C – Conclusion partielle

L’heure des choix a sonné et il faut maintenant se déterminer pour se situer au regard de toutes ces conceptions. Comment maintenant transposer cet apport théorique dans le cadre de la recherche ? Premier postulat : tout en ayant conscience que les structures de la société influent bien évidemment sur l’organisation sociale, pour comprendre une action, il faut cerner les motivations des individus. Cette sensibilité intellectuelle oriente plutôt le chercheur sur le versant de « l’individualisme méthodologique ». Serait-ce là le profil type de l’auteur « néo-institutionnaliste » tel que l’identifie Marco Giugni  1960  ? Où bien serait-ce le fondement de la méthode qui « exige même que les individus soient considérés comme insérés dans un contexte social »  1961  ? Échec ! objecterait Gilles Raveaud  1962 en s’appuyant sur un article de Pascal Combemale  1963  :

‘« Ce point de vue est stérile, du moins en sciences sociales, ne serait-ce que parce qu’il n’y a rien de “plus complexe, contradictoire, ambivalent, imprévisible qu’un individu” (p. 69). […] l’individualisme méthodologique fait fausse route, puisqu’il prend comme donné ce qu’il faut expliquer, c'est-à-dire la possibilité d’un choix individuel »  1964 . ’

Certes, c’est pourquoi Jon Elster invite expressément « à tenir compte de l’arrière fond historique ainsi que du contexte économique, social, culturel et politique »  1965 . En évitant les pièges de « l’illusion étiologique », il s’agit donc de ne pas déconnecter les acteurs du courant social dans lequel ils sont en prise directe. Pour Claude Dubar, il est notamment essentiel de pouvoir distinguer et relier deux processus hétérogènes : celui par lequel « des “cadres sociaux d'identification” sont plus ou moins pris en charge par les sujets et celui par lequel des revendications ou aspirations identitaires sont exprimées par les mêmes sujets »  1966 . C’est pour cela que le concept de « structure des opportunités politiques » ne peut pas être négligé dans le cadre de cette recherche. Concrètement, les moments phares de la mobilisation au niveau local devront être repérés et mis en corrélation avec une chronologie précise des événements au niveau national. Mais, inscrire les acteurs dans un temps, c’est aussi tenir compte de leurs origines. Il ne faut pas oublier que la genèse de l’identité des individus se trouve aussi dans leur berceau, comme le rappelle Jacques Le Goff :

‘« Les hommes, en tant qu’individus ou en groupe, constituent une partie considérable de leurs connaissances et de leurs habitudes dans leur enfance et leur jeunesse, où ils ont subi l’influence de gens plus âgés, parents, maîtres, vieillards qui comptaient davantage dans un monde où la mémoire était plus puissante que dans les sociétés où règne l’écrit et où la vieillesse faisait autorité »  1967 . ’

Ainsi, on ne naît pas républicain, on peut le devenir, partager ses valeurs, sachant aussi qu’il n’y a rien de définitif. L’étiquette républicaine n’est pas une référence taxinomique. L’individu évolue ainsi que l’avait mis en évidence le psychanalyste et anthropologue américain Erik Homburger Erikson  1968 . L’identité personnelle connaît des mutations tout au long de l’existence et les « révolutionnaires d’aujourd’hui peuvent être les réactionnaires de demain ».

Reconnaissance des autres, perception soi, regard des autres et regard du « spectateur impartial », cette thématique du regard revient comme un leitmotiv. Le regard serait-il finalement le catalyseur des théories de l’action ou la source d’énergie des moteurs des ces théories ? Ce regard de l’Autre serait-il suffisant pour conférer le sentiment d’une « commune appartenance générateur de solidarité »  1969  ? Ce regard orientant les différentes personnalités d’un individu selon les scènes d’action renverrait à la conception de « l’homme pluriel » de Bernard Lahire. Ce dernier fait l’hypothèse de « l’incorporation, par chaque acteur, d’une multiplicité de schèmes d’action ou d’habitudes […] Ce stock de modèles, plus ou moins étendu selon les personnes, s’organise en répertoires, activés en fonction de la situation »  1970 . Philippe Corcuff précise :

‘« Dans cette sociologie, les acteurs ont des identités plurielles, et il n’est pas absurde qu’ils fassent appel à un sentiment de justice dans une situation, qu’ils soient amoureux dans une autre, qu’ils soient violents dans une troisième et stratégiques dans une quatrième »  1971 . ’

