrances d’autrui relèvent-elles d’une construction, sont-elles relatives aux circonstances sociales, culturelles et seraient par conséquent variables 1939 ? Relèvent-elles d’un « arbitraire culturel » ou d’une quelconque injonction divine qui obligerait à « aimer son prochain comme soi-même » ? Comment se révèlent-elles à notre conscience ?
Au milieu du XVIIIe siècle, Adam Smith avait tenté la théorisation des sentiments moraux 1940 et démontrait qu’il pouvait exister un principe d’intérêt pour tout ce qui arrive aux autres communément appelé : la sympathie, ce sentiment qui se rapproche de la pitié et de la compassion et que l’on peut éprouver en se mettant à la place de l’autre 1941 . Cette disposition particulière de l’âme permettrait de transcender la satisfaction « égoïste » de la recherche de l’intérêt personnel. Jon Elster 1942 avance qu’il « existe toute une gamme de motivations altruistes et morales capables d’induire les individus à coopérer » 1943 . Cette thèse laisse toutefois Adam Przeworski légèrement sceptique car, selon son interprétation, « l’hypothèse selon laquelle les gens sont altruistes est aussi arbitraire et aussi a-historique que celle de leur égoïsme » 1944 . Il est effectivement légitime de savoir pourquoi les hommes devraient suivre cette injonction d’Emmanuel Kant qui leur prescrit : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d'une législation universelle » 1945 . En fait, dans la pensée d’Adam Smith, l’homme agirait sous le regard d’un « spectateur impartial » 1946 et ce regard permettrait la régulation « thermostatique » de ses actions 1947 . Ainsi « aucune action ne peut convenablement être déclarée vertueuses si elle ne s’accompagne pas du sentiment d’auto approbation » 1948 . Finalement le moteur de l’action, au-delà de la recherche de la simple satisfaction d’intérêt matériel, serait aussi entretenu par l’image que l’on se fait de soi 1949 . Contemplée par « le spectateur impartial », cette image que l’on donne en représentation devrait être en adéquation avec son « paysage intérieur ». Raymond Boudon l’exprime en d’autres termes en intégrant à cette analyse le référent culturel :
‘« Chaque sujet social est à la fois un « acteur partial » obéissant à ses passions et ses intérêts, et généralement à toutes sortes de “biais”, et un “spectateur impartial”. Individus et valeurs sont bien enkystés (“embedded”) dans des systèmes culturels singuliers. Mais, selon Durkheim, Tocqueville et Weber, il ne faut pas confondre l’arbitraire du signe et la réalité du signifié : les mêmes principes et les mêmes valeurs peuvent s’exprimer par des symboles variables selon les “cultures” » 1950 . ’Apparemment nous pouvons agir par compassion, par amour-propre, par idéal mais aussi pour l’image que nous tenons à donner ou à conserver. Nous pouvons « aimer notre prochain » mais notre conduite serait toujours motivée par de « bonnes raisons », par une « rationalité axiologique » 1951 préciserait Max Weber. Pour Pierre Livet 1952 , « les valeurs sont forcément reliées aux motivations, puisqu’une valeur qui ne pourrait jamais nous motiver serait un non-sens » 1953 .
Luc Boltanski 1954 et Michel Thévenot ajoutent une pièce nouvelle au plan de conception des théories de l’action. Partant toujours du principe que les conduites des gens sont déterminées par des systèmes de valeurs, ils dégagent six univers de référence morale 1955 permettant de justifier les actions des individus. « Chaque cité a donc sa manière de définir la « grandeur ». Ce qui est grand dans un monde ne l’est pas nécessairement dans une autre » 1956 . Ainsi dans la « cité domestique », la grandeur tient à une position dans une chaîne de dépendances personnelles et les actions sont légitimées par des liens personnels ; dans la « cité civique », les personnes sont « grandes » lorsqu’elles agissent en vue du bien commun, de l’intérêt général ; la « cité industrielle » repose sur un principe d’efficacité dans un univers standardisé et fonctionnel ; comme son nom l’indique, la « cité marchande » est régie par la compétition entre des intérêts individuels qui s’affrontent dans une arène marchande ; dans la « cité de l’opinion » les individus agissent sous le regard des autres et recherchent l’accroissement de leur capital symbolique ; la dernière cité, « la cité inspirée », est peuplée d’êtres désintéressés qui ne recherchent ni la gloire, ni les honneurs. Ces mondes ne sont pas pour autant des castes ou des sociétés d’ordre qui figeraient une bonne fois pour toute l’appartenance d’une personne à une « cité ». Selon les situations, les individus peuvent naviguer d’un monde à l’autre, mais ce passage se fait par le renoncement ou le sacrifice des valeurs des univers délaissés. Avait-on là un « nouveau paradigme sociologique » 1957 permettant de penser les théories de l’action ?
