Le corpus initial dit des « insurgés de Décembre 1851 » en Ardèche dont la méthode de reconstitution a été expliquée au chapitre III se compose de 1 056 individus identifiables ; soit 709 qui ont fait l’objet d’une arrestation, d’une convocation ou d’un signalement de la part des autorités et 347 qui ont fait part de leur engagement trente ans plus tard, lors de la rédaction de la notice individuelle justifiant l’indemnisation prévue par la loi de 1881 sur les victimes du coup d’État. Dans son étude sur les insurgés parisiens de la Seconde République, Louis Hincker avait pris le parti de n’en retenir que 159 choisis en fonction de quatre critères tirés de l’étude des procédures juridico-administratives.
Le premier qu’il définit comme le critère du « triple dossier », est « construit sur cette question de la continuité et de la discontinuité des expériences combattantes » 1979 , soit la présence d’une personne dans au moins trois journées révolutionnaires « proches dans le temps et par bien des aspects semblables » 1980 . Le second critère sous l’appellation « famille » résume cette volonté de « donner une large place à la famille des combattants » 1981 en retenant « les membres d’une même famille présents dans au moins deux procédures juridico-administratives, qu’elles soient de récompense, de répression ou d’indemnisation » 1982 . Le troisième critère s’intéresse à ceux qui ont été stigmatisés par « la mémoire empoisonnée » des journées insurrectionnelles relevant d’un sentiment d’illégitimité 1983 . Le quatrième critère nommé « réversibilité de l’espace public » procède du précédent car, selon Louis Hincker, les procédures de récompense, de répression et d’indemnisation « accompagnent et scandent les renversements de légitimité aux lendemain de chaque nouvel événement » 1984 . Les 159 personnes ainsi retenues ont ensuite été ventilées en quatre grands profils sociologiques catégorisés sous la forme : hommes politiques, délégués ouvriers, hommes des milieux populaires, hommes de la classe moyenne 1985 , profils qu’il rassemblait dans la galerie de portraits de la partie finale de sa thèse sous la taxinomie des « hommes à capacités » et des hommes des « milieux populaires » 1986 . Mais, en ce qui concerne une étude d’insurgés en province, sur quelles fondations fallait-il s’appuyer pour définir un corpus d’étude méthodologiquement exploitable ?
Parmi les 1 056, seuls 158 avaient fait l’objet d’un signalement de la part des autorités ou d’une condamnation avant les événements de Décembre 1851. C’est peu, au regard des 767 personnes signalées pendant les années de la Seconde République 1987 . Pouvait-on pour autant ignorer ces centaines de militants potentiels de la République ? Le répertoire des résistants de Décembre 1851 devait-il être complété par ceux qui, pendant la période de la Seconde République, ont pu être repérés pour leur participation à des banquets républicains, l’assistance à des réunions politiques, leur implication dans des manifestations à caractère politique 1988 , leur engagement dans des actions à caractère politique ? Fallait-il aussi tenir compte des personnes impliquées dans les affaires qui mobilisèrent l’attention des forces de l’ordre pendant le temps éphémère de la Seconde République ? Le complot de Lyon ; les événements de Saulce et Cliousclat en septembre 1850 ; la réunion de Salavas du 27 octobre 1850 ; les inculpés de Burzet 1989 du 3 novembre 1850 ; l’insurrection de Bourg-Saint-Andéol du 18 novembre 1850 ; la résistance aux forces de l’ordre à Labastide-de-Virac, le 5 août 1851 ; l’émeute de Laurac, le 10 août 1851 ; les troubles de Vinezac, le 31 octobre 1851 et enfin, les inculpés dans l’affaire Jules Cazot 1990 . Le contexte historique de chaque événement a été identifié, les modalités dans lesquelles ils se sont inscrits ont été définies, hormis l’affaire Cazot. Alors pourquoi éventuellement retenir les protagonistes de cette affaire dans le corpus des militants de la République ? Parce que trente ans plus tard, les républicains soucieux d’obtenir une pension de dédommagement ont fait de leur implication dans cette affaire un symbole de leur lutte pour la défense de la République ? Ainsi Alphonse Cyrille Boissin met en avant sa qualité de républicain lors de la défense de Cazot contre les monarchistes et les agents de la « mauvaise République » :