« Homme pluriel » ou individu à la « pluralité des moi », comme le met en évidence Pierre Mœssinger en forgeant ses hypothèses sur l’étude des mécanismes psychologiques du choix  1972 . « Selon cette problématique, la personnalité est composée de facettes qui sont relativement autonomes et qui peuvent prendre momentanément le contrôle de la personne »  1973 . La lecture de son livre, Irrationalité individuelle et ordre social publié en 1996, donne une perspective nouvelle à la compréhension des identités de façade derrière lesquelles s’abrite « l’homme pluriel ». Il remarque que « pour qu’un individu puisse être cohérent dans ses préférences, il faut qu’il soit sujet de ses propres valeurs »  1974 . Donc, si on accepte la théorie de la dissonance cognitive : « un individu aura tendance à réduire les contradictions ou incohérences de sa conduite » et cette conduite nouvellement adoptée « entraîne des changements de valeurs, de croyances, d’attitudes, voire d’identité »  1975 . Quittant Pierre Mœssinger, il est possible de rencontrer au carrefour de l’histoire, de la psychosociologie et de la sociologie, Vincent de Gaulejac, pour qui :

‘« L’individu est en effet multidéterminé, socialement, inconsciemment, biologiquement et ces déterminations multiples le confrontent à des contradictions qui l’obligent à faire des choix, à trouver des “réponses”, des issues, des échappatoires »  1976 . ’

Partant d’un deuxième postulat qu’une bonne partie de l’identité est aussi définie par la reconnaissance d’autrui, le concept de « communalisation » et la thématique du regard serviront d’« étoile du berger » ou de référents pour vérifier l’hypothèse suivante : les valeurs républicaines défendues par les insurgés de Décembre 1851 témoigneraient de la transition d’un sentiment identitaire de type communautaire à un type identitaire relevant de l’ordre de préoccupations nationales civiques. Mais toute la difficulté réside dans l’identification de trois ensembles. Si l’on accepte que les identités se façonnent dans la famille, dans ses relations avec autrui, dans la mobilité, au cours du processus d’alphabétisation, par les croyances religieuses, le premier ensemble est donné par le « cadre social », berceau de l’identité des individus et les lieux d’acquisition de ces « schèmes d’action » devront être identifiés pour cerner au plus près l’identité des insurgés de Décembre. Le second ensemble regroupe tous les « événements » personnels qui au cours de la vie ont alimenté le « bassin »  1977 dans lequel se sont formés les répertoires d’actions personnelles. Le troisième est constitué des « valeurs » de la personne, ce à quoi elle attache le plus d’importance, son « éthique » que Michel Maffesoli distingue de la morale :

‘« Il est peut-être plus nécessaire que jamais de faire une distinction entre la morale qui édicte un certain nombre de comportements, qui détermine ce à quoi doit tendre un individu ou une société, qui en un mot fonctionne sur la logique du devoir-être, et l’éthique qui, elle, renvoie à l’équilibre et à la relativisation réciproque des différentes valeurs constituant un ensemble donné (groupe, communauté, nation, peuple, etc.). L’éthique est avant tout l’expression du vouloir-vivre global et irrépressible, elle traduit la responsabilité qu’a cet ensemble quant à sa continuité. […] Ainsi la morale est souvent l’inspiratrice ou l’accompagnatrice de l’ordre établi. Par contre, l’éthique se manifeste soit dans les sursauts des périodes d’effervescence, soit, d’une manière plus répandue, par la duplicité quotidienne, qui tout en acceptant apparemment les diverses impositions morales (concernant en particulier les réglementations du travail et du sexe) trouve d’innombrables biais pour exprimer le vouloir-vivre têtu de la socialité »  1978 . ’

« L’agir » se trouve à l’intersection de ces trois ensembles.

Notes
1960.