Philippe Juhem, du Groupe d’analyse politique de l’Université Paris-X Nanterre, souligne l’hétéronomie du modèle de la cité :
‘« Beaucoup des questions qu’il pose ou des problèmes qu’il cherche à résoudre sont induits pas les modalités de leur construction. Il risque d’être alors conduit à découvrir dans la réalité sociale ce qu’il y introduit lui-même » 1958 . ’Un autre résidu persiste aussi dans cette modélisation. Qu’est ce qui pousse les acteurs d’une action à choisir telle ou telle « cité » comme principe de leur mobilisation ? Philippe Juhem constate également que le modèle de la « cité » « ne permet pas de concevoir les aspects sociaux de la personnalité des acteurs. Un tel angle d’approche conduit à centrer l’analyse sur les interactions où les personnes sont amenés à prendre des décisions plutôt sur ce qui structure leurs choix » 1959 .
Alessandro PIZZORNO, « Identité et action collective. Entretien avec Alessandro Pizzorno », La Sociologie, Histoire et idées, ouv. cité, pp 135-145. Propos recueillis par Philippe Cabin en mars 2000.
Dipak GUPTA,« Le paradoxe de la rébellion : analyse des relations inter-raciales aux Etats-Unis », - L'action collective : terrains d'analyse, Cultures&conflits art. cité. Dans son livre Soi-même comme un autre publié en 1990, Paul Ricœur distingue deux aspects de l’identité: « l’identité-mêmeté » et « l’identité-ipséité ». « L’identité-mêmeté » c’est ce qui fait que le sujet dure dans le temps : l’individu se perçoit le même, reste le même, ce serait une identité invariable. « L’identité-ipséité » renvoie au «système de sentiments et de représentations» par lequel le sujet se singularise.
Guy PETITDEMANGE, article « Altruisme » dans Dictionnaire de la Philosophie, Encyclopédia Universalis, Albin Michel, 2000, p. 71.
Philippe CORCUFF, « Justification, stratégie et compassion : apport de la sociologie des régimes d’action », art. cité.
Pierre Mœssinger précise que dans les conduites morales, « il faut commencer par distinguer la morale rationnelle de l’équité-réciprocité, de la morale affective de la sollicitude-fidélité. La première morale, celle de l’équité, peut conduire à du désordre dans la mesure où les individus n’ont pas tous la même idée de ce qui est équitable. [Quant à la seconde, la morale de la sollicitude, il suffit de mentionner la sollicitude ou la fidélité que se manifestent les mafiosi, par exemple, pour suggérer que cette morale ne conduit pas d’elle-même à de l’ordre social ». Pierre MŒSSINGER, Irrationalité individuelle… ouv. cité, note de bas de page, p. 192
AdamSMITH (1723-1790), Théorie des sentiments moraux, PUF, 1999. (1ère édition, The Theory of Moral Sentiments, 1759).
« Of this kind is pity or compassion, the emotion which we feel for the misery of others, when we either see it, or are made to conceive it in a very lively manner. […] As we have no immediate experience of what other men feel, we can form no idea of the manner in which they are affected, but by conceiving what we ourselves should feel in the like situation ». Adam SMITH, part I of the propriety of action, section I : of the sense of propriety, chapitre I : of sympathy, paragraphe 1 et 2. Consultable sur le site: The Online Library of Liberty, 2004 Liberty Fund, Inc.
Jon ELSTER est professeur de sciences sociales à l’Université de Columbia ; professeur adjoint à Oslo, Institute for Peace Research ; directeur d’un groupe de travail à l’initiative du Norwegian Research Council sur le thème “Microfoundations of civil war”. www.columbia.edu/cu/philosophy/ Faculty/_facultypages/jonelster.html.
Jon ELSTER, « Marxisme et individualisme méthodologique » dans Pierre BIRNBAUM et Jean LECA, Sur l’individualisme, ouv. cité, p. 70. Jon Elster fait référence à un article publié en 1985 : .Jon ELSTER « Rationality, morality and collective action », Ethics, Octobre 1985, pp. 136-155. C’est également l’avis du sociologue italien Francesco Alberoni professeur à l’Université S. Pio V de Rome dans Francesco ALBERONI et Salvatore VECCA, L'Altruismo e la Morale Quando s’incontrano. Passione e Ragione. Il Manifesto del Nuovo Illuminismo, Milano, Garzanti 1989, traduction française : L'Altruisme et la Morale, Paris, Ramsay, 1990, 157 p.