‘« Quand M Cazot actuellement ministre de la Justice, revenant de défendre devant le tribunal de Largentière une cause essentiellement républicaine passa dans notre pays, nous voulûmes, les républicains, l’accompagner jusque dans son département. C’était vers le commencement de 1851. A Saint-André-de-Cruzières, l’escorte républicaine fut assaillie par les gendarmes de Berrias et par tous les monarchistes des environs » 1991 . ’L’affaire Jules Cazot commence en fait à la fin du mois de janvier 1851, lorsque Théodore Boissin-Laroche, fort de son passé de premier magistrat de la commune de Saint-André-de-Cruzières 1992 , avait violemment interpellé Jean-Louis Eugène Graffand en lui signifiant qu’il était indigne d’être maire. Il avait également ponctué son apostrophe d’un geste de menace en lui portant la main sous le menton. Boissin-Laroche devait répondre de son comportement devant un tribunal correctionnel et avait été condamné à douze jours de prison au mois de février 1851. Il faisait immédiatement appel de son jugement et l’avocat démocrate-socialiste d’Alès, Jules Cazot, avait accepté de faire le voyage à Largentière pour le défendre. Après le procès 1993 , sur le chemin du retour, Jules Cazot est accompagné à partir de Joyeuse par des « amis politiques » qui l’escortèrent jusqu’à Saint-André-de-Cruzières. Ils firent encore un bout de chemin ensemble et se séparèrent à la sortie de Saint-André, au hameau de Pierragras où « quelques amis du Gard l’attendaient » 1994 . Apparemment il y aurait eu des incidents lors de la traversée du village de Saint-André mais toutes les versions ne s’accordent pas sur la chronologie des événements. Le maire de Saint-André aurait-il réagi parce que des nuisances avaient troublé sa commune, ou bien les incidents auraient-ils été provoqués par vengeance envers l’hostilité du maire et de certains habitants du village ? Toujours est-il que des mûriers avaient été ébranchés, une fontaine publique vandalisée par des jets de pierres, une auge servant d’abreuvoir renversée et les cris de « à bas le maire ! » proférés 1995 .
Alors que ceux de Joyeuse, se séparant de Cazot, rebroussaient chemin, les cloches du village de Saint-André résonnèrent et un groupe de femmes vint les prévenir qu’à l’initiative du maire et du curé, tous s’armaient pour leur faire « un mauvais parti et les massacrer » 1996 . Effectivement, à l’entrée du village, une troupe relativement considérable, armée de fourches de fusils et de haches, semblait les attendre. Campé au premier plan, le maire, ceint de son écharpe, commandait les opérations et l’escorte de Cazot fut contrainte de passer entre deux haies de baïonnettes et de fourches 1997 . Les républicains de Joyeuse et des environs ont-ils vécu cette traversée comme une humiliation imposée par un maire dont la fermeté avait déjà été remarquée par le sous-préfet de Largentière 1998 , l’ont-ils ressenti comme un passage sous les fourches caudines de la réaction pour en faire le symbole d’un acte de résistance républicaine ? De l’autre côté du plateau de la balance on pourrait mettre le ressentiment du maire dont le domestique avait été sauvagement agressé quatre mois plut tôt dans une auberge par « quatorze démocrates des plus fougueux du pays » 1999 . Alors, devait-on élargir le corpus des insurgés de Décembre 1851 à ceux qui s’impliquèrent dans l’affaire Cazot ? Les dix personnes inculpées déposèrent des demandes de pension d’indemnisation en 1881. Les maires consultés ne voyaient pas d’inconvénient à ce qu’ils soient considérés comme victimes du coup d’État du 2 décembre 2000 mais les commissions qui se réunirent pour l’attribution des pensions en décidèrent souvent autrement.
Louis HINCKER, ibidem.
Louis HINCKER, Être insurgé et être citoyen, thèse citée, tome 1, p. 87.
Louis HINCKER, idem, p. 91.
Ibidem. « Récompense et indemnisation pour les combattants et blessés de la révolution de février 1848, répression pour le 15 mai 1848, les journées de juin 1848, le 13 juin 1849, les 3 et 4 décembre 1851, indemnisation des victimes du 2 décembre 1851 par la loi du 30 juillet 1880 », voir les procédures étudiées par Louis Hincker tome 1, « introduction », p. 15.
Notamment celles de juin 1848.
Louis HINCKER, idem, p. 110.
Louis HINCKER, idem, p. 86.
Les 2/3 du corpus de Louis Hincker. Par hommes des milieux populaires, il comprend ceux qui n’ont pas quitté leur profession pour faire de la politique, tout en se retrouvant, d’une manière ou d’une autre, engagés dans les journées révolutionnaires de la Seconde République. Louis HINCKER, idem, tome 1, p. 128.
Il s’agit uniquement des signalements relevés dans la série M des archives départementales et non pas l’ensemble des individus condamnés par les tribunaux correctionnels à la requête du ministère public.
Dans le sens défini par Ronald Hubscher dans Acte du colloque de Rome, ouv. cité.