Marco GIUGNI, chercheur au Laboratoire de recherches sociales et politiques (RESOP), enseignant au département de science politique de l’Université de Genève. Voir la note n°6 de son article « Ancien et nouvel institutionnalisme dans l’étude de la politique contestataire » dans L’approche néo-institutionnaliste en science politique, revue Politique et Sociétés, volume 21, n°3, 2002, Société québécoise de science politique. Article consultable en ligne : http://www.erudit.org/revue/ps/2002/v21/n3/000497ar.html. Marco Giugni distingue trois types d’auteurs néo-institutionnalistes : « ceux qui suivent la théorie du choix rationnel, ceux qui ont une perspective historique et ceux qui ont une approche sociologique. Les premiers postulent que les individus et leurs calculs stratégiques doivent être placés au centre de l’analyse, bien que les institutions fixent les paramètres de l’action individuelle. L’accent est mis sur les institutions politiques et économiques. Les deuxièmes, en critiquant l’absence d’une théorie de la formation des préférences chez les premiers, pensent que les choix et les comportements individuels dépendent de l’interaction entre groupes, intérêts, idées et structures institutionnelles. Le contexte institutionnel est donc décisif pour la formation des préférences. Les troisièmes vont encore plus loin et partent de l’idée que les préférences individuelles ne sont pas uniquement le produit du cadre institutionnel au sent strict (notamment au sens d’institutions politiques), mais qu’elles découlent d’un cadre de référence beaucoup plus large. Ils mettent ainsi en évidence le rôle de la culture et de l’organisation sociale dans la définition des choix et des comportements des individus ».

1961.

Raymond BOUDON, « Individualisme et holisme dans les sciences sociales », ouv. cité, p. 50.

1962.

Gilles RAVEAUD, économiste, ATER à l’Institut d'Etudes Européennes, Université de Paris-VIII St Denis.

1963.

Pascal COMBEMALE, « La longue maladie de l’hétérodoxie », L’économie politique, n°12, 4ème trimestre, pp. 64-76.

1964.

Gilles RAVEAUD, « Causalité, holisme méthodologique et modélisation “critique” en économie », Institutions et Dynamiques Historiques de l’Economie (IDHE), janvier 2004. <www.idhe.ens‑cachan.fr/ric.html>.

1965.

Jon ELSTER, « Marxisme et individualisme méthodologique », art. cité, p. 71.

1966.

Claude DUBAR, « Editorial : Des entretiens biographiques : un fond d’orientations communes », Lettre d’information du laboratoire PRINTEMPS (Professions Institutions Temporalités), mars 1999, n° 5.

1967.

Jacques Le GOFF, Saint-Louis, Éditions Gallimard, 1996, p. 24.

1968.

Erik Homburger ERIKSON (1902-1994), Childhood and Society, Norton, New York, 1950 ; traduction Enfance et société, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1959.

1969.

Ronald HUBSCHER, « Réflexions sur de l’identité paysanne… », art. cité.

1970.

Bernard LAHIRE, « L’homme pluriel. La sociologie à l’épreuve de l’individu », La sociologie, histoire et idées, ouv. cité, p. 270.

1971.

Philippe CORCUFF, « justification, stratégie et compassion : apport de la sociologie des régimes d’action », art. cité.

1972.

Pierre MŒSSINGER, Irrationalité individuelle et ordre social, ouv. cité.

1973.

Pierre MŒSSINGER, idem, p 91.

1974.

Pierre MŒSSINGER, idem, p 54.

1975.

Pierre MŒSSINGER ; idem, p 54-56.

1976.

Vincent de GAULEJAC, « Histoires de vie : héritage familial et trajectoire sociale », Sciences Humaines, n°102, février 2000, p. 34. Citation extraite de Vincent de GAULEJAC, « S’autoriser à penser », 1996. Autobiographie présentant la trajectoire socio idéologique de l’auteur.

1977.

« Bassin » est entendu dans le sens défini par Gilbert Durand. Il utilise la métaphore du fleuve pour définir ce « bassin sémantique » qui imprègne un « air du temps », une « ambiance sociale ». Ce bassin sémantique se constitue dans le temps en six phases (ruissellement, partage des eaux, confluences, au nom du fleuve, aménagement des rives, épuisement des deltas et début d’un nouveau cycle). Gilbert DURAND, « Le renouveau de l’Enchantement - Topos du mythique et sociologie », dans Cadmos n° 17/18, Centre Européen de la Culture, Genève, 1982 et Gilbert DURAND, Introduction à la mythodologie, Editions Albin Michel, collection Mythes et Sociétés, Le livre de poche Biblio Essais, 1996, 240 p.

1978.

Michel MAFFESOLI, L’Ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l’orgie, Paris, Le livre de Poche, 1991, p. 21-23. Paul Ricœur établit aussi une distinction en désignant par morale « tout ce qui dans l’ordre du bien et du mal, se rapporte à des lois, des normes, des impératifs », dans Paul RICŒUR, « Éthique » Dictionnaire de la philosophie, Encyclopædia Universalis, déjà cité, p. 570.