Adam PRZEWORSKI, « Le défi de l’individualisme méthodologique à l’analyse marxiste », dans Pierre BIRNBAUM et Jean LECA, ouv. cité, p. 85. Page 84 du même article, il définit les préférences altruistes de la manière suivante : « j’entends par là toute fonction d’utilité qui intègre à ses propres arguments la situation d’autres individus ».
Emmanuel KANT, Critique de la raison pratique, Bibliothèque de la Pléiade, II, 643.
« We endeavour to examine our own conduct as we imagine any other fair and impartial spectator would examine it. If, upon placing ourselves in his situation, we thoroughly enter into all the passions and motives which influenced it, we approve of it, by sympathy with the approbation of this supposed equitable judge. If otherwise, we enter into his disapprobation, and condemn it ». Adam SMITH, ouv. cité. PART III : Of the Foundation of our Judgments concerning our own Sentiments and Conduct, and of the Sense of Duty . Chap i : « Of the Principle of Self–approbation and of Self–disapprobation ».
« Every faculty in one man is the measure by which he judges of the like faculty in another. I judge of your sight by my sight, of your ear by my ear, of your reason by my reason, of your resentment by my resentment, of your love by my love. I neither have, nor can have, any other way of judging about them ». Adam SMITH, TSM, ouv. cité, Part I, chap. iii : Of the manner in which we judge of the propriety or impropriety of the affections of other men, by their concord or dissonance with our own, paragraphe 10.
« No action can properly be called virtuous, which is not accompanied with the sentiment of self-approbation ». Adam SMITH, TSM, ouv. cité, Part III : Of the Foundation of our Judgments concerning our own Sentiments and Conduct, and of the Sense of Duty, chap. vi , « In what cases the Sense of Duty ought to be the sole principle of our conduct; and in what cases it ought to concur with other motives », paragraphe 13.
Parmi les philosophes de la reconnaissance, il faudrait citer Georg Wilhem Friedrich Hegel (1770-1831) qui aborde l’histoire de l’évolution de la moralité humaine avec la grille de lecture de la reconnaissance. Il distingue la reconnaissance juridique, la reconnaissance dans l’amour et la reconnaissance dans l’État.
Raymond BOUDON « Les variations de la sensibilité morale »dans Pluralité culturelle et relativisme », revue Comprendre, n°1, PUF, 2000, pp. 311-339. Consultable en ligne : http://asmp.fr, (page consultée le 25 juillet 2003).
Max Weber dans son livre Economie et société distingue la « Zweckrationalität » : la rationalité par rapport à un but appelée aussi « rationalité instrumentale » par Raymond Boudon) et la « Wertrationalität » : la rationalité axiologique, la rationalité par rapport aux valeurs.
Pierre LIVET est professeur d’épistémologie des sciences sociales et des sciences cognitives à l’Université de Provence. Ses domaines de recherchent s’articulent autour des thématiques suivantes : ontologie et logique, ontologie des faits sociaux, théories de la révision, argumentation et logique, émotions et rationalité morale.
Pierre LIVET, article « Valeurs » dans Dictionnaire de la Philosophie, Encyclopédia Universalis, Albin Michel, 2000, pp. 1883-1899.
Directeur d’études à l’École des Hautes Etudes en sciences sociales.
Luc Boltanski et Michel Thévenot appellent « grandeurs » ces valeurs de référence morales mobilisées pour justifier une action. Les six univers inventés par ces auteurs sont appelés des « mondes » ou des « cités ». Voir Luc BOLTANSKI et Michel THEVENOT, De la justification, les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, 485 p.
Luc BOLTANSKI, « Agir et vivre en commun. Entretien avec Luc Boltanski » dans La Sociologie. Histoire et idées, ouv. cité, p. 307.
Selon l’interrogation de Philippe Juhem du Groupe d’analyse politique de l’Université Paris-X Nanterre. Voir Philippe JUHEM, « Un nouveau paradigme sociologique ? A propos du modèle des Économies de la grandeur de Luc Boltanski et Laurent Thévenot », dans Scalpel, Cahiers de sociologie politique de Nanterre, vol.1, 1994, p.82-105. Luc Boltanski précise à nouveau son itinéraire de recherche et la manière dont il a été amené à élaborer les axiomes fondant l’organisation des « cités » dans Cécile BLONDEAU et Jean Christophe SEVIN, « Entretien avec Luc Boltanski : une sociologie toujours mise à l’épreuve », ethnographiques.org [en ligne] n°5 (avril 2004).<http.ethnographiques.org/documents/article/ArBoltanski.html ».
Philippe JUHEM, « Un nouveau paradigme sociologique ?.. », art. cité, p. 90.
Philippe JUHEM, idem, p. 108.