Arch. dép. Ardèche. 2U 59 Les prévenus doivent répondre des chefs d’accusation suivants : le 3 novembre 1850 à Burzet, soit dans l’auberge de François Benoît Masneuf, soit dans celle de Lazare Chanaleilles, soit dans les rues avoir 1°) Proféré des cris séditieux : « vive Ledru-Rollin, Vive Barbès, vive la République rouge ». 2°) Excités au mépris et à la haine des citoyens par différentes chansons : « ran ran plan, vivent les rouges, à bas les blancs ». 3°) Attaqués les institutions républicaines et la constitution par diverses chansons : « République rouge nous te proclamerons un poignard à la main » ; « Barbès prend courage, bientôt plus d'esclavage, bientôt toute la France verra sur ses remparts flotter des étendards ». 4°) d’avoir attaqué avec violence et voies de faits les gardes champêtres Arsac et Raymond agissant pour l’exécution des lois et des ordres de l’autorité publique en leur lançant des pierres ce qui les obligea à se réfugier dans l'auberge de Lacombe et de Levastre.
Théodore Jules Joseph Cazot (Alès 1821- La-Jasse-de-Bernard 1912) avocat, ministre de la Justice sous la IIIe République.
Arch. Nat. F15 4117. Lettre au préfet d’Alphonse Cyrille Boissin, de Beaulieu, en date du 2 janvier 1882.
Arch. Nat. F15 3193 Attestation des membres du conseil municipal de Saint-André en date du 23 avril 1852. « En juillet 1830, il fut maire de la commune pendant 12 ans. Après 1848, il fut républicain mais non anarchiste, ami de la prospérité, de la famille, de la religion, il voulut l’ordre avant tout et le triomphe du progrès par le suffrage universel. Il appartient à une famille les plus anciennes et les plus estimées de la commune ». Le maire Graffand, le maire en fonction en 1852, a rajouté une note : « vu pour la légalisation des 23 signatures mais désapprouvant entièrement le contenu du présent écrit qui ne renferme que des mensonges et est tout à fait contraire à la vérité ».
Au cours duquel la condamnation a été confirmée. Arch. dép. Ardèche. Y 157 registre d’écrou maison d’arrêt Largentière. Théodore Boissin Laroche entré le 6 avril 1851, sorti le 18 avril 1851.
Arch. Nat. F15 3993 Lettre au préfet de Paul Frédéric Laplanche, de Joyeuse, en date du 20 septembre 1881.
Louis André Thoulouse, mineur de Beaulieu et Émile Théodore Robert, cultivateur de Berrias, sont condamnés par le tribunal correctionnel dans le cadre de cette affaire. Ils sont inculpés d’abattage d’arbres et de destruction de monument public. Arch. départ. Ardèche Y 154, registre d'écrou de la Maison d’arrêt de Largentière. Entré le 11 avril 1851, mis en liberté provisoire sous caution en date du 15 avril 1851 pour Robert et libération en date du 22 avril 1851 pour Thoulouse.
Lettre au préfet de Paul Frédéric Laplanche, ibidem.
Arch. nat. F15 4117. Lettre au préfet de Jacques André Gadilhe, de Saint-Sauveur-de-Cruzières, en date du 13 octobre 1881.
Arch. dép. Ardèche. 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 6 septembre 1850 : « Le 15 de ce mois est la fête votive de Saint-André-de-Cruzières et le citoyen Mazon et ses amis ont donné rendez-vous aux socialistes du Gard et de l’Ardèche. Ils veulent, à ce qu’il paraît, retremper leur foi démagogique dans une espèce de banquet en plein air. Le bon esprit qui anime la population de Saint André, la fermeté que semble avoir M le Maire suffiraient pour faire bonne justice de cette stupide manifestation, si les anarchistes ne s’y étaient pas donnés rendez-vous en grand nombre et si je n’avais pas sous les yeux votre sage maxime : mieux vaut prévenir que réprimer ».
Arch. dép. Ardèche 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 14 novembre 1850 « Assassinat à Saint-André-de-Cruzières. Le domestique du maire entré dans une auberge rencontra 14 démocrates des plus fougueux du pays. Il le saisirent et lui fendirent la tête à coup de pelle. Il est dans un état très grave […] ».
Arch. dép. Ardèche 1Z 234. Suite à la pétition de Rosalie Lalauze, veuve de Louis Casimir Allemand impliqué dans l’affaire Cazot qui sollicite une indemnité, Meynier le maire de Largentière, répondait au préfet en date du 2 mars 1881 : « Il a quitté depuis longtemps le pays. Il a été traqué lors du coup d’État et emprisonné. Je n'ai pas appris qu’il ait été condamné. Il a été souvent tracassé et malmené. Je serais d’avis qu’il fut considéré comme une victime de 1851 